© Photo : Ronald Staub
Myriam Mihindou, Visage, de la série La Langue secouée, 2018, cuivre, carbone, 40 x 30 cm, Courtesy Myriam Mihindou & Galerie Maïa Muller, © ADAGP, Paris
Myriam Mihindou, Nature morte au chandelier, 2016, tirage Fine Art, 60 x 90 cm, Courtesy Myriam Mihindou & Galerie Maïa Muller, © ADAGP, Paris
Myriam Mihindou est une artiste française-gabonaise formée à l’École supérieure des beaux-arts de Bordeaux au début des années 1990 mais aussi passée par une véritable sismique des mers et des continents (Maroc, la Réunion, Égypte), dont elle tire une acupuncture interculturelle des temps et des espaces. Sa pratique prend la forme vivante d’un corpus : il s’agit précisément de son corps d’artiste – « cette chrysalide politique et sociale » – en dialogue avec le verbe, en passant par la médiation de matériaux thérapeutiques. Dans cette chorégraphie réciproque de la performance, du langage et de la sculpture, habitée par la mémoire énergétique des différents médiums choisis, elle travaille conjointement l’idée de limite et de liberté. Barbelé adouci du cuivre, confort du coton, transparence du verre et du fil de soie, un appareil plastique sous forme de pharmacie sacrée se déploie plus largement dans le travail de Myriam Mihindou, au service d’une cause commune : reprendre, réparer, réinsuffler à la société la “sève” de l’“aliquid boni” (« quelque chose de bon »).
Myriam Mihindou, La Curée/The Kill, 2017, performance, Palazzo Rossini Pavillon Art & Globalization, Biennale de Venise 2017, Courtesy Myriam Mihindou & Galerie Maïa Muller, © ADAGP, Paris
Sculptrice de l’immatériel, elle engage à la fois l’image photographique qu’elle traite souvent de manière « négative » (Découcha’j, 2004-2006) et des médiums éphémères, ceux que les corps dissolvent ou dont il ne reste souvent que l’empreinte : cire, coton, savons-Fleurs de peau (2019) devenus ossements-reliquaires de vie, en relation avec le corps de l’artiste qu’il faut constamment veiller à éveiller. Son goût des matériaux organiques voués à l’“évanescence”, cet “inframince” suspendu entre visible et invisible, qui seul “assonne” avec la mémoire profonde des corps, mène au royaume du « féminin sacré », dominé par son panthéon de neuf louves de coton, suspendues ou posée au sol, comme la dernière louve : La Lopa-Myrte-fil de soie-étymologies-chanvre-fleurs de coton-plume (2015-2016). En communication avec ces pythies fondatrices, une autre genèse se prépare sur la terre originelle de puissance féminine (“féminitude”) : la série des Langues secouées, tentative d’appropriation corporelle de l’étymologie. Partagée entre deux langues et de nombreuses eaux mêlées charriant d’autres idiomes, Myriam Mihindou consacre en effet depuis 2006 une grande partie de sa pratique – à la croisée des mémoires sociales et des inconscients collectifs – à l’exploration de la perte et de la reconquête de la langue française, dont elle est experte-“analphabète”-“indocile”.
Myriam Mihindou, Déchoucaj’19, 2004-2006, tirage argentique contrecollé sur acier, 90 x 60 cm, Courtesy Myriam Mihindou & Galerie Maïa Muller, © ADAGP, Paris
Cette série situe aussi plus largement l’expérience coloniale et contemporaine de la mise en échec de la langue comme outil de communication ou véhicule d’affects, au « profit » d’un espace d’incommunicabilité et de violence où « les mots ont taché [notre mémoire] », au lieu de la stratifier. À l’inverse ou simultanément (la mise en relation de contraires est un mode opératoire chez Myriam Mihindou), son œuvre consiste à mettre en place des stratégies d’émancipation par l’intermédiaire de secousses, libérant le carcan du mot par le son ou la douceur sourde du coton. Ces cocons de mots, ces bouquets de généalogies issus du dictionnaire de langue française, Myriam Mihindou les dévoile, les dissimule ou les “dissimile” à notre regard, nous incitant à nous livrer à un exercice de lecture paradoxal, entre refermement et expansion du mot, afin de faire monter l’« ayendoété », cet « intraduisible » yipunu qui dit la possibilité pour l’artiste de créer pour sa communauté, cette « vitalité à dire et à transmettre,” qu’on [t]’a enseignée ».
Les langues secouées expriment les soubresauts intimes de cette dislocation transcendée par l’harmonisation de forces fondatrices antagonistes : celles qui mènent à la séparation, à la claudication, si elles ne sont pas montées en psaume, par cette discipline du corps comme puissance jointe de douceur et de douleur, à laquelle Mihindou se plie, plante pliante polygame, quotidiennement. Dans ses performances-en-corps, endossant les tâtonnements de la Folle (2004), maniant plume ou feuille – antidotes & anticorps “des-racinés” –, elle polarise la vibration anachronique : des pulsions “molochiennes” de désunion, elle tire des forces de Transmissions (2018), ces cannes-hampes de pouvoir, devenues, en céramique, des lianes-béquilles de savoir, fragiles incassables.
C’est ainsi que Myriam Mihindou, loin d’épingler les mots-“papEillons”, nous confie par exemple un mot afin que nous puissions « l’entretenir ». Ce qui se révèle alors, plus largement, dans ce travail de communion entre les résonances individuelles et collectives des mots et des corps, ce sont les contours d’une possible incarnation du savoir – “reprendre le mot pour soi”. Là, les réminiscences en transhumance animent l’écume, le percept souffle dans le précepte : les mots ambulants activent cette langue réveillée qui désormais « s’écrit par elle-même » et « ouvre la frontière ».
Ce texte est traversé par l’écriture filée des langues secouées de l’artiste, nourries par des citations de l’artiste extraites des conversations partagées et butinées en écho depuis 2016.
Alicia Knock
Myriam Mihindou est née en 1964 à Libreville, au Gabon. Comme l’écrit Youna Ouali, cette plasticienne française-gabonaise « fonde son expérimentation artistique sur la notion de limite. Nomade, elle s’approprie les espaces, les incarne, nous donnant à voir des états de passage, initiatiques, cathartiques. La question du corps se rapporte alors à la mémoire, à l’identité et au territoire. Production “trans-émotionnelle” intégrant une dimension politique, le corps de l’œuvre entraîne par-delà les limites tangibles. »
Son travail a été présenté dans plusieurs expositions personnelles en France, notamment au musée Dapper à Paris (2006-2007), au musée national Pablo-Picasso – La Guerre et la Paix à Vallauris (2018) et à la galerie Maïa Muller à Paris (2020), ainsi qu’à l’étranger. Elle participe en outre à de nombreuses expositions collectives : au National Museum of African Art de la Smithsonian Institution à Washington (2014), au MAC VAL – musée d’art contemporain du Val-de-Marne à Vitry-sur-Seine (2015), à la Halle Saint-Pierre à Paris (2016), à l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne (2016), au musée d’Art contemporain de la Haute-Vienne à Rochechouart (2016), au CCCOD – centre de création contemporaine Olivier-Debré de Tours (2019), au musée du quai Branly – Jacques-Chirac à Paris (2021), pour n’en citer que quelques-unes. Sa dernière exposition monographique « Silo » a eu lieu au Transpalette de Bourges en 2021. Ses performances les plus récentes ont par ailleurs été montrées au musée national d’art moderne – Centre Georges-Pompidou (2019), au musée de la Chasse à Paris (2021) au FRAC Nouvelle-Aquitaine Méca à Bordeaux (2021), ou encore au CAPC de Bordeaux (2021).