Courtesy School Gallery, Paris, © Marie Orensanz
Marie Orensanz, Sans titre, 1968, ruban adhésif noir sur plexiglass transparent, 178 x 119 cm, Courtesy School Gallery, Paris, © Marie Orensanz
Les débuts de la carrière de Marie Orensanz (née en 1936) se situent dans les années 1960, marquées par la répression qui fait suite à l’arrivée au pouvoir de la junte militaire en Argentine. À la même époque, le climat de révolte qui anime les milieux culturels et intellectuels encourage des transformations majeures de la pratique artistique qui s’expriment à travers le rejet des institutions et des techniques traditionnelles. Cette émergence d’un art que Rodrigo Alonso qualifie d’« excentrique, mais pas nécessairement marginal » et d’« indiscipliné1» se caractérise par la désobéissance morale et civile des artistes, ainsi que par la remise en cause des outils formels mis à leur disposition. Les historien·ne·s de l’art s’accordent aujourd’hui sur le fait que les femmes ont joué un rôle fondamental dans cette contestation dont l’une des composantes principales est l’opposition aux valeurs patriarcales soutenues par le régime en place. Leur travail détermine l’apparition d’un langage inédit qui associe l’engagement politique à de nouveaux moyens d’expression artistique.
Marie Orensanz, Limitada [Limité], 1978, photographie, Courtesy School Gallery, Paris, © Marie Orensanz
Marie Orensanz, Energie, 1984, dessin et peinture sur marbre, 60 x 84 x 27cm, Courtesy School Gallery, Paris, © Marie Orensanz
M. Orensanz découvre le potentiel subversif de l’art sous la dictature du général Juan Carlos Onganía2. Alors qu’elle se forme à Buenos Aires auprès des peintres Emilio Pettoruti (1892-1971) et Antonio Seguí (né en 1934), elle s’intéresse dès les années 1960 à la sculpture et commence à expérimenter des matériaux variés. Entre 1967 et 1969, elle réalise Estructuras Primarias [Structures primaires], une série de pièces abstraites en bois, miroir et Plexiglas. Ces œuvres témoignent de sa proximité avec Lidy Prati (1921-2008), peintre et membre fondatrice du mouvement Asociación Arte Concreto-Invención (Association art concret-invention), mais aussi de son « indiscipline » précoce face aux règles de la géométrie. Son insubordination prend une forme plus politisée dès 1969, lorsqu’elle présente au public, à Mar del Plata, l’installation El Pueblo de La Gallareta [Le village de La Gallareta] dans laquelle elle reprend, sous forme d’affiches, le pamphlet des ouvriers manifestant contre la suppression de la voie ferrée locale. L’exposition est censurée et ferme ses portes le lendemain du vernissage. M. Orensanz prend conscience des stéréotypes sexistes qui entravent la carrière d’une artiste quand on lui déclare : « On pensait que vous feriez des fleurs. » Quelques années plus tard, elle détourne cette remarque en exécutant une série de dessins sur papier intitulée Flores Venenosas [Fleurs vénéneuses, 1977] qu’elle montre à Buenos Aires.
Marie Orensanz, Sans titre, 1991, marbre, 230 x 350 x 40 cm, Blanc Mesnil, France, Courtesy School Gallery, Paris, © Marie Orensanz
Marie Orensanz, Vaciado [Vidange], 2003, photographie, 20 x 30 cm, Courtesy School Gallery, Paris, © Marie Orensanz
À cette époque, alors même que l’affirmation de la féminité est une forme de dissidence3, beaucoup d’artistes en Amérique latine ne s’identifient pas avec le mouvement féministe. La protestation contre l’inégalité des sexes s’inscrit souvent dans le contexte de la lutte contre le pouvoir militaire et son idéologie conservatrice. M. Orensanz se confronte au phallocentrisme du monde de l’art après son arrivée en Europe4, lorsqu’un collectionneur achète l’une de ses pièces, puis décide de la rendre après avoir appris que l’auteur était en fait une autrice. Elle décide alors d’ajouter la lettre e à son prénom et d’assumer pleinement sa carrière : « si être féministe c’est lutter contre les injustices, alors oui, je suis féministe5 ». Elle revendique également l’importance du couple et de la maternité – elle ne sépare pas sa vie familiale de sa vie professionnelle –, une position qu’elle défend encore aujourd’hui.
Selon M. Orensanz, l’art « n’est pas et ne doit pas être seulement la vision d’une personne, l’expression d’un seul6 ». La communication y occupe une place centrale. La relation qu’elle cherche à établir avec le·la regardeur·euse traduit son intérêt pour l’altérité. « Penser est un fait révolutionnaire », écrit-elle dans son manifeste Eros paru à Milan en 19747. La plasticienne s’exprime à travers un langage composé de mots, de chiffres et de symboles, un vocabulaire esthétique réduit mais polysémique, au moyen duquel elle cherche à nous interpeller et à provoquer « une réaction intellectuelle ou émotive8 ». L’emploi fréquent de la métaphore enrichit la dimension poétique de ses créations, ce qui fait d’elle, selon l’historienne de l’art Christine Frérot, une « conceptuelle sensible9 ». Dès 1974, elle intègre à sa pratique le marbre de Carrare, ce qui nourrit son deuxième manifeste, Fragmentismo, publié en 1978, dans lequel elle déclare : « L’incomplétude est une constante de mon travail, car je pense que nous sommes un fragment de tout10 ». Comme elle refuse d’adopter une position solitaire et totalisatrice, son travail annonce l’arrivée de la génération d’artistes néoconceptuel·le·s tel·le·s que Felix Gonzalez-Torres (1957-1996) pour lesquel·le·s les spectateur·rice·s participent activement à l’élaboration du sens de l’œuvre.
Marie Orensanz, Invisible, 2019, acier Corten, 300 x 78 cm, Miami, Etats Unis, Courtesy School Gallery, Paris, © Marie Orensanz
La matière inerte devient le support paradoxal de la pensée en mouvement, l’outil de la transmission entre l’artiste et le public. Dans ses pièces monumentales récentes réalisées en plaques d’acier perforées, nous sommes invité·e·s à traverser la sculpture devenue Invisible (2019) et à regarder à travers elle. Un trou de serrure qui ouvre un monde infini, comme dans Alice au pays des merveilles, mais aussi un acte d’émancipation qui garde tout son pouvoir de transgression.
Matylda Taszycka
Née en Argentine en 1936, Marie Orensanz vit et travaille à Montrouge. Active sur la scène artistique de Buenos Aires dans les années 1960, elle participe notamment aux expositions organisées par l’Instituto Torcuato Di Tella, puis s’installe à Milan en 1973. La proximité des carrières de marbre de Carrare initie ses premiers travaux sur marbre. En 1975, Marie Orensanz emménage à Paris. Son manifeste intitulé Fragmentismo, écrit en 1978, livre la base conceptuelle de ses recherches. Ses œuvres figurent dans de nombreuses collections publiques et collections particulières, en France et à l’étranger, telles que le musée national d’Art moderne – Centre Georges-Pompidou (MNAM, Paris), le Fonds national d’art contemporain, le Bremen Museum (Brême, Allemagne), le Centrum für Kunst (Vaduz, Liechtenstein), la Jorge Pérez Collection (Miami, États-Unis), le Museo de Arte Contemporáneo de Rosario (Argentine) ou encore le Museo de Arte Moderno et le Museo Nacional de Bellas Artes de Buenos Aires (Argentine). Elle a réalisé plusieurs sculptures monumentales pour des espaces publics ou privés en Argentine, au Mexique, aux États-Unis, en France et en Suisse. De 2009 à 2011, elle a participé à l’exposition collective elles@centrepompidou (MNAM, Paris). Sa première grande exposition en France a eu lieu à la Maison de l’Amérique latine (Paris) en 2010. Marie Orensanz est représentée par la School Gallery (Paris).