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Euridice Zaituna Kala : « À Rome, tous les chemins mènent à l’histoire de Bertina Lopes – et à la nôtre, celle du Mozambique. »

20.06.2025 |

Euridice Zaituna Kala, BL + =ZK, série Postcard, 2023, © Euridice Zaituna Kala

Euridice Zaituna Kala : « À Rome, tous les chemins mènent à l’histoire de Bertina Lopes – et à la nôtre, celle du Mozambique. » - AWARE Artistes femmes / women artists

Bertina Lopes, Raiz antica [Antique racine], 1964, collage et huile sur toile, 130 × 150 cm, © Photo : Frankie Tyska, avec l’aimable autorisation de la succession de l’artiste et de la galerie Andrew Kreps, New York

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Bertina Lopes, Io so mistero che madre soffre [Je connais le mystère que mère endure], 1960, huile sur toile, 118 × 97,5 cm, © Photo : Frankie Tyska, avec l’aimable autorisation de la succession de l’artiste et de la galerie Andrew Kreps, New York

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Bertina Lopes, Grido grande [Grand cri], 1970, huile sur toile, 150 × 150 cm, © Photo : Frankie Tyska, avec l’aimable autorisation de la succession de l’artiste et de la galerie Andrew Kreps, New York

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Bertina Lopes, Acrobazia 1 [Acrobatie 1], 1972, techniques mixtes sur toile, 150 × 130 cm, © Photo : Frankie Tyska, avec l’aimable autorisation de la succession de l’artiste et de la galerie Andrew Kreps, New York

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Vue d’exposition, Bertina Lopes : I know the mystery that mother suffers, Andrew Kreps Gallery, New York, du 13 janvier au 18 février 2023, © Photo : Frankie Tyska, avec l’aimable autorisation de la succession de l’artiste et de la galerie Andrew Kreps, New York

De mars à mai 2023, l’artiste mozambicaine Euridice Zaituna Kala (née en 1987), installée en région parisienne, est en résidence à la Villa Médicis à Rome. Elle y mène des recherches sur sa compatriote, la peintre Bertina Lopes (1924-2012). Née à Maputo (alors Lourenço Marques) au Mozambique, territoire portugais, B. Lopes grandit dans un contexte marqué par la répression coloniale. Son père, métis portugais, et sa mère, africaine, lui transmettent une double culture qui influencera toute son œuvre. Après des études d’art à Lisbonne, elle retourne au Mozambique et enseigne. Dans les années 1950, ses tableaux commencent à exprimer une critique voilée du colonialisme portugais. Elle se rapproche alors d’intellectuel·les et de poètes·ses anticoloniaux·ales comme Marcelino dos Santos ou Noémia de Sousa, figures de la future résistance. En raison de ses activités politiques et de sa proximité avec des militant·es du FRELIMO (Front de libération du Mozambique), elle est harcelée par le régime salazariste. En 1964, elle s’exile à Rome, où elle restera jusqu’à la fin de sa vie avec son mari, le peintre italien Francesco Confaloni (1934-2023). L’Italie devient son lieu d’ancrage, mais l’Afrique reste son sujet central. Son œuvre, des années 1960 à 1980, est marquée par un expressionnisme vibrant et des thématiques politiques : guerre, exil, douleur, mais aussi résistance et espoir. Elle crée notamment des séries inspirées des luttes de libération africaines, anti-Apartheid ou encore de la condition de la femme. Après l’indépendance du Mozambique en 1975, elle est reconnue par le gouvernement marxiste de Samora Machel et devient attachée culturelle auprès de l’ambassade du Mozambique à Rome. De son vivant, B. Lopes est exposée au siège de la FAO à Rome en 1996, au Centre culturel italien de Djeddah en 1995, au Musée national d’art moderne de Bagdad en 1981, à la Fondation Calouste Gulbenkian à Lisbonne en 1972, au Musée national de Maputo à deux reprises (1982 et 2012), ainsi que lors de deux grandes rétrospectives à Rome en 1986 et 2002. B. Lopes continuera à jouer un rôle de passeuse entre l’Afrique et l’Europe, jusqu’à sa disparition en 2012.

À la mort de F. Confaloni en 2023, l’appartement du couple, 98 via XX Settembre, à Rome est progressivement vidé après avoir été notamment photographié par Giorgio Benni. En juin 2024, une large partie du contenu de son studio – soixante-quatorze peintures à l’huile, dessins et sculptures – est vendue aux enchères par Bonhams1. Bien que l’œuvre de B. Lopes ait bénéficié d’une certaine reconnaissance de son vivant, notamment à travers une continuité d’expositions, elle reste, en 2025, peu représentée en institution. Dans les années 2010-2020, l’artiste reste notamment visible par le biais de deux participations post-mortem à la Biennale de Venise (2015, 2024) et du marché de l’art grâce au concours des galeries Richard Saltoun et Andrew Kreps et à sa présence récurrente dans les ventes spécialisées en art moderne et contemporain africain.

Dans le texte suivant, E. Zaituna Kala nous livre la mémoire de sa résidence à Rome où elle s’est rendue, enceinte, auprès des archives de B. Lopes, ainsi que les séries d’œuvres qui en ont résulté. 

À l’entrée…
« Piacere, Onore, Privilegio,
15.07.2007
Massimo Giordani
 » 2

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Vue de l’atelier-appartement de Bertina Lopes, © Photo : Francesco Ciccone

Plus loin, au fil du couloir menant à la cuisine…
« Carissimi Bertina e Franco
Grazie mille pour una serra simpatico
e por la bacalau straordinario
tua vita e una capolavoro
0032 27329656
Frances et Amel Blair
xoxo
01.01.05 » 3

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Vue de l’atelier-appartement de Bertina Lopes, © Photo : Francesco Ciccone

Enfin, son atelier, situé dans un salon réaménagé en espace de travail. Ses peintures encore accrochées aux murs, après tant d’années.

Je suis arrivée à Rome avec un objectif unique : visiter l’appartement-atelier de Bertina Lopes, situé au 98 via XX Settembre. Je voulais y entrer, non seulement pour retrouver les traces de son œuvre et de ses écrits, mais aussi pour rencontrer son veuf Francesco Confaloni, ses proches, contempler le paysage depuis la fenêtre, allumer une lumière – être là où elle a été, là où un fragment de l’histoire du Mozambique, cette nation que nous avons en partage, s’est écrit.

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Vue d’exposition, Bertina Lopes. Via XX Settembre 98, la casa come luogo di resistenza [Via XX Settembre 98, la maison comme lieu de résistance], Museo delle Civiltà, Rome, du 6 juin 2023 au 14 janvier 2024, © Photo : Giorgio Benni, avec l’aimable autorisation du Museo delle Civiltà et de la galerie Andrew Kreps, New York

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Vue d’exposition, Bertina Lopes. Via XX Settembre 98, la casa come luogo di resistenza [Via XX Settembre 98, la maison comme lieu de résistance], Museo delle Civiltà, Rome, du 6 juin 2023 au 14 janvier 2024, © Photo : Giorgio Benni, avec l’aimable autorisation du Museo delle Civiltà et de la galerie Andrew Kreps, New York

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Vue d’exposition, Bertina Lopes. Via XX Settembre 98, la casa come luogo di resistenza [Via XX Settembre 98, la maison comme lieu de résistance], Museo delle Civiltà, Rome, du 6 juin 2023 au 14 janvier 2024, © Photo : Giorgio Benni, avec l’aimable autorisation du Museo delle Civiltà et de la galerie Andrew Kreps, New York

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Vue d’exposition, Bertina Lopes. Via XX Settembre 98, la casa come luogo di resistenza [Via XX Settembre 98, la maison comme lieu de résistance], Museo delle Civiltà, Rome, du 6 juin 2023 au 14 janvier 2024, © Photo : Giorgio Benni, avec l’aimable autorisation du Museo delle Civiltà et de la galerie Andrew Kreps, New York

À Rome, tous les chemins mènent à l’histoire de B. Lopes – et à la nôtre, celle du Mozambique. Le 98 via XX Settembre fut un point névralgique de sa vie : un lieu de rencontres, de débats, d’engagements politiques, de négociations – et, sans relâche, un espace de création, d’expérimentation, d’art en mouvement. Ce n’est pas seulement à Rome, mais en résonance avec son essence même que B. Lopes a façonné cet espace complexe : à l’image de la ville elle-même, il était dense, traversé, multiple. B. Lopes y avait construit une agora paradoxale – à la fois lieu d’intimité profonde et centre ouvert sur le monde, où le présent dialoguait sans cesse avec la mémoire, qu’elle vienne d’ici ou d’ailleurs. Avec le temps, ce foyer est devenu un document. Un tableau, une archive vivante. L’œuvre de Lopes – foisonnante, protéiforme, mêlant peinture, sculpture en bronze ou en bois – s’y déployait en multiples formes, pour mieux dire la complexité de sa vie. Chaque mur de l’atelier en garde d’innombrables traces : graffiti, objets, souvenirs, témoignages laissés par des visiteur·euses venu·es de tous horizons – artistes, activistes, ami·es, anonymes, connaissances de passage, personnalités politiques. Autant de présences croisées, autant de voix déposées entre ces murs, que le temps n’a pas effacées.

Quelques jours après mon arrivée à Rome en mars 2023, F. Confaloni — que toutes et tous appelaient Franco, le veuf de B. Lopes — est mort des suites d’une brève maladie. Malgré ma grossesse, je me suis rendue à ses funérailles. Chez moi, au Mozambique, cela aurait été mal vu : une veillée n’est pas un lieu pour une femme enceinte. On évite de mêler celles et ceux qui viennent au monde à celles et ceux qui le quittent. C’est le temps — et non pas les présent·es — qui traitent la mort. Sans réticence, j’y suis allée : après tout, c’était une occasion unique de voir et de ressentir le monde qui avait entouré « Mama B ».

À son enterrement, une foule de visages est apparue – autant de figures qui allaient peupler mes mois de recherche à venir. Ces dernier·es témoins de la vie de F. Confaloni, et par extension de B. Lopes, me semblaient presque irréel·les, fantomatiques : ses amies Paola Roletta, journaliste, et Mary Angela Schroth, directrice de Sala 1 – Centro Internazionale d’Arte Contemporanea, les équipes de la galerie Richard Saltoun à Rome qui représentent à présent son œuvre… Nous étions tous lié·es, d’une manière ou d’une autre, à cette femme. Dernière épouse de F. Confaloni, Franca, désormais veuve elle aussi, faisait partie de cet entourage posthume de l’artiste, comme si l’aura de B. Lopes ne pouvait disparaître, comme si elle refusait de les – de nous – abandonner. Je me suis sentie proche de chez moi, de Maputo. La basilique Sainte-Marie-des-Anges-et-des-Martyrs était impressionnante. Dans ce lieu immense, j’ai eu l’étrange sensation d’être tout près de B. Lopes. Quelque chose, dans les prières dites, faisait écho aux rituels que mon grand-père accomplissait chez nous.

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Vue de l’atelier-appartement de Bertina Lopes en 2021, une note manuscrite du président portugais Mário Soares, l’un de ses cigares est scotché au mur, © Photo : Nancy Dantas

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Vue de l’atelier-appartement de Bertina Lopes en 2021, © Photo : Nancy Dantas

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Vue de l’atelier-appartement de Bertina Lopes en 2021, © Photo : Nancy Dantas

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Restitution de la résidence d’Euridice Zaituna Kala à la Villa Médicis de Rome, 2023

Finalement, je n’ai jamais franchi le seuil de cet appartement-atelier. Je l’ai habité en rêve, parcouru par l’imaginaire, dessiné mentalement, lu à travers les récits, scruté à travers quantité d’images collectées par d’autres que moi – en l’occurrence par les historiennes de l’art Alicia Knock et Nancy Dantas 4. La mort de F. Confaloni en avait scellé l’entrée, du moins pour le temps que j’ai passé à Rome.

C’est dans un autre appartement, en banlieue de Rome, que je suis finalement entrée : celui de Francesco Ciccone, collectionneur de l’œuvre de B. Lopes. Il a partagé avec moi une tranche de vie : il m’a parlé de son travail, de sa femme, elle aussi enceinte, et de ses enfants. Les murs neufs, presque frais, étaient couverts des tableaux de B. Lopes. Le salon, à peine plus grand que 20 m², les chambres, le bureau, et même la cave servaient de dépositaires à une carrière qu’il avait appris à raconter. Pendant une après-midi entière, F. Ciccone m’a raconté l’histoire et la provenance de chaque œuvre, sa chronologie. Tel un historien, il replaçait chaque tableau au sein de la vie de l’artiste. Et bien qu’il n’ait pas eu la chance de la connaître de son vivant, F. Ciccone était devenu proche de son veuf, F. Confaloni, et de sa nouvelle femme, Franca. Plongée face à certaines des œuvres majeures de B. Lopes ainsi que dans les catalogues de ses expositions successives, j’ai joui à ce moment d’un autre aperçu de la vie de B. Lopes, de sa famille proche au Portugal, avec qui F. Ciccone avait également pris contact. C’est alors que j’ai pris pleinement conscience de l’absence, dans cette histoire, de ses deux enfants, né·es d’un premier mariage avec le poète et journaliste mozambicain Virgílio de Lemos (1929-2013).

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Vue de l’atelier-appartement de Bertina Lopes, © Photo : Francesco Ciccone

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Vue de l’atelier-appartement de Bertina Lopes, © Photo : Francesco Ciccone

« Pour Mama Bertina
Avec tendresse
Avec amour
Pour Haïti, Pour l’Afrique,
Toujours.
Rome <3
le 3 mai 2010
Florence Alexis
Stéphen Ndiaye <3
»

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Euridice Zaituna Kala, Bertina, série Postcard, 2023, © Euridice Zaituna Kala

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Euridice Zaituna Kala, BL + =ZK, série Postcard, 2023, © Euridice Zaituna Kala

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Euridice Zaituna Kala, Peeing in the studio, série Postcard, 2023, © Euridice Zaituna Kala

Je suis retournée à Paris – cette ville que B. Lopes chérissait et vers laquelle elle aurait peut-être fui, plutôt que Rome, si les salazaristes ne l’avaient pas contrainte à précipiter les préparatifs de son exil – avec un sentiment troublé, fait de souvenirs entremêlés : ceux du partage, des luttes, des douleurs. Les miens, et ceux des autres. Le présent, lui, semblait incertain, morcelé, déjà sur le point de s’effacer des mémoires de celles et ceux qui l’avaient traversé.

L’appartement-studio, autrefois foyer festif, est devenu un lieu de mort, d’amertume, de chagrin. Elle y a construit son propre réseau, fait de fidélité et d’engagements, et son œuvre ancrée avant tout dans un contexte politique. Elle y a dédié sa vie à une démarche militante anticoloniale. C’est à Rome que je me suis rendue avec les premiers fragments d’un projet qui cherchait à approfondir la question de l’archive – une archive articulée autour de l’hommage : ceux que B. Lopes rend, dans son travail, à des figures politiques, à d’autres artistes, dont Pablo Picasso (1881-1973), qu’elle rencontre à Paris en 1964, et ceux qu’elle reçoit en retour, notamment dans sa maison, lieu pensé comme un espace d’accueil. Les murs y témoignaient de cette circulation constante de gestes, de présences, d’amour.

Comme évoqué, à la mort de B. Lopes, une grande partie de ses œuvres majeures, ses archives, son studio, sont devenus l’héritage de son veuf F. Confaloni, puis, après sa disparition, celui de sa femme, Franca. Cette dernière est restée pour moi une énigme : épouse tardive, dépositaire d’une histoire nationale – ici, mozambicaine – qui n’était pas la sienne. L’œuvre de B. Lopes, détachée de son contexte, semble aujourd’hui avoir bifurqué dans une autre trajectoire. Comment une vie si prolifique – une maison, des œuvres, une mémoire personnelle et collective – peut-elle un jour être léguée à une personne qui n’a, en apparence, aucun lien avec cette histoire ? Tout cela me semblait tragique.

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Euridice Zaituna Kala, Casa Bertina (Negative), 2023, © Euridice Zaituna Kala & Archives Bertina Lopes

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Euridice Zaituna Kala, Wall behind Studio, 2023, © Euridice Zaituna Kala

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Euridice Zaituna Kala, A Mother, série We are the Ghost We are the Archive, 2023, composition numérique, © Euridice Zaituna Kala & René d’Amour Hitimana

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Euridice Zaituna Kala, A Father, série We are the Ghost We are the Archive, 2023, composition numérique, © Euridice Zaituna Kala & René d’Amour Hitimana

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Euridice Zaituna Kala, A Residence, série We are the Ghost We are the Archive, 2023, composition numérique, © Euridice Zaituna Kala & René d’Amour Hitimana

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Euridice Zaituna Kala, A Son, série We are the Ghost We are the Archive, 2023, composition numérique, © Euridice Zaituna Kala & René d’Amour Hitimana

À qui revient cet héritage ? Je me suis posée cette question en tant qu’artiste, en tant que mère, à l’époque enceinte. Je me suis imaginée dans cet appartement, comme si, à mon tour, je devais laisser ma trace ; inscrire ma dédicace, sur un mur déjà chargé de messages d’amour, de numéros griffonnés à la hâte, de cœurs aux formes étranges, de signatures improbables – comme pour tracer une barrière contre l’oubli, pour faire frontière contre l’illisibilité.

C’est à partir des archives mises en ligne de son vivant par F. Confaloni, de celles du Museo delle Civiltà à Rome — qui a commandité une documentation extensive de son appartement-atelier au photographe Giorgio Benni à l’occasion d’une rétrospective de B. Lopes en 2023 — ainsi que de ce que F. Ciccone a bien voulu me montrer, que j’ai pu commencer à reconstituer cette institution informelle qu’était l’univers de B. Lopes. Mais tout semble désormais passer en négatif. Ma propre présence dans cet espace, refusée, absente, s’imprime en creux. Dans le travail né de ces recherches, j’ai souhaité, entre autres, topographier et dupliquer numériquement ce lieu pour en faire un espace-refuge. Un refuge dont, me semble-t-il, nous avons cruellement besoin.

À l’heure où j’écris, une chose est certaine : il n’y aura pas de musée dans cet appartement. Les écritures sur les murs seront effacées sous une couche de peinture. L’archive, bien que documentée, s’évanouira. Rome oubliera-t-elle un jour Mama B ?

« Roma 01.04.1994
A Bertina
A INTELIGÊNCIA É ALGO DE VULGAR
Mais do que isso, a imaginação que é para poucos mortais criam, pertencem a raridade, pelo conjunto da: inteligência, a emoção, espiritualidade, e intelectualidade. Bertina, “tu” pertences a todos os tempos, o passado, o presente e o futuro. Tuas obras, tua simplicidade e coragem, representam o símbolo da mulher do universo, mas “nossa” moçambicana.
J.Jamal, piloto da Lam (Linhas aereas de Mocambique)
tél: 74.26.90, 49.35.10, 46.59.83, 46.59.54, 42.58.24, 42.58.25
Maputo Rua Dar-El-Salam n° 141 
» 5

1
Lien vers la vente sur le site de Bonhams : https://www.bonhams.com/stories/38353/video-the-studio-of-bertina-lopes-1924-2012/

2
Traduction de l’italien : « Plaisir, honneur, privilège. »

3
Les fautes de grammaire et d’orthographe sont fidèles à l’inscription originale. Traduction de l’italien : « Très chers Bertina et Franco. Mille mercis pour cette soirée sympathique et pour ton bacalhau extraordinaire. Ta vie est un chef-d’œuvre. »

4
Dantas, Nancy, « Bertina Lopes: (Counter)Modernist in Arms », dans Reclaim: Narratives of African Women Artists, Paris, AWARE : Archives of Women Artists, Research & Exhibitions, 2024.

5
Traduit du portugais : « L’intelligence est chose commune. Mais au-delà de cela, l’imagination – que seuls quelques mortels possèdent – appartient à la rareté, car elle résulte d’un tout : l’intelligence, l’émotion, la spiritualité et l’intellectualité. Bertina, “tu” appartiens à tous les temps : le passé, le présent et le futur. Tes œuvres, ta simplicité et ton courage représentent le symbole de la femme de l’univers, mais “notre” Mozambicaine avant tout. »

6
Translated from Portuguese: “Intelligence is common. But beyond it, imagination – only possessed by a few mortals – is a rare thing, for it is the result of a whole: intelligence, emotion, spirituality and intellectuality. Bertina, ‘you’ belong to all time: past, present and future. Your works, your simplicity and your courage represent the symbol of the woman of the universe, but above all, of ‘our’ woman of Mozambique”.

Pour citer cet article :
Euridice Zaituna Kala, « Euridice Zaituna Kala : « À Rome, tous les chemins mènent à l’histoire de Bertina Lopes – et à la nôtre, celle du Mozambique. » » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 20 juin 2025, consulté le 20 juin 2025. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/euridice-zaituna-kala-a-rome-tous-les-chemins-menent-a-lhistoire-de-b-lopes-et-a-la-notre-celle-du-mozambique/.

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