Bien que l’art latino-américain ait suscité un intérêt croissant depuis les années 1990 – grâce notamment à des politiques curatoriales et à différents projets de recherche sur son évolution historique, poétique et conceptuelle –, la présence des artistes latino-américain·e·s d’origine africaine est restée presque nulle jusqu’à ces dernières années. Le constat s’impose particulièrement dans le cas des femmes.
Comme l’a observé la théoricienne brésilienne Djamila Ribeiro, qui retrouve ici la Portugaise Grada Kilomba, la femme noire – ni blanche, ni homme – présente une double carence : « les femmes noires sont “l’‘autre’ de l’autre” ».1 Cette double exclusion apparaît avec évidence dans l’histoire de l’art latino-américain. L’artiste Rosana Paulino (São Paulo, 1967) fait remarquer que la femme noire se situe au pied de la pyramide sociale du Brésil, et est presque absente du domaine de l’art. C’est précisément la situation de la femme noire qui fait l’objet de son œuvre.2
Ce n’est que récemment que la recherche et les projets curatoriaux se sont efforcés de rendre compte de la contribution des femmes noires, défrichant un terrain de recherche désormais en pleine expansion. Comment ce processus de visibilisation s’est-il déroulé ? Dans quelle mesure les concepts de l’histoire de l’art latino-américain ont-ils été affectés par l’intégration des artistes noires ?
Les expositions d’artistes latino-américaines les plus récentes – je pense en particulier à Radical Women. Latin American Art 1960-19853 – ont mis en évidence la présence limitée des artistes noires dans l’art de cette période. Leur représentation demeure insuffisante ; toutefois, le tableau s’est transformé au cours des vingt dernières années. Arrêtons-nous sur deux moments historiques.
Si, depuis les années 1960, on peut signaler quelques artistes noires – par exemple, Maria Lídia Magliani (Pelotas, 1946 – Rio de Janeiro, 2012), dont la peinture interroge le corps de la femme (parfois celui de la femme noire) ; María Auxiliadora da Silva (Campo Belo, 1935 – São Paulo, 1974), artiste autodidacte dont la poétique non académique aborde la sociabilité afro-brésilienne ; ou la peintre Maria Adair (Itiruçu, 1938), dont l’œuvre abstraite évoque la nature –, l’étude de cette période montre que leur contribution au domaine de l’art savant (expositions, galeries, musées, collections) demeure extrêmement limitée.
En 2006, l’exposition Manobras Radicais – parmi les premières à réunir de manière cohérente les œuvres d’artistes femmes au Brésil – intègre R. Paulino. Cette exposition et différents textes insistaient sur le fait que le féminisme n’a pas trouvé d’expression ni d’affirmation dans l’art brésilien.4 R. Paulino ne se présente d’ailleurs pas comme féministe. Tandis que le féminisme des années 1970 et 1980 revendiquait le droit au travail à l’extérieur du foyer, la femme noire a toujours travaillé. La mère de R. Paulino elle-même faisait le ménage du local des féministes de São Paulo. Sa série des Bastidores [Châssis, 1997] se fonde ainsi sur les travaux sociologiques de sa sœur sur la violence domestique afin de se confronter au thème de la violence envers les femmes.
Depuis la fin des années 1980, au Brésil, plusieurs expositions ont entrepris de donner une visibilité aux artistes noires et de leur permettre de contribuer à la scène artistique nationale. Une chronologie incomplète comprendrait l’exposition A Mão Afro-Brasileira: Significado da Contribuição Artística e Histórica (1988), organisée par l’artiste et curateur brésilien Emanoel Araújo (Santo Amaro, 1940) au musée d’art moderne de São Paulo (MASP), en commémoration du centenaire de l’abolition de l’esclavage au Brésil, et à laquelle ont participé M. Adair et M. L. Magliani.
E. Araújo, figure essentielle des évolutions du début du XXIe siècle, a été le premier directeur noir de la Pinacothèque de São Paulo (1992-2002), où il a considérablement augmenté, durant son mandat, la représentation des artistes afro-brésilien·ne·s. Depuis 2004, il est le directeur fondateur du musée Afro Brasil, à São Paulo.5 En 2013, il organise une nouvelle exposition, A Nova Mão Afro-Brasileira, à laquelle participent vingt-quatre artistes, parmi lesquel·le·s R. Paulino et Sonia Gomes (Caetanópolis, 1948).
Des études chiffrées ont également démontré la faible représentation des femmes dans l’art afro-brésilien, mais, ces dernières années, des initiatives curatoriales et institutionnelles cohérentes se sont données pour but de mettre en valeur la présence des artistes noir·e·s au Brésil, tant dans le cours de sa longue histoire que parmi les générations plus jeunes. En 2014, l’exposition Histórias Mestiças, commissionnée par Adriano Pedrosa et Lilia Moritz Schwarcz au MASP et à l’institut Tomie-Ohtake, également à São Paulo, a mis en valeur une représentation de l’art brésilien à contre-courant des cadres conventionnels de l’art blanc, abstrait et formaliste qui domine l’histoire de l’art brésilien. L’exposition Territórios: Artistas Afrodescendentes no Acervo da Pinacoteca, commissionnée par Tadeu Chiarelli à São Paulo (2015-2016), réunit les œuvres de la collection produites par des artistes noir·e·s au cours des deux derniers siècles.6
En 2016, des débats institutionnels ont accompagné la programmation du centre Itaú Cultural, à São Paulo, que conclut une série de tables rondes (Diálogos Ausentes) auxquelles ont participé notamment les artistes Aline Motta (Niterói, 1974) et Eneida Sanches (Salvador, 1962), la curatrice Fabiana Lopes et l’artiste et curatrice Diane Lima (Mundo Novo, 1986), médiatrice des différentes sessions. À ces nouvelles voix curatoriales, on peut ajouter celles d’Igor Simões ou de Hélio Menezes, entre beaucoup d’autres, qui tracent les contours d’une nouvelle scène d’artistes, de curateurs et curatrices noir·e·s. Mais, comme l’observe F. Lopes7, dans la communauté noire, l’action et la réflexion sur la représentation naissent et se développent depuis des espaces autogérés : par exemple, le programme de l’Ateliê Oço/Galeria Cine Sol, à São Paulo, dirigé par l’artiste et curateur Claudinei Roberto da Silva (São Paulo, 1963) depuis 2005, et qui, pendant plus de dix ans, et sans mécènes, a fonctionné comme un laboratoire de recherche destiné à fournir de la visibilité et un cadre de discussion à l’œuvre d’artistes noir·e·s.
En 2018, l’exposition Histórias Afroatlânticas, au MASP, ainsi que les expositions personnelles présentées dans le même musée en 2018-2019, mettant en valeur le récit afro-atlantique des artistes M. A. da Silva, S. Gomes ou Lucia Laguna (Campo dos Goytacazes, 1941), ont lieu parallèlement à la rétrospective de R. Paulino à la Pinacothèque de São Paulo (2018-2019), présentée ensuite au musée d’art de Rio de Janeiro. Cette chronologie nous permet d’appréhender les évolutions que connaissent actuellement certaines institutions artistiques brésiliennes qui défendent des artistes afro-brésilien·ne·s.
Bien que le Brésil n’ait jamais légalisé le racisme à la manière des États du Sud aux États-Unis, les inégalités demeurent profondes.8 L’idéologème de la « démocratie raciale », qui tend à dissimuler le racisme de la société brésilienne, ou le « mythe des trois races », qui désigne la relation supposément harmonieuse entre indigènes, Européens et Africains, recouvrent des inégalités raciales – remises en cause, ces dernières années, par des mouvements en faveur de la diversité. Ces revendications se sont articulées au moyen de la discrimination positive fondée sur les quotas, mise en place par les universités à partir de 2003, et qui a joué un rôle important dans la formation de nombreuses artistes. Les discours de terreur, de racisme et de guerre contre les pauvres, développés par le président actuel Jair Bolsonaro dans ses interventions publiques, remettent en cause ces politiques inclusives.
Les artistes noir·e·s sont aujourd’hui plus présent·e·s dans l’art contemporain brésilien qu’au siècle dernier. En 2015, pour la première fois, un artiste noir, Paulo Nazareth (Belo Horizonte, 1977), est invité à représenter le Brésil dans le pavillon latino-américain de la Biennale de Venise. Parmi les nouvelles générations, les noms de jeunes artistes s’inscrivent puissamment dans les domaines de la vidéo, de la photographie et de la performance. Parmi les artistes femmes, on peut citer Musa Michelle Matiuzzi (São Paulo, 1983), Charlene Bicalho (João Monlevade, 1982), Priscila Rezende (Belo Horizonte, 1985), Juliana Dos Santos (São Paulo, 1987), Lídia Lisboa (Guaíra, 1970), Janaina Barros (Paulo, 1979), Renata Felinto (São Paulo, 1978), Ana Lira (Caruarú, 1977) et Miriani Figueira (Porto Alegre, 1986), entre autres.
Ces artistes introduisent des thèmes et des concepts jusque-là absents de l’art contemporain au Brésil : par exemple, les poétiques en relation avec l’empreinte culturelle exercée par les cheveux, comme dans la performance Bombril (2010-2018) de P. Rezende, où l’artiste utilise ses propres cheveux pour faire la vaisselle afin de littéraliser face au public la signification de la célèbre marque d’éponges en laine d’acier Virulana, qui désigne péjorativement les cheveux des femmes noires. S. Gomes, L. Lisboa ou J. Barros travaillent sur le tissu, la couture, dont elles associent le caractère artisanal à une poétique de la mémoire, de leur mémoire. Mémoire à laquelle s’intéresse également A. Motta au cours d’un voyage au Nigéria sur les traces de sa propre identité, déracinée à la fois du Brésil et de l’Afrique ([Outros] Fundamentos [(Autres) fondations], 2017-2019), réflexion poétique sur la diaspora née avec l’esclavage au Brésil, quatre siècles plus tôt. Cette question décisive de l’identité, R. Felinto l’affronte elle aussi en habitant la terre, le territoire sur lequel elle danse (Danço na Terra que Piso [Je danse sur la terre où je marche], 2014). Inscription du lieu social où la couleur, comme le montre poétiquement J. Dos Santos, sépare. La couleur et son arbitraire, que l’artiste interroge sous la forme du bleu.9
Toutes ces artistes afro-brésiliennes, formées dans le langage de l’art contemporain, introduisent dans leurs œuvres des références à leur subjectivité et à des contextes d’énonciation profondément traversés par l’héritage de l’esclavage, de la vie en diaspora et du racisme structurel de la société brésilienne.
Andrea Giunta est commissaire d’exposition, auteure et professeure d’art latino-américain et d’art moderne et contemporain à l’Université de Buenos Aires, où elle a obtenu son doctorat. Co-curatrice de l’exposition Radical Women. Latin American Art. 1960-1985 (Hammer Museum, LA, Brooklyn Museum, NY et Pinacothèque de São Paulo, 2017-2018). Commissaire principale de la Biennale 12, Femenine(s). Visualities, Actions, Affects, Porto Alegre (2020) et de l’exposition Puisqu’il fallait tout repenser / Pensar todo de nuevo (Rolf Gallery, Buenos Aires, 2020 / Les Rencontres d’Arles, 2021). Auteure de Feminismo y Arte Latinoamericano. Historias de mujeres que emanciparon el cuerpo (Siglo XXI, 2018, 7ª édition 2021).
Un article réalisé dans le cadre du réseau académique d’AWARE, TEAM : Teaching, E-learning, Agency and Mentoring.