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Le nu dans la Chine des années 1920 : émancipation et autodétermination dans les œuvres d’artistes femmes

19.09.2020 |

Pan Yuliang, Nu, vers 1946, Centre national des arts plastiques, en dépôt au musée national d’Art moderne, © Droits réservés/Cnap, © Photo : Yves Chenot

Le 10 avril 1929, la Ire Exposition nationale d’art ouvre ses portes à Shanghai et marque un tournant sans précédent dans le monde de l’art chinois à l’ère républicaine. Organisée par un groupe d’artistes reconnus qui cherchent à montrer, dans leur propre pays et au-delà, l’étendue et les accomplissements de l’art chinois, l’exposition fait date et deviendra la référence de futures manifestations artistiques de grande ampleur dans la Chine moderne. L’ambitieux projet compte plus de 2 000 œuvres et aura une importance cruciale dans la consécration de l’art chinois en suscitant des débats enflammés sur l’art et son évolution à venir.

Pan Yuliang dans son atelier, © Droits réservés

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Pan Yuliang dans son atelier, © Droits réservés

Dans son ensemble, il donne à voir une nation moderne et unifiée, ainsi que les développements de l’époque dans le domaine culturel1. Cela s’exprime notamment par la présence inédite de nus – un genre sans tradition visible en Chine – dans une manifestation fondatrice de cette ampleur, alors même que la nudité est inexistante dans l’espace public. Contrairement à l’art occidental, dans lequel la figuration du corps dévêtu joue un rôle primordial depuis l’Antiquité, le nu n’apparaît dans l’art chinois qu’à la fin du XIXe siècle, et ce, comme l’analyse John Hay, « dans le contexte de la création d’un autre “Oriental” par l’Occident2 ». Le nu finit tout de même par se faire une place dans l’histoire de l’art moderne chinois lorsque les processus de transformation du monde intellectuel, connus sous le nom de « mouvement pour une nouvelle culture » dans les années 1920 et 1930, se répandent dans tout le pays, caractérisés par un rejet de la morale et de la répartition genrée des rôles prônée par le confucianisme. Lorsque de nombreux·ses étudiant·e·s reviennent au pays après avoir été formé·e·s au Japon et en Europe (principalement en France), l’étude de nu avec modèles masculins et féminins est introduite3 et les artistes chinois·e·s commencent à établir leur propre tradition de cette discipline. De plus, les nus féminins deviennent un sujet populaire et un symbole de la modernisation de l’art chinois dans son ensemble4.

En revanche, les femmes artistes sont a priori davantage tolérées lorsqu’elles jouent le rôle de modèles ou de muses figurant sur la toile que lorsqu’elles sont elles-mêmes artistes professionnelles se tenant devant celle-ci. Phyllis Teo résume ainsi cette dichotomie : « Dans la tradition chinoise, les artistes et écrivains masculins pouvaient à loisir utiliser des sujets tabous tels que la sexualité comme expressions symboliques de leur recherche artistique, tandis que la morale confucéenne dissuadait leurs consœurs d’aborder de tels sujets5. » Toutefois, il faut ici apporter un contrepoint à cette analyse. Il semble en effet que les femmes se sont libérées des entraves genrées du confucianisme dès le début du XXe siècle et que les femmes artistes ont malgré tout fait preuve d’autodétermination quant à leurs corps et leurs représentations. Les paragraphes qui suivent traiteront des nus peints par des femmes montrés lors de la Ire Exposition nationale d’art et dans la revue Funü zazhi [Journal des femmes], publiée de 1915 à 1931, qui fait régulièrement la part belle aux femmes artistes. La revue met ainsi en avant le thème de l’art et reflète l’importance accordée à l’époque à l’éducation artistique, faisant de celle-ci un instrument essentiel dans la promotion du discours sur l’art féminin en Chine. Cette manière de documenter les aspects distinctifs des différentes pratiques des femmes artistes au début du XXe siècle est assez inhabituelle dans les publications d’art à l’ère républicaine. Néanmoins, le discours dominant sur l’art féminin reste alors la chasse gardée de critiques et d’organisateurs masculins, ce qui fait d’une revue telle que Funü zazhi un outil essentiel dans l’émancipation des femmes artistes chinoises. Selon Doris Sung, « le numéro hors série de 1929 du Journal des femmes consacré à la Ire Exposition nationale d’art représente donc une plateforme très attendue par les femmes artistes impatientes de coucher leurs pensées sur papier6 ».

En regardant ce hors-série de Funü zazhi7 de plus près, on peut conclure qu’il constitue un important forum critique pour l’analyse et la diffusion de l’art féminin. Non seulement les œuvres des femmes artistes y sont examinées et commentées de manière construite, mais 24 artistes femmes y font également l’objet de notices biographiques publiées à côté de leurs portraits et de reproductions de leurs travaux8 (dont certains sont des peintures de nus, sur lesquelles nous reviendrons ci-dessous), accompagnés d’une large sélection d’articles écrits par d’éminent·e·s auteur·rice·s et spécialistes. Une telle couverture de l’art féminin constitue un cas relativement unique dans l’histoire des publications d’art à l’ère républicaine et, de ce fait, fournit une plateforme pour la libération de la parole. La presse féminine en général devient un rendez-vous attendu par les femmes qui peuvent y exprimer leurs pensées, leurs opinions, leurs préférences et leurs styles. Dans le cas de Funü zazhi, la revue contribue à faire connaître les femmes artistes à un public plus large et à remettre en question le discours officiel sur l’art féminin, principalement dominé par des critiques, artistes et commissaires d’exposition masculins.

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Wang Jingyuan, Statue en plâtre d’une femme endeuillée, The Ladies’ Journal, 1929

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Tang Yunyu, Reclining Nude on a Green Couch, vers 1930-1949, huile sur toile, 67 x 82 cm

Il convient à nouveau d’insister sur le fait que les femmes artistes qui pratiquent le nu ou sont tout simplement en activité à cette époque font preuve d’une force et d’un courage non négligeables. Celles qui travaillent dans le domaine de la peinture de nu non seulement défient un milieu artistique où les hommes règnent, mais parviennent également à révéler une conscience de leur identité individuelle et une forme de sensibilité spécifiquement féminine pour la première fois dans la sphère publique9. Plusieurs artistes dont les œuvres figurent dans l’Exposition nationale et dans Funü zazhi illustrent cet argument. L’une d’entre elles, Wang Jingyuan, sculptrice et enseignante à l’Académie nationale d’art, à Pékin, y présente la sculpture d’un nu féminin intitulée Plaster Statue of a Grief-Stricken Woman (1929)10, qui donne à voir sans complexe la douleur et la peine d’une femme – sujet extrêmement rare à cette époque. Reclining Nude on a Green Couch (1930-1949) de Tang Yunyu (1906-1992) montre une femme nue, nonchalamment étendue sur un divan, qui regarde le spectateur ou la spectatrice dans les yeux, sans chercher à satisfaire le regard (masculin). La figure féminine de Tang Yunyu traduit un sentiment de puissance rarement vu dans les œuvres produites dans les années 1920. Enfin et surtout, il nous faut mentionner Pan Yuliang (1895-1977), l’une des femmes artistes les plus prolifiques et les plus reconnues de son époque.

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Pan Yuliang, Looking at a Reflection, The Ladies’ Journal, 1929

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Pan Yuliang, The Man Lying in the Light, The Ladies’ Journal, 1929

Pan Yuliang est l’une des premières femmes à entrer au Shanghai Meizhuan (où elle enseignera par la suite) et étudie la peinture en France et en Italie. Elle développe son propre style pictural et explore son sujet principal, axé sur son expérience de femme dans un monde dominé par les hommes et/ou par la société occidentale. Elle réalise un corpus abondant de nus peints à l’huile, à l’encre et à l’aquarelle. Sans surprise, cinq de ses toiles sont présentées lors de l’Exposition nationale d’art, parmi lesquelles Looking at a Reflection (1929), également reproduite sur la première page du livret en couleurs de Funü Zazhi, et The Man Lying in the Light (1929). La première montre une femme sûre d’elle qui se regarde dans un miroir à main ; elle est nue et seules quelques parties de son corps sont couvertes par ses longs cheveux noirs. L’un des articles consacrés à cette œuvre la décrit ainsi : « Les contours sont précis ; les couleurs, ardentes ; le coup de pinceau, d’un goût richement oriental […] il s’agit tout simplement du plus beau tableau de l’exposition11. » Pan Yuliang figure une femme pleine d’assurance, consciente de sa propre existence, le regard tourné vers elle-même. Comme dans les portraits avec miroir de la tradition occidentale – un sujet d’une grande puissance pour les femmes artistes du début du XXe siècle12 –, le miroir n’est plus une allégorie de la vanité, mais le symbole d’une quête de la vérité au-delà des apparences.

Cette couverture médiatique de premier plan des pratiques artistiques féminines prend la forme d’un tremplin qui permet d’exprimer l’autodétermination nouvellement acquise des femmes et construit le socle de futures organisations et expositions d’art féminin. Entre les années 1920 et les années 1930, il existe environ 85 associations de peinture13, dont certaines acceptent l’adhésion des femmes et promeuvent même activement le travail de celles qui sont artistes. La Société de peinture et de calligraphie des femmes voit le jour en 1934. Elle compte plus de 150 membres et marque un tournant crucial dans le parcours de nombreuses femmes. Elle encourage l’émancipation de leurs pratiques individuelles et devient la plus célèbre association d’artistes femmes en Chine dans l’histoire de l’art moderne.

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He Chengyao, Testimony, Chromogenic photographs, 2001-2002, chacune 118,9 x 74,4 cm, Brooklyn Museum, © He Chengyao

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Li Xinmo, Same Body, 2009, photographie, Courtesy Li Xinmo

Tous ces développements nourrissent un discours sans précédent qui va à contre-courant des canons de l’art moderne. Ils permettent au corps féminin de s’affranchir de son statut d’objet uniquement représenté sur la toile pour devenir un sujet aux multiples facettes. Le nu est désormais peint par des femmes artistes qui se tiennent devant la toile, ce qui constitue une évolution caractéristique du discours national de l’époque et de la transformation du paysage artistique dans les années 1920 et 1930. Mais ces processus de modernisation sont interrompus de manière abrupte lorsque l’art et les artistes se voient forcé·e·s de servir la propagande du régime maoïste (1949-1976). Dorénavant, l’art est tenu de refléter la réalité socialiste et les artistes doivent être au service du peuple, ce qui exclut par conséquent tous les styles occidentaux, dès lors considérés comme bourgeois. Cependant, le monde artistique sort progressivement de cette période et l’art contemporain chinois acquiert rapidement une notoriété internationale lorsque le pays s’ouvre à nouveau au reste du monde à partir des années 1980. Les artistes retrouvent alors une liberté d’expression et les artistes femmes peuvent à nouveau incorporer leurs expériences, leurs points de vue et leur sensibilité dans leur art, qui prend souvent pour sujet le corps nu. Comme jamais auparavant, de nombreuses femmes artistes reviennent sur le tabou de la nudité en mettant en scène des performances scandaleuses ou en produisant une iconographie provocante. Des artistes telles que He Chengyao (née en 1964), Chen Lingyang (née en 1975) ou Li Xinmo (née en 1976) ont réalisé certaines des œuvres les plus radicales depuis les années 1990. Ces œuvres sont des témoins exceptionnels dans l’histoire de l’art des femmes qui précède le XXIe siècle, d’autant plus que, dans le climat actuel, la représentation du corps nu est de plus en plus sujette à inspection par les autorités et fait souvent l’objet de censure ou d’autocensure. Malgré cela, l’histoire du nu dans l’art chinois est toujours en train de s’écrire.

Traduit du français par Lucy Pons.

1
Andrews Julia F. et Shen Kuiyi, The Art of Modern China, Los Angeles, Londres, University of California Press, 2012, p. 64.

2
Hay John, « The Body Invisible in Chinese Art? », dans Barlow Tani E. et Zito Angela (dir.), Body, Subject & Power in China, Chicago, Chicago University Press, 1994, p. 43.

3
Tout particulièrement dans les ateliers de Liu Haisu (1896-1994) et de Li Shutong (1880-1942).

4
Bien qu’ils fassent l’objet d’une censure et d’une prohibition dans l’espace public par les autorités et donnent lieu à des controverses publiques pendant plusieurs décennies.

5
Teo Phyllis, « Modernism and Orientalism: The Ambiguous Nudes of Chinese Artist Pan Yuliang », New Zealand Journal of Asian Studies, 2 décembre 2010, no 12, p. 71.

6
Sung Doris, « Redefining Female Talent: The Women’s Eastern Times, The Ladies’ Journal, and the Development of “Women’s Art” in China, 1910s-1930s », in Hockx Michel, Judge Joan et Mittle Barbara (dir.), Women and the Periodical Press in China’s Long Twentieth Century: A Space of Their Own?, Cambridge, Cambridge University Press, 2018, p. 137.

7
Funü zazhi, 7 juillet 1929, no 15. Ce numéro et de nombreux autres sont partiellement disponibles en ligne : https://kjc-sv034.kjc.uni-heidelberg.de/frauenzeitschriften/public/magazine/issue_detail.php?magazin_id=4&year=192 9&issue_id=441&issue_number=007.

8
Pan Yuliang, Tang Yunyu, Wu Qingxia, Cai Weilian, Feng Wenfeng, Yang Xuejiu, Chen Xiaocui, Jin Qijing, Jin Naixian, Hong Jing Yi, Wu Wanlan, Tao Cuiying, Liang Tianzhen, Cai Shaomin, Li You, Zhou Lihua, Yang Manhua, Wu Peizhang, Wang Yinru, Fang Junbi, Fang Jun, Fang Yu, Weng Yuanchun et Wang Zuyun.

9
L’autrice se fonde ici sur ses propres recherches dans le cadre d’une thèse de doctorat qui retrace l’histoire des expositions collectives d’artistes femmes en Chine.

10
Il n’existe aucune reproduction de cette œuvre dans Funü zazhi, mais les archives montrent que l’un des nus de l’artiste a été présenté à l’Exposition nationale.

11
Hong Xu, « Early 20th-Century Women Painters in Shanghai », dans Birnie Danzker Jo-Anne, Lum Ken et Zheng Shengtian (dir.), Shanghai Modern, 1919-1945, Ostfildern-Ruit, Hatje Cantz, 2004, p. 210.

12
Sur ce sujet, voir Meskimmon Marsha, The Art of Reflection. Women Artists’ Self-Portraiture in the Twentieth Century, New York, Columbia University Press, 1996.

13
Notamment la Société de l’orage, la Société de l’abeille, la Société du lac et la Société de peinture chinoise.

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Pour citer cet article :
Julia Hartmann, « Le nu dans la Chine des années 1920 : émancipation et autodétermination dans les œuvres d’artistes femmes » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 19 septembre 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/le-nu-dans-la-chine-des-annees-1920-emancipation-et-autodetermination-dans-les-oeuvres-dartistes-femmes/.

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