© Daniel Rodriguez
Barbara Breitenfellner, Rêve d’une installation avec un chien et plusieurs plans inclinés. Je regardais à travers une vitre dans une pièce. Papier peint + moquette brun-rose. Un cube lumineux très étrange, que je voyais comme une photographie. Ensuite, nous avons quitté la maison vide.
Museum Angewandte Kunst, Francfort-sur-le-Main, 2015, Photo: Anja Jahn
Barbara Breitenfellner, Rêve d’une installation avec un chien et plusieurs plans inclinés. Je regardais à travers une vitre dans une pièce. Papier peint + moquette brun-rose. Un cube lumineux très étrange, que je voyais comme une photographie. Ensuite, nous avons quitté la maison vide.
Museum Angewandte Kunst, Francfort-sur-le-Main, 2015, Photo: Anja Jahn
Depuis plus de vingt ans, Barbara Breitenfellner, artiste berlinoise d’origine autrichienne, note ses rêves. Elle sélectionne ceux qui se rapportent à l’art, les reconstruit dans l’espace et in fine en fait des expositions.
La transcription du rêve est un processus à étapes multiples. Du songe, souvent oublié au matin, il ne subsiste pour l’artiste que des mots écrits, de façon quasi automatique, dans un état de semi-éveil. Traversant ce premier écran de la mémoire, l’énonciation est ensuite transposée dans l’espace d’exposition. Elle donne son titre à l’installation, ce qui permet de suivre le chemin depuis l’écrit : des éléments extérieurs viennent compléter ou combler les écarts de narration. L’artiste interprète son propre rêve, non sans espièglerie.
Barbara Breitenfellner, Rêve d’une grande installation : j’exposais un grand dessin ridicule (d’un clown) et j’avais honte. Deux filles faisaient une performance sur des patins à roulettes. C’était pas terrible non plus.
Autocenter, Berlin, 2008, Photo: Thomas Bruns
En 2008, dans l’artist-run space Autocenter à Berlin, B. Breitenfellner installe son Rêve d’une grande exposition : j’accrochais un gigantesque dessin ridicule (d’un clown) et j’avais honte. Deux filles faisaient une performance sur des patins à roulettes. C’était pas terrible non plus. Dans la mise en espace du rêve, elle demande à deux danseuses professionnelles, casque audio sur les oreilles, de faire des tours de piste en rollers et d’évoluer devant un fort mauvais dessin montrant un clown tout sourire. Une boule à facettes et la musique disco étouffée en fond sonore rendent l’ensemble un brin désuet, minutieusement scénographié.
Barbara Breitenfellner, « Marcel manque » (+ description du visage du chat). Carte postale Rrose Sélavy scotchée avec du Tesa sur la fenêtre. 1 collage sur mur de couleur (bleu cobalt). + contorsionniste avec masque de grenouille. + début de texte « Films de terroristes ». [« Nous devons régler cela par contrat », mais je ne suis pas sûre d’avoir les bons câbles pour les films.]
La Chambre, Aubervilliers, 2018, Photo: Gilles Berquet
Barbara Breitenfellner, « Marcel manque » (+ description du visage du chat). Carte postale Rrose Sélavy scotchée avec du Tesa sur la fenêtre. 1 collage sur mur de couleur (bleu cobalt). + contorsionniste avec masque de grenouille. + début de texte « Films de terroristes ». [« Nous devons régler cela par contrat », mais je ne suis pas sûre d’avoir les bons câbles pour les films.]
La Chambre, Aubervilliers, 2018, Photo: Barbara Breitenfellner
Quand je parle avec B. Breitenfellner de sa formation de sculptrice, elle me raconte ses cours à la Glasgow School of Art, à la fin des années 1990. Une école baignée par l’aura de Douglas Gordon, à l’image de toute la scène britannique de cette époque : impertinente. On y interroge la pratique des modes d’exposition et l’école invite un jour un magicien à faire une conférence, ce qui marque profondément l’artiste. Elle commence alors à élargir son regard à toutes les mécaniques qui font spectacle et convoque par la suite dans ses installations des personnages issus de ce monde ancien de fabrication des images et des tours, dans lequel paradent des êtres costumés, grimés, travestis.
Le travestissement, ce dédoublement ancré dans des spectacles d’illusion, trouve un écho chez l’artiste à de multiples reprises. En 2018, dans la minuscule pièce de 1,3 mètre carré de l’artist-run space La Chambre, à Aubervilliers, elle invite une contorsionniste, moulée dans une combinaison en Lycra vert, qui se tord dans toutes les positions possibles. L’œuvre s’intitule « Marcel manque » (+ description du visage du chat). Carte postale Rrose Sélavy scotchée avec du Tesa sur la fenêtre. 1 collage sur mur de couleur (bleu cobalt). + contorsionniste avec masque de grenouille. + début de texte « Films de terroristes ». [« Nous devons régler cela par contrat », mais je ne suis pas sûre d’avoir les bons câbles pour les films.]. Plutôt que d’utiliser directement la photographie iconique de Marcel Duchamp maquillé et déguisé, B. Breitenfellner fait appel à une autre image des années 1920, celle d’une femme posant un pied sur le corps écrasé d’un circassien qui porte un masque d’amphibien. Interrogeant ainsi les rapports de genre, l’artiste s’intéresse à des rapports de domination fluctuants dans des apparitions enchâssées.
Barbara Breitenfellner, Les éléments n’ont pas encore trouvé leur matérialité (collage ? photographie ? peinture ?). Tout est triplé. Pas très clair comment les œuvres vont passer du virtuel au réel, surtout pour le glitch et la propriété artistique. — Puis un film. Un paysage enneigé. Nous marchons dans la (tempête) neige. Une fille s’allonge et sa tresse lui rentre dans le dos (transformé numériquement). Puis son dos se désagrège. Un fluide (sang) coule d’une table et quelqu’un d’autre le boit. Il se transforme à travers son corps en une drogue (liquide).
Centre Photographique d’Île-de-France, Pontault-Combault, 2019, Photo: Aurélien Mole
Intégrant un de ses collages dans l’installation, B. Breitenfellner associe ici la pratique qu’elle mène parallèlement à celle des rêves (dont les énoncés sont d’ailleurs pour elle déjà des collages d’écriture). Dans les deux cas, elle œuvre avec le même sens du rythme et de la juxtaposition qui créent des images étranges, en mouvement. Immédiats dans la beauté de leur structure et complexes en raison des signes qui y sont disséminés, les collages sont un rituel constant pour l’artiste qui en a produit plus de 700. En 2019, ce rituel culmine avec un collage de 30 mètres de long présenté au Centre photographique d’Île-de-France à Pontault-Combault.
Barbara Breitenfellner, Beuys faisait une performance durant plusieurs journées dans 1 salle. Quelqu’un d’autre (?) grimpait sur une plateforme avec 1 gorille allongé avec 1 fourrure : c’était une structure qui montait. A la fin Beuys sautait par terre comme un vainqueur dans 1 cirque.
HMKV, Dortmund, 2011, Photo: Hannes Woidich
Piochant uniquement dans des rêves qui se rapportent à l’art, B. Breitenfellner se retrouve irrémédiablement face aux mythologies masculines qui en dominent l’histoire. Peu avant l’avoir fait avec Duchamp, l’artiste se confronte avec Joseph Beuys, qu’elle transforme en un gorille ridiculement triomphant lors d’une exposition au Confort moderne à Poitiers en 2011. Il en va de même dans son ambitieux projet en cours, où Andreas Baader se change en une marionnette au visage grimé d’or (cette image est sourcée dans les archives de la police où le tout jeune homme fait sa première apparition – maquillé ! – lors d’une Spaßguerilla en 1967).
Barbara Breitenfellner, Andreas Baader m’a invité à faire une exposition (où je montrais de la céramique!?)
vue d’atelier (travail en cours), Berlin, 2022, Photo: Barbara Breitenfellner
Le rêve énonce la phrase suivante : Andreas Baader m’a invitée à faire une exposition (où je montrais de la céramique !?). L’artiste achète alors une poupée de ventriloque au regard frondeur, au sourire sot, double parfait d’un Baader devenu commissaire d’exposition (à défaut de devenir l’artiste qu’il voulait être). Je le vois trôner dans son atelier et il me fait sursauter par sa présence empreinte de ressentiment. Le rapport des pouvoirs est incertain – la marionnette porte la voix de son maître, sans tout à fait convaincre que celui-ci n’est pas l’esclave au service de la poupée qui, elle, peut dire ce qui ne peut être dit.
La reconstitution du rêve est finalement à l’image de la marionnette elle-même, une voix analogue.
Kuralai Abdukhalikova
Barbara Breitenfellner est née en 1969 à Kufstein, en Autriche. Elle a obtenu un Master of Fine Art à la Glasgow School of Art en 1998 et s’est ensuite installée à Berlin, après de brefs séjours à Copenhague, à Londres ou encore aux États-Unis. Son travail comprend des installations et des collages, ainsi que des sérigraphies, photogravures, éditions et livres d’artiste. Depuis qu’elle s’est familiarisée avec la scène française en 2011 grâce à une résidence à la Cité internationale des arts (Paris) et à une exposition personnelle au Confort moderne (Poitiers), elle continue à passer plusieurs mois par an dans la capitale. Elle a réalisé de nombreuses expositions personnelles, notamment au Bétonsalon à Paris (2006), à l’Autocenter à Berlin (2008), au Hartware Medienkunstverein (HMKV) à Dortmund (2011), au Clemens Sels Museum à Neuss (2015) et au Centre photographique d’Île-de-France à Pontault-Combault (2019) ; elle a également participé à des présentations collectives à la galerie Thaddaeus Ropac de Paris (2012), au Museum Angewandte Kunst de Francfort-sur-le-Main (2015), aux Rencontres de la photographie à Arles (2016), au musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg (2016), au musée La Piscine à Roubaix (2018) et au Deutsches Hygiene-Museum à Dresde (2021).