Entretiens

Joan Semmel : de la sexualité à la mort, une intimité politique

03.03.2023 |

Joan Semmel, Skin in the Game, 2019, huile sur toile en 4 panneaux, 243,84 × 731,52 cm en tout, 243,8 × 182,9 cm chacun, Courtesy Alexander Gray Associates, New York, © 2023 Joan Semmel / Artists Rights Society (ARS), New York, © ADAGP, Paris

Joan Semmel est une peintre américaine dont le travail figuratif interroge principalement les notions d’intimité et de sensualité. Elle est aussi connue pour son engagement féministe sur la scène new-yorkaise depuis les années 1970, au sein de groupes tels que le Ad Hoc Women’s Art Committee. À l’issue de sa première rétrospective aux États-Unis en 2021, cet entretien retrace l’évolution de son œuvre depuis les années 1960. Mêlant expressionnisme abstrait et réalisme, J. Semmel a d’abord représenté la sexualité avant de se concentrer sur la thématique de la vieillesse par le biais de l’autoportrait.

Ewa Giezek : En 2021, la Pennsylvania Academy of the Fine Arts, à Philadelphie, a accueilli votre première rétrospective, Joan Semmel : Skin in the Game (2 juillet – 21 août 2021). Le titre fait référence à l’une de vos peintures représentant votre corps nu de six manières différentes. La plupart de vos œuvres récentes sont des autoportraits de ce type. Pourquoi est-ce si important, aujourd’hui, de représenter la vérité et la beauté du vieillissement ?

Joan Semmel : de la sexualité à la mort, une intimité politique - AWARE Artistes femmes / women artists

Joan Semmel, 2022, © Photo : Robert Banat

Joan Semmel : Mon travail traite de l’âge parce que j’ai commencé à vieillir. Un jour, vous vous regardez dans le miroir et vous vous dites : « Qui est cette personne ? Ce n’est plus moi ! » Ces changements physiques se manifestent dans mon travail aussi bien que dans ma vie privée. Au cours de ma carrière, j’ai utilisé ma propre image pour illustrer mes préoccupations quant à la représentation des femmes dans notre culture. Aujourd’hui, je veux montrer que notre culture a été si focalisée sur la jeunesse que les problèmes des personnes âgées ont été en grande partie vraiment ignorés, alors que vieillir est partie prenante de la condition humaine. J’ai traité le vieillissement comme j’ai toujours traité ma propre image, aussi honnêtement que possible.

EG : Pour faire des autoportraits réalistes, vous avez peint à partir de photographies de vous-même nue, prises en face d’un miroir, comme dans Centered (2002). Ce mode de représentation vous permet-il de confronter le regard du public sur le vieillissement ?

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Joan Semmel, Centered, 2002, huile sur toile, 121,92 × 134,62 cm, Courtesy Alexander Gray Associates, New York, © 2023 Joan Semmel / Artists Rights Society (ARS), New York, © ADAGP, Paris

JS : J’aimais bien l’idée que l’appareil soit orienté vers le public. J’ai toujours été préoccupée par l’idée de l’objectification des femmes. Dans ces tableaux, je dis : « Si vous me regardez, ici, c’est moi qui vous regarde. » Le tableau regarde le public en retour, ce qui déstabilise le point de vue. De quel point de vue s’agit-il ? Du vôtre ou du mien ? Des personnes qui regardent ou de celle qui est regardée ? C’est une manière de donner une capacité d’action à la personne regardée, de lui permettre d’être un sujet actif plutôt que passif. Cela dit, les critiques ont souvent comparé la composition de mes peintures à des photographies, mais je ne me suis jamais considérée comme photographe ! J’utilise simplement la photographie comme un outil pour capturer les images.

EG : Avant d’utiliser la photographie et de réaliser des peintures figuratives, dans les années 1960, vous créiez des toiles abstraites. Votre carrière rend visible votre goût pour les médiums picturaux clairs et lumineux. Que souhaitez-vous qu’ils apportent aux sujets que vous explorez ?

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Joan Semmel, Purple Diagonal, 1980, huile sur toile, 198,12 × 264,16 cm, Courtesy Alexander Gray Associates, New York, © 2023 Joan Semmel / Artists Rights Society (ARS), New York, © ADAGP, Paris

JS : Les couleurs, c’est pour moi tout le plaisir de la peinture. J’y réponds de manière émotionnelle et esthétique. Mes choix sont plus sensuels qu’intellectuels. Je veux répandre de la joie, célébrer la sensualité. C’est quelque chose d’essentiel au fait d’être humain·e. Quand j’ai abandonné l’abstraction pour commencer à me concentrer sur la figuration, avec les Fuck Paintings qui représentaient des couples en train de faire l’amour, j’ai gardé les couleurs vives que j’utilisais dans ma période expressionniste abstraite. Pour pouvoir dire ce que j’avais à dire, je voulais que les images résonnent. Ensuite, mon travail a progressivement adopté des tons plus naturalistes. Mais après de nombreuses années à travailler de cette manière, je suis revenue aux couleurs vives et à une surface plus active, comme dans Purple Diagonal. J’avais le sentiment d’être de nouveau libre d’utiliser entièrement la couleur, parce que le contenu de mes œuvres était déjà connu et compris par le milieu artistique, donc je n’avais plus particulièrement besoin de mettre l’accent là-dessus.

EG : À propos de l’importance d’être connue pour être libre de créer en tant qu’artiste femme, j’aimerais revenir à vos premières œuvres figuratives du début des années 1970. À cette époque, vous étiez choquée par les images sexualisées des femmes dans la culture visuelle américaine. Comment ce choc initial est-il devenu le point de départ de vos Erotic Paintings ?

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Joan Semmel, Green Heart, 1971, huile sur toile, 121,92 × 147,32 cm, Courtesy Alexander Gray Associates, New York, © 2023 Joan Semmel / Artists Rights Society (ARS), NewYork, © ADAGP, Paris

JS : Mon rôle en tant que femme et en tant qu’artiste m’est apparu beaucoup plus clairement durant cette période, en raison de la difficulté que je rencontrais à accéder à la scène artistique new-yorkaise. J’étais déjà féministe, mais j’ai pris conscience qu’il y avait d’autres personnes avec qui je pouvais parler de mes problèmes. J’ai rejoint des groupes comme le Ad Hoc Women’s Art Committee, au sein duquel Lucy Lippard était très influente. J’étais liée à d’autres artistes et je me rendais dans leurs ateliers. Nous nous sommes toutes mutuellement influencées durant nos rencontres. C’était très pluriel, mais le dénominateur commun était la révolution féministe. J’ai commencé à réfléchir à la possibilité pour les femmes de devenir membres de la société d’une manière productive. J’avais l’impression, en tant que jeune femme, à cette époque, que les problèmes commençaient dans la chambre à coucher et devaient être traités à partir de cette source. C’est une des raisons pour lesquelles je me suis orientée vers ce travail sur la sexualité. J’avais le sentiment que tant qu’une femme n’avait pas sa propre conception de sa sexualité et de son désir, elle ne pourrait jamais devenir un membre actif dans la structure politique. La pornographie et les images de pin-up étaient très répandues à l’époque. Elles étaient présentées comme une révolution sexuelle, mais c’était une révolution sexuelle pour les hommes et non pour les femmes, et c’est une distinction très importante.

EG : Vos Erotic Paintings étaient-elles un moyen de créer une révolution sexuelle pour les femmes ?

JS : J’ai essayé de faire tomber le préjugé selon lequel la sexualité est une chose honteuse pour les femmes. Il y avait cette idée répandue que la sexualité était quelque chose de sale, que les femmes bien ne ressentaient pas de désir sexuel. J’ai commencé à me demander pourquoi les femmes n’essayaient pas d’apporter une réponse à la pornographie faite pour les hommes. Les attitudes exprimées dans la pornographie étaient celles de relations de pouvoir ; le pouvoir des hommes actifs et la soumission des femmes passives étaient toujours en jeu. Je voulais montrer des relations dans lesquelles les femmes et les hommes avaient des besoins et des désirs égaux. Mon comportement était un peu révoltant, j’ai pris de grands risques en agissant ainsi en tant que femme. Le concept de female gaze n’existait pas à l’époque, mais je voulais que mes tableaux reflètent le fait que la personne qui les avait peints était une femme, et que c’était à travers ses yeux que l’œuvre devait être vue. Cependant, il a été très difficile de montrer mes œuvres au public au début. Les artistes femmes étaient ostracisées. Nous nous sommes engagées dans une grande résistance. Quand les Guerrilla Girls sont nées, dans les années 1980, nous avons commencé à pointer des discriminations structurelles et institutionnelles. Nous avons fait des affiches que nous avons collées dans toute la ville. Ce sont de très bons souvenirs ; c’était une période vraiment passionnante. Il était important d’être à New York pour participer à ce genre d’activité.

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Joan Semmel, Perfil Infinito, 1966, huile sur toile de lin, 190 × 175,9 cm, Courtesy Alexander Gray Associates, New York, © 2023 Joan Semmel / Artists Rights Society (ARS), New York, © ADAGP, Paris

EG : Vous avez en effet organisé vous-même la première exposition de vos Erotic Paintings et, en 1975, votre travail a fait partie d’une exposition censurée par la Cour suprême en raison de la nudité masculine explicite qui y était montrée. Mais récemment, vous avez participé à une exposition intitulée In the Cut: The Male Body in Feminist Art (2018) à la Stadtgalerie Saarbrücken, en Allemagne. Cela prouve-t-il qu’il y a une évolution dans la manière dont les œuvres érotiques en général et vos peintures en particulier sont désormais reconnues dans le monde de l’art ?

JS : La censure existe toujours, d’une certaine manière. Les États-Unis ont un arrière-fond très puritain, donc tout ce qui a un caractère sexuel est toujours suspect. Les musées étaient soucieux de montrer des œuvres de ce type. Du point de vue commercial, elles étaient presque impossibles à vendre dans les années 1970. Il y avait des expositions féministes dans les galeries, mais j’étais censurée même dans ces groupes. In the Cut : The Male Body in Feminist Art est une exposition bien plus tardive et, honnêtement, je pense qu’elle était trop centrée sur le corps masculin. Je ne suis pas intéressée par l’idée de faire aux corps des hommes la même chose que les artistes masculins ont fait aux corps des femmes. Je ne veux pas faire de qui que ce soit un fétiche ou une poupée, je ne vois pas l’intérêt de renverser les abus. L’érotisme, pour moi, est lié à un échange, à la sensibilité du toucher, du son et de l’intellect. L’érotisme est une rencontre avec une autre personne et il est bien qu’aujourd’hui les femmes aient la liberté de répondre à cette physicalité des hommes ou des autres femmes.

Joan Semmel : de la sexualité à la mort, une intimité politique - AWARE Artistes femmes / women artists

Joan Semmel, Hold, 1972, huile sur toile, 182,88 × 274,32 cm, Courtesy Alexander Gray Associates, New York, © 2023 Joan Semmel / Artists Rights Society (ARS), New York, © ADAGP, Paris

EG : Si l’on imagine une sorte de fusion entre vos différents sujets en lien avec l’érotisme et la sensualité, pourriez-vous créer aujourd’hui des Erotic Paintings avec des modèles plus âgés ?

JS : Je ne sais pas à quoi cela ressemble ; je n’ai jamais regardé des personnes âgées faire l’amour [rires] ! Je pense que cela serait difficile. Nous avons tellement l’habitude de penser à la sexualité comme à quelque chose de distinct du corps vieillissant. Qu’est-ce que cela me permettrait d’accomplir ? Donner aux gens, ou simplement à moi-même, la permission d’être sexuels ? Je n’ai pas voulu faire du corps masculin un objet de fétiche. Il y aurait une raison semblable au fait de ne pas être intéressée par la représentation du corps vieillissant dans l’acte sexuel. Je n’ai pas non plus envie que le corps âgé soit fétichisé. La confrontation avec le vieillissement et tout ce que cela implique est toujours liée à la confrontation avec la mort, ce qui est le contraire de la confrontation avec la vie – et le sexe, c’est cela. Je ne représenterai pas le vieillissement en lien avec la sexualité car il y a d’autres sujets liés à la compréhension de la finalité de la vie.

Traduit de l’anglais par Delphine Wanes.

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