Portrait de Malala Andrialavidrazana par Matthieu Lombard
Courtesy AAD Fund
« Le passé n’est jamais mort, il n’est même pas passé »
William Faulkner
Au gré de ses déplacements successifs, l’artiste franco-malgache Malala Andrialavidrazana développe depuis deux décennies une réflexion profonde sur la réalité inopérante des frontières géographiques et des héritages politiques coloniaux qui ont fixé les conditions du « global ». Dès ses débuts, l’artiste a cherché les réalités d’une histoire multiple, polyglotte, qui ouvre à la reconfiguration d’une cartographie des lieux comme à leur déstabilisation. Puisant librement dans tous les champs du visuel – photographie, collage numérique, édition –, ses œuvres excavent une expérience diasporique contemporaine composée d’associations interculturelles, d’impressions transhistoriques, de liens de parenté. Investiguant des réalités méconnues, s’affranchissant des stéréotypes que lègue l’Histoire, Andrialavidrazana travaille à une mise en mouvement sismique des mondes qui fait écho à celle des images, et s’affirme dans ce qu’il y a en partage : la recherche d’un regard modifié par des globalités polyphoniques.
Les terrains de l’artiste se déclinent par réseaux et cercles successifs, par élargissement des horizons du visible et du caché. Stratégies de déterritorialisation et de retournement des couches du connu, ses œuvres seraient de nouvelles optiques aux processus de déplacement, de substitution ou de projection. Fidèles à un modèle de pensée-action, elles incarnent une forme de résistance à toute notion limitante d’appartenance identitaire ou territoriale, substituant au global la « texture » des « co-localités », pour reprendre les termes de l’historien de l’art philippin Patrick Flores1.
Ny Any Aminay, 2011, tirage numérique
© Malala Andrialavidrazana
d’Outre-Monde – Guangzhou, Daguan Nanlu, 2003, tirage numérique
© Malala Andrialavidrazan
Echoes (from Indian Ocean), 2011-2013, tirage numérique
© Malala Andrialavidrazana
Dans ce travail de réécriture, les intimités sont en jeu. L’artiste a grandi dans un contexte familial pluriethnique, et au cœur des luttes et divisions politiques qui secouent Madagascar au tournant des années 1970 jusqu’à marquer le destin familial. Ce pays natal qu’Andrialavridrazana quitte à l’âge de douze ans est central dans ses premières recherches et son diplôme d’architecture, obtenu à Paris en 1994 et portant sur un projet utopique d’une nécropole multiethnique. Au sein de ses projets photographiques, « l’île aux syllabes de flammes », telle que Madagascar fut qualifiée par le poète et homme d’État Jacques Rabemananjara2, s’affirme alors dans un perpétuel retour, de Tanindrazana / The Ancestors’ Land en 2005 et Ny any aminay en 2011 jusqu’à ses projets transfrontaliers tel D’Outre-Monde en 2003, qui étend les recherches de l’artiste sur l’architecture funéraire aux villes et aux espaces du Sud global – Madagascar, Amérique du Sud, Asie, Australie, Nouvelle-Zélande… Entre 2011 et 2013, l’immense projet Echoes (from Indian Ocean) scrute le privé et l’intime pour ouvrir à l’espace relationnel de l’océan Indien tout entier, d’une ville « cousine » à l’autre – Tananarive, La Réunion, Mumbai ou Durban. L’artiste dessine les contours d’une anthropologie sensible, qu’elle saisit par fragments, et pouvant apparaître au détour des objets et des figures humaines qui habitent les espaces. Une géographie intime réunit des coordonnées délaissées ou arbitrairement séparées et émerge au prisme d’une histoire connectée afro-asiatique.
Figures 1853, Kolonien in Afrika und in der Sud-See, 2016, tirage pigmentaire sur papier Hahnemühle Cotton Rag, 110 x 151,5 cm
© Malala Andrialavidrazana
Depuis 2015, les Figures réaffirment la pleine participation à une réécriture de l’histoire et des coercitions géographiques héritées des cartographies coloniales. Les Figures sont des déconstructions d’historiographies dominantes, qui s’appuient sur la réinterprétation de cartes et d’archives issues de sources visuelles émises par les États (billets de banque, timbres) ou émanant de productions culturelles (couvertures de vinyles, albums illustrés). Foyers de construction des imaginaires sociaux circulant de main en main, ces images imprimées sont collectées et archivées par l’artiste, puis reproduites dans des recompositions « tissées » qui naviguent à travers le temps et les étendues géographiques, à l’image de leur matière visuelle.
Figures 1861, Natural History of Mankind, 2016, collage, épreuve pigmentaire UltraChrome sur Hahnemühle Photo Rag
110 x 130 cm
© Malala Andrialavidrazana
Comme souvent dans l’œuvre d’Andrialavidrazana, les océans occupent un rôle décisif, s’affirmant comme espaces vitaux de circulation des idées et des pratiques. L’océan Indien fait l’objet d’un nouveau retour dans ses directions multiples et son « imagination afrasienne » dont traite le professeur de littérature Gaurav Desai3. Au sein des Figures, l’image récurrente de Neptune incarne l’élan des plus anciens explorateurs se ruant vers l’inconnu. Le rapport à l’eau et à ses mythes ramène à une liquidité primordiale, anhistorique : une circulation fluide qui contraste avec celle de l’argent et de la politique, pratiques humaines processuelles qui n’ont que trop déformé le temps historique et l’espace géographique.
Figures 1853, Strata (remontage cadre), 2023, ultraChrome pigment print on Hahnemühle Ultra Smooth Cotton Rag, 110 × 106 cm
© Malala Andrialavidrazana
« Broderies digitales » selon les propres mots de l’artiste, minutieux photomontages numériques pouvant atteindre l’échelle monumentale, les Figures déplacent les limites intrinsèques de la cartographie en un outil au devenir cognitif démultiplié. Lieux de rencontres inattendues et signifiantes, elles traduisent de possibles mouvements transhistoriques des mondes, soulèvements géologiques de la pensée et des images dans lesquels se stratifient les héritages de civilisations. Dispositif de reconstruction de l’espace et du temps tirant quasiment vers la fiction, chacune des Figures se donne comme écriture subjective du vestige des images et de leurs souvenirs.
Figures 1856, Geological structure, 2018-2019, épreuve pigmentaire UltraChrome sur Hahnemühle Photo Rag, contrecollage sur aluminium et encadrée sous verre, 110 x 140 cm
© Malala Andrialavidrazana
Surface d’échanges et de collision des récits, les Figures d’Andrialavidrazana cheminent désormais vers une complexification progressive des compositions à une échelle toujours plus importante, opérant un retour à la dimension architecturale. De l’architecture funéraire, possibles sources originelles de l’apparition de la culture et ultime lieu de retour, aux espaces domestiques puis aux cartographies des mondes, c’est le globe tout entier qui est mis en mouvement ; comme s’il pouvait se défaire des images qui pèsent de leur poids, ou se révéler par celles qui l’élèvent.
Olivier Zeitoun
Malala Andrialavidrazana, née en 1971, à Antananarivo à Madagascar, est une artiste et photographe franco-malgache qui vit à Paris. Diplômée de l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-La Villette (1996), M. Andrialavidrazana a commencé sa carrière d’artiste en élargissant ses enquêtes sur Madagascar aux villes du Sud Global, à travers différentes séries de photographies, notamment d’Outre Monde, qui remporte le prix de la photographie de HSBC en 2003. Plusieurs séries suivront, nourries de voyages transfrontaliers, tel Echoes (from Indian Ocean) (2011-13) qui dessine les contours d’une singularité plurielle de l’Océan Indien. Depuis 2015, les Figures sont des combinaisons visuelles qui mêlent photographies, collages, dessins et textes, ouvrant à de nouvelles formes de narration et d’écriture de l’histoire.
Le travail de M. Andrialavidrazana a été présenté dans plusieurs expositions personnelles et collectives en France au FRAC Réunion (2015, 2019) à la Biennale de Lyon (2017), au Musée des Beaux-Arts de Rouen (2021), à la Cité Internationale des Arts de Paris (2022), aux Résonances de la Triennale Art et Industrie du Frac Hauts-de-France (2023), ainsi qu’à de multiples occasions à l’étranger : aux Rencontres de Bamako (2006), à la Triennale de Guangzhou (2008), à Doual’art à Douala (2012), à la Fondation Calouste Gulbenkian à Lisbonne (2013), à PAC Milano (2017), aux Biennale de Karachi et de Changjiang (2017), à Dhaka Art Summit (2018), au Centre Pompidou à Paris (2021), au Art Institute de Chicago (2022), à la Biennale de Sharjah (2023) et à la Tate Modern de Londres (2023). Ses œuvres sont présentes dans les collections du CNAP, au Fonds d’art contemporain – Paris Collections, au Frac Normandie