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Un violent sublime : l’éco-politisme de Noria Mabasa

16.08.2024 |

Vue de l’exposition Noria Mabasa : Shaping Dreams (2022) au Villa-Legodi Centre for Sculpture au NIROX Sculpture Park. Photo : Lucky Lekalakala. Avec l’aimable autorisation du Centre et de !KAURU Contemporary Art from Africa

Lauréate de la bourse Marie-Solanges-Apollon, Sihle Motsa examine, à travers les œuvres de Noria Mabasa, les mythologies générées par la configuration écopolitique du KwaZulu-Natal. Pour la chercheuse, le travail de l’artiste peut être compris comme une perception avisée de la qualité sublime de la violence et de la dégénérescence écologique que traverse la province sud-africaine. Ses sculptures, Carnage I et Carnage II, ont été pensées comme des méditations sur les bouleversements écologiques qui ont touché le KwaZulu-Natal, effroyablement dévastée par des inondations torrentielles en 1987. Ainsi, S. Motsa étudie les configurations politiques et environnementales explorées par l’artiste, interrogeant sa manière de donner forme à la nature cyclique de l’injustice climatique comme de la violence. La vie et l’œuvre de N. Mabasa seraient alors une dénégation affirmée des récits qui confinent les expressions artistiques africaines au formel et au dit « traditionnel », ses œuvres démontrant que les traditions esthétiques africaines offrent un langage vernaculaire dynamique et capable de faire face aux cataclysmes.

Un violent sublime : l’éco-politisme de Noria Mabasa - AWARE Artistes femmes / women artists

Press, Karen (éd.). Noria Mabasa, David Krut Publishing, Johannesburg, 2003

La violence est endémique au KwaZulu-Natal. On pourrait même affirmer qu’elle fait partie de la construction politique et historique de cette province sud-africaine, dont l’histoire a été façonnée par la conquête, la guerre, la dépossession et les exactions coloniales. Au début du XXe siècle, cette région fut, comme d’autres, le théâtre de massacres perpétrés par l’administration coloniale britannique en réponse à des révoltes civiles et des manifestations, telles que la rébellion de Bambatha en 1906. Lors de cet événement tragique, plus de trois mille travailleurs zoulous furent tués par l’État pour avoir refusé l’instauration d’une nouvelle taxe. Les années 1970 et 1980 virent le KwaZulu-Natal s’engouffrer dans des troubles civils et politiques. Une rivalité féroce se développa entre le Congrès national africain (ANC) et le parti Inkatha de la liberté (IFP) au sein d’une plus vaste lutte armée contre l’Apartheid, menant à une campagne brutale de contre-insurrection1. Malgré l’émergence de la démocratie, la violence persiste dans le KwaZulu-Natal, s’enracinant profondément dans la psyché politique et culturelle de la province. Au-delà de son histoire politique tumultueuse, le KwaZulu-Natal est aussi le site de profonds bouleversements écologiques. Située sur la côte est de l’Afrique du Sud, la province est sujette à de fortes précipitations et à des inondations, dont la fréquence est exacerbée par le changement climatique. En avril 2022, une de ces inondations cause la mort de plus de quatre cents habitant·e·s de la région – un bilan humain dépassé de peu par celui des inondations qui ravagèrent la province en 1987 – ainsi que le déplacement de nombreuses personnes, majoritairement des femmes qui vivaient dans des habitations de fortune.

Les œuvres de Noria Mabasa (née en 1938) , bien que souvent considérées comme relevant de l’onirisme, constituent un moyen d’aborder les histoires et la politique du KwaZulu-Natal, ainsi que les processus sociaux plus largement à l’œuvre dans le pays. Elles sont un exemple poignant de la manière dont les traditions esthétiques africaines peuvent exprimer les expériences de leurs peuples, dont la particularité est de se situer dans un paysage politique caractérisé par les exclusions sociales et économiques. Celles-ci s’avèrent non pas ataviques, mais intrinsèquement imprégnées d’une conscience écologique et spirituelle : en réalisant ses sculptures à partir de bois ou d’eau et d’argile rouge puisée dans le fleuve, l’artiste N. Mabasa ouvre un dialogue avec son paysage et sa communauté sur les plans figuratif et artistique. Ses pratiques entrent en résonance avec le contexte du KwaZulu-Natal, irrévocablement façonné par les processus de colonialisme et de capitalisme mondialisé. Ses formes sculpturales incarnent l’expérience croisée de la marginalité vécue par la majorité de la population du KwaZulu-Natal. Comme le formule avec éloquence le chercheur Mlondolozi Zondi, les œuvres de N. Mabasa servent de « mode de négociation de la mémoire épigénétique2 », permettant de confronter le visage sublime du désordre politique et écologique et d’encoder cette expérience en utilisant un vernaculaire artistique noir.

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« Noria the artist », Thembinkosi Mabaso pour SPEAK Magazine, Johannesburg (Afrique du Sud), octobre 1993, coupure de presse

L’artiste est née sous le nom de Noria Muelwa Luvhimbi dans le Limpopo, province la plus septentrionale de l’Afrique du Sud, dans le village de Xigalo. Jeune fille, N. Mabasa fut assujettie aux normes patriarcales en vigueur, s’occupant des tâches domestiques dans son village rural. Elle partit ensuite vivre avec des parents à Johannesburg. C’est là qu’elle rencontra et épousa Jim Mabasa, en 1954. Le couple et ses deux enfants retournèrent dans le Limpopo, avant de se séparer lorsque N. Mabasa commença à avoir des visions nocturnes et des symptômes psychosomatiques liés à sa vocation artistique. Dans ces rêves lui apparaissait une vieille femme « lépreuse, sans bouche ni nez3 », qui la hanta une dizaine d’années. Après un rituel de guérison, N. Mabasa décida de tenir à distance la maladie et les visions de cette apparition en accédant à ses demandes. Elle commença à sculpter des figurines pour les vendre sur le marché local. Le dialogue avec cette femme, que N. Mabasa considère comme l’une de ses guides4, la conduisit à réaliser des œuvres plus grandes et, finalement, à travailler le bois – un élément désormais intimement lié à son identité artistique. Elle révèle que ce sont principalement ses ancêtres femmes qui l’ont guidée vers la sculpture, alors qu’elle s’était initialement montrée hésitante en raison d’une culture majoritairement masculine qui avait fait de la sculpture sur bois un domaine réservé aux hommes5. Dans la cosmogonie et la culture vendas, les hommes endossent traditionnellement les rôles d’intermédiaires avec les esprits au nom de toute la famille ; les femmes ne bénéficiant pas de cette autorité. N. Mabasa défie cependant les limites de cet ordre genré, démontrant par son art que les femmes vendas peuvent, elles aussi, donner au monde une représentation formelle.

Le cheminement artistique de N. Mabasa est le fruit de sa communion avec les esprits et de son écoute attentive de leurs conseils. Plus que l’intensité de ses rêves et leur centralité dans sa pratique, c’est le temps écoulé entre le songe et le modelage de l’argile qui révèle la dimension profondément perceptive de sa vision. À travers la contemplation réfléchie et la méditation, cette dernière met au jour les dons de la psyché de l’artiste. Les premières sculptures en argile de N. Mabasa figurent des scènes vendas traditionnelles, dans lesquelles le quotidien est imprégné de symbolisme. Cette période est principalement caractérisée par des portraits, toujours empreints d’une profonde dignité ou de pathos – avec une touche d’intrigue et de tendresse. Les figures de femmes de N. Mabasa, en particulier, font preuve d’une forme de respect qui ne romantise pas leurs épreuves, mais montrent leur rôle important au sein de leur communauté et dans la sphère de la reproduction sociale, spirituelle et politique6.

Dans sa série Carnage (1987-1988), N. Mabasa se livre à une habile incursion dans le domaine métaphysique et plonge dans les constructions politiques qui ont façonné et confiné la vie des personnes racisées noires et genrées femmes. Carnage comprend quatre sculptures en bois qui offrent une réflexion poignante sur les dynamiques de genre au sein de la société, influencée par l’expérience personnelle de l’artiste. Dans Carnage I, N. Mabasa dépeint une scène d’étreinte collective, où les figures humaines sont engagées dans un dialogue avec divers animaux, tels que des vaches, des moutons et des chiens, dans un espace circulaire, intime. Cette mise en scène symbolise un monde où les animaux jouent un rôle crucial d’intermédiaires dans la communication entre les humains et les esprits, en soulignant leur importance et le respect qui leur est dû. Sculptée dans le style traditionnel de la région, à partir de bois brut incorporant des éléments naturels de l’arbre, l’œuvre donne corps à un flux rythmique. Celui-ci réfléchit le mouvement d’éléments divers dans la vie même de l’artiste et entre en résonance avec le paysage artistique et politique qui a façonné sa pratique.

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Noria Mabasa, Carnage II, 1988, bois de figuier, 80 x 250 x 200 cm

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Noria Mabasa, The Flood, 2002, section d’un figuier sycomore géant, 154 x 69 x 43 cm

Les figures de Carnage II incarnent une scène plus conflictuelle. Des formes fluides sont enchevêtrées alors qu’elles essayent d’extraire un corps des mâchoires d’un crocodile. Des personnages de bois lisse se fondent l’un dans l’autre, d’une manière qui trahit la difficulté de la situation, nous intimant d’affronter le symbolisme dual à l’œuvre. L’image évoque un monde aquatique où l’eau offre aux corps et aux êtres la légèreté, mais où elle peut aussi être la source de grands dangers, de violence et d’un sinistre attrait. Cette dualité présente dans les scènes sculpturales de N. Mabasa nous rappelle les inondations répétées du KwaZulu-Natal.

Faite à partir d’un gigantesque morceau du tronc d’un unique sycomore, The Flood met en scène des corps empilés de manière rythmique, dans une vision déchirante de chaos. Les angles sous lesquels les corps reposent suggèrent une rupture dans l’ordre naturel, comme s’ils montaient vers le ciel, ou du moins dans une position de supplication – implorant les cieux pour une rémission. Cette œuvre reflète, là encore, les bouleversements à la fois politiques et écologiques qui atteignirent leur paroxysme en 1987 au KwaZulu-Natal. Le chaos invoqué par cette œuvre, et présent dans son titre même, possède une résonance métaphorique qui s’accorde avec la perspicacité de N. Mabasa.

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Noria Mabasa, Tsanwani, 2004, argile, 30 x 35 x 53 cm, vue de l’exposition Noria Mabasa : Shaping Dreams (2022) au Villa-Legodi Centre for Sculpture au NIROX Sculpture Park, © Photo : Lucky Lekalakala. Avec l’aimable autorisation du Centre et de !KAURU Contemporary Art from Africa

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Vue de l’exposition Noria Mabasa : Shaping Dreams (2022) au Villa-Legodi Centre for Sculpture au NIROX Sculpture Park. Photo : Lucky Lekalakala. Avec l’aimable autorisation du Centre et de !KAURU Contemporary Art from Africa

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Vue de l’exposition Noria Mabasa : Shaping Dreams (2022) au Villa-Legodi Centre for Sculpture au NIROX Sculpture Park. Photo : Lucky Lekalakala. Avec l’aimable autorisation du Centre et de !KAURU Contemporary Art from Africa

En portant son choix sur le médium de la sculpture, N. Mabasa est devenue une figure importante au sein de cette tradition, qui s’est développée hors de portée d’un pouvoir colonial envahissant. De ce fait, son travail représente plus qu’un simple mode d’expression autochtone : il est un rejet délibéré de l’oppression coloniale occidentale. Franc désaveu des logiques de cooptation et d’appropriation, il se dédie plutôt à l’élaboration d’un vocabulaire artistique conscient de ses liens profonds avec le monde, dans toutes ses dimensions écologiques, psychologiques et émotionnelles. Au fil des années, N. Mabasa s’est révélée comme une voix forte et indépendante. Bien qu’elle se soit volontairement tenue à l’écart des espaces artistiques dirigés par les Blancs durant l’Apartheid et qu’elle ait été marginalisée en raison de son genre, elle a continué de graver les rythmes politiques et écologiques de l’Afrique du Sud dans ses figures en bois. Côté reconnaissance institutionnelle, l’artiste a notamment bénéficié, de mai à juin 2022, d’une résidence et d’une exposition au Residency Studio de NIROX en Afrique du Sud, suivies d’une rétrospective intitulée Noria Mabasa: Shaping Dreams à la Villa-Legodi Centre for Sculpture d’octobre à novembre 2022, en collaboration avec !KAURU Contemporary Art from Africa et le Vhutsila Arts and Craft Center. Elle reçoit en 2023 un doctorat honorifique en art et design de l’University of Johannesburg, une distinction révélatrice de la manière dont son œuvre a, discrètement mais puissamment, façonné le paysage artistique sud-africain.

En 2024, N. Mabasa continue d’œuvrer depuis son domicile, dans la province du Limpopo, où sa maison est ouverte aux artistes, aux chercheuses et chercheurs, aux touristes et à toutes les personnes simplement guidées par la curiosité. Son foyer est un phare de pédagogie artistique, où elle poursuit l’enseignement de l’importance de l’être et du lieu, de l’histoire de l’Afrique du Sud, de ses particularités politiques et sociales, et de la manière dont ces éléments peuvent être éclairés par la main de l’artiste.

1
Johnston Alexander, « Politics and Violence in KwaZulu-Natal », Terrorism and Political Violence, vol. 8, no 4, 1996, p. 78-107.  

2
Mlondolozi Zondi, « “An Impossible Form”: The Absence That Keeps on Giving », Liquid Blackness, vol. 8, no 1, 2024, p. 28.

3
South African Department of Arts and Culture, « Noria Mabasa – Sculptor of Dreams », ArtFundi Tech, 2021, p. 14.

4
South African Department of Arts and Culture, « Noria Mabasa – Sculptor of Dreams », ArtFundi Tech, 2021, p. 9.

5
Thembinkosi Mabaso, « Noria the Artist », Speak, 1993, p. 10.

6
N. Mabasa a produit une représentation célèbre de la Marche des femmes vers les bâtiments de l’Union, en 1956, où des dizaines de milliers de femmes sud-africaines se sont réunies pour protester contre les lois oppressives du gouvernement d’apartheid.

Pour citer cet article :
Sihle Motsa, « Un violent sublime : l’éco-politisme de Noria Mabasa » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 16 août 2024, consulté le 16 août 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/un-violent-sublime-leco-politisme-de-noria-mabasa/.
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