Prix AWARE

Louisa Babari
Lauréate du Prix 2023

Louisa Babari © Mathieu Cesar

Louisa Babari est l’héritière d’une histoire politique socialiste un temps commune au bloc de l’Est et à l’Algérie indépendante, qu’elle ne cesse de raviver dans sa pratique du collage, du texte, du son et de la vidéo. Née à Moscou d’une mère russe exclue des Jeunesses communistes et d’un père constantinois venu dans la capitale pour ses études, elle y vit quelques années avant d’arriver en France avec ses parents après un bref – mais déterminant – passage à Alger. L. Babari travaille depuis des années des modalités de réactivation, d’archivage et de réécriture à partir d’un espace-temps qu’elle veut rendre multiple et protéiforme : celui des utopies socialistes panafricaines et soviétiques. Cet espace pluriel est celui d’un investissement critique : il est en permanence questionné par le contemporain. Mais elle s’y installe comme avec des « ami·e·s du passé1». Entre la biographie et l’autofiction, sa pratique navigue poétiquement parmi les utopies, les déceptions et les esthétiques qui, malgré leur effritement, hantent encore nos présents.

Louisa Babari - AWARE Artistes femmes / women artists

Aesthetics of the Antrum, 2014, Livre, 20,50 x 17 cm, 88 pages © Louisa Babari

Louisa Babari - AWARE Artistes femmes / women artists

Journal d’un étudiant algérien à Moscou, 2016, vidéo, film muet, 10’ © Louisa Babari

Cinéphile, L. Babari garde un vif souvenir des films en noir et blanc, parfois muets2, de son enfance. On en trouve les traces dans ses collages où l’archive personnelle vient côtoyer les éléments découpés dans des journaux et des albums anciens. Dans Aesthetics of the Antrum (2014), « film avec du papier3 » regroupant quelque 80 collages réalisés entre 2009 et 2014, aucun texte ne vient perturber une expérience folioscopique dans laquelle se mêlent patrimoines archéologiques vivants, tracés architecturaux, plans panoramiques glanés et quelques photographies personnelles. Ce processus dans lequel il s’agit, comme l’explique l’artiste, de « transposer l’univers du [travail cinématographique traditionnel, plan par] plan dans une publication d’images fixes4 », elle le poursuit dans A Secret Song (2021), étude d’une période mêlant espoirs et violences dans l’Algérie des années 1970. Chez elle, les images sources ne sont jamais datées ni référencées ; qu’elles soient aisément accessibles ou plus rares, l’artiste les utilise toutes à l’état brut. Le document se sacrifie à la composition et à la coupure. Mais, lorsqu’il s’agit de raconter par l’histoire de son père celle d’une expérimentation politique singulière, elle fait le mouvement inverse. En effet, dans la vidéo Journal d’un étudiant algérien à Moscou (2016), le traitement des archives familiales, patiemment recueillies, préfère la préservation à la désacralisation.

Louisa Babari - AWARE Artistes femmes / women artists

Lecture, 2017, œuvre sonore, 3’21© Louisa Babari

Louisa Babari - AWARE Artistes femmes / women artists

Voix Publiques, 2018, vue d’installation. Installation sonore et programme de poésie panafricaine, diffusée à la Biennale de Dakar en 2018 © Louisa Babari

Louisa Babari - AWARE Artistes femmes / women artists

Père, 2009, vidéo, 8’© Louisa Babari

C’est donc un double mouvement qu’opère L. Babari : irrévérente, traîtresse, elle délaisse l’origine et ses mythes ; elle les réagence dans un geste de réécriture qui déplace et décontextualise le récit dans ses épaisseurs plurielles.

Voix publiques (2018), installation sonore composée pour la Biennale de Dakar de 2018, est un dispositif aux voix et aux langues multiples. Des classiques des poésies panafricaine, soviétique, haïtienne et martiniquaise sont interprétés par des voix5 qui y impriment leurs subjectivités et leurs présents. De cette « partition6», installée loin des lieux attitrés de la Biennale, jaillit ainsi et s’impose, en huit langues7, une cartographie des luttes des Sud. Œuvre collective, elle efface les contours policés d’une poésie militante pour y faire entendre l’épaisseur de la subjectivité. Des choses similaires se passent quand, dans Lecture (2017), l’artiste fait lire par sa fille Almée, alors qu’elle est âgée de six ans et qu’elle apprend à lire, le plaidoyer de Jacques Vergès pour Djamila Bouhired.

Louisa Babari - AWARE Artistes femmes / women artists

Un chant secret, 2021, compositions en papier noir et blanc, collée sur du papier fine art blanc et imprimée sur du papier mat Hahnemuehle © Louisa Babari

L. Babari est une traductrice, mais c’est avant tout une cinéaste qui ne fait pas de cinéma. Si son approche inquiète des ruines et des détritus est celle de la fouille archéologique, sa logique évoque plus la coupe géologique et sa verticalité : elle sonde les failles, les plis, les chevauchements, les discontinuités qui structurent nos imaginaires profonds. Ce qu’on pourrait lire comme un investissement archivistique du document serait alors celui d’un épaississement des subjectivités qui nous hantent, entre singularités des parcours, hégémonies culturelles, géographies militantes et un récit toujours repoussé, mis à distance dans sa continuité.

Salma Mochtari

 

Née en 1969 à Moscou d’une mère russe et d’un père algérien, Louisa Babari grandit à Alger, Moscou et Paris. Diplômée de Sciences-Po Paris et de l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO, Paris) en études contemporaines, russe et cinéma, elle vit à Paris.
En 2014, son travail donne lieu à une publication, Aesthetics of the Antrum (Cabeza de Chorlito). Ses œuvres ont notamment été montrées au Centre national édition art image (CNEAI) à Chatou, au musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEM) à Marseille, à la Raw Material Company à Dakar, à la Biennale de Dakar, au Bozar à Bruxelles, à la Maison des arts de Malakoff, à la Manifesta 13 à Marseille, au Centre national des arts plastiques et au FRAC Centre-Val de Loire à Orléans.
Elle collabore ponctuellement à des revues d’art et d’opinion (Analyse. Opinion. Critique, Something We Africans Got). En 2018, elle obtient la bourse du Fonds Roberto Cimetta dans le cadre du programme de poésie panafricaine.

1
Je reprends là l’expression de l’artiste et théoricienne Renate Lorenz dans sa préface au livre Art queer, une théorie freak, traduction de Marie-Mathilde Bortolotti, Paris, Éditions B42, 2018, p. 3.

2
Les personnes de la génération de L. Babari qui ont vécu dans des pays comme l’Algérie ou l’Union soviétique sont parmi les dernières à avoir connu le cinéma muet.

3
C’est ainsi que L. Babari le décrit lors d’un entretien de l’autrice avec l’artiste dans son atelier, à Paris, en novembre 2022.

4
Babari Louisa, entretien avec Zilio Marion, « Un risque de confusion », Possible, printemps 2021, no 6, p. 70.

5
Notamment celles d’Anne-Marie de Oliveira, Matador, Ceptik, Oumar Sall, Samira Fall, Minus, Babacar Mbaye Ndaak, Bouna Medoune Seye, Wiame Awres, Inka Ernst, Raina Lampkins Fielder, Mike Ladd, Louisa Babari, Malika Person, Caroline Jaquemart, Marieme Kane, Aminata Yacine Sane, Mamadou Seyba Traore, Faruq, Samira Negrouche, Habiba Djahnine et Tinhinane Adjoutah.

6
C’est le mot qu’utilise L. Babari pour décrire cette pièce sonore lors d’un entretien de l’autrice avec l’artiste dans son atelier, à Paris, en novembre 2022.

7
Anglais, arabe, bambara, créole, français, kabyle, russe et wolof.

Salma Mochtari est une chercheuse et curatrice basée à Marseille, et membre du collectif curatorial et éditorial Qalqalah قلقلة. Outre la programmation discursive, sa pratique curatoriale s’appuie sur les formes de la production collective par les workshops, la traduction ou l’écriture fictionnelle. Ses recherches prennent souvent appui sur les circulations conceptuelles entre les champs de l’art et de la philosophie contemporaine. Chercheuse à l’école supérieure d’art de Clermont-Métropole, elle étudie ce que les Black studies font faire aux artistes, curateur·rice·s, et travailleur·euse·s de l’art qui les travaillent. En 2022, elle mène avec Qalqalah قلقلة deux programmes curatoriaux : Losing Ground et Enough History.
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