Recherche

Le tarot de Brenda Fajardo : lire le passé, le présent et l’avenir des Philippines

20.12.2024 |

Brenda Fajardo, Autoportrait, 2006-2011, encre de couleur sur papier © Courtesy of Tin-aw Art Management and Brenda V. Fajardo estate

La graveuse et peintre Brenda Fajardo (1940-2024) est connue pour ses prises de position culturelles et pour ses recherches. Diplômée de l’University of the Philippines (UP) Los Baños en agriculture en 1959, elle obtient ensuite un diplôme de master en éducation artistique à l’University of Wisconsin, à Madison (États-Unis), grâce à une bourse Fulbright-Hays en 1967. Là, B. Fajardo entame aussi son parcours d’enseignante dans les écoles publiques du Wisconsin à Madison et à Stevens Point. En 1968, de retour dans son pays, elle participe à sa première exposition collective avec l’Art Association of the Philippines. En 1974, au début de la dictature de Ferdinand Marcos, se tient sa première exposition monographique. Son corpus d’œuvres croise l’intime avec les contextes sociopolitiques et sociohistoriques. Combinant l’imaginaire avec le figuratif dans son style caractéristique inspiré de l’imagerie populaire, elle est connue pour l’usage récurrent qu’elle fait des cartes de tarot, dès la fin des années 1980. Inventées dans l’Europe médiévale, les cartes de tarot étaient à l’origine destinées au jeu avant d’être employées dans les arts divinatoires. B. Fajardo les adapte au contexte philippin et traduit les archétypes dans leurs équivalents locaux. Pour ce faire, elle transforme de manière ludique le décor et les costumes et ajoute des personnages dans l’image pour réintroduire l’histoire au sein d’un tableau thématique.

On retrouve des leitmotivs dans la manière dont elle présente le tarot. Babaylan [la Prêtresse], par exemple, est vêtue d’une baro’t saya (un costume féminin traditionnel) et porte un bol sur la tête ; assise entre deux cocotiers, elle tient contre sa poitrine ce qui ressemble à un morceau de papier. B. Fajardo a aussi créé son opposé binaire, Gaga [la Folle], une femme qui tient dans un baluchon ses affaires et qui court vers le soleil à l’horizon, tandis qu’un chien à ses talons la mord. Selon l’artiste, il s’agit de son « symbole personnel […]. C’est un commentaire sur le fait que les femmes peuvent aspirer à et, dans une certaine mesure, contrôler leur propre destinée au lieu de simplement accepter les circonstances qui les accablent1 ». On retrouve également Ang Araw [le Soleil], figurant un jeune crieur de journaux d’un côté et une jeune marchande de sampaguita (jasmin sambac) de l’autre, devant un drapeau des Philippines placé à la verticale. Ang Buwan [la Lune] présente deux chiens aboyant, avec en dessous d’eux un homard et au-dessus, dans le ciel, un astre mi-lune, mi-soleil, ainsi que deux maisons à l’arrière-plan. Demonyo [le Démon] se tient debout sur un objet cylindrique, ceint de chaînes tenues par deux femmes nues. Dans Kamatayan [la Mort], un squelette enterre des corps dans une terre fertile et l’on distingue une tête et une main émerger du sol. Paghuhukom [le Jugement] met en scène trois femmes nues, les bras levés vers une figure angélique munie d’une trompette, dans le ciel. Ang Bituin [l’Étoile] représente une femme nue assise au bord d’une rivière, où elle puise et reverse de l’eau, sous trois grandes étoiles, avec un paysage à l’arrière-plan. Katarungan [la Justice] est figurée de deux manières : comme une femme assise sur un siège, tenant une épée, avec ou sans bandeau sur les yeux.

Les cartes de tarot sont souvent soit au centre de l’image, soit présentées comme des pièces individuelles. Cependant, dans certaines œuvres, elles apparaissent en marge d’une autre image. C’est le cas dans Cards of Life – Women’s Series (1993), où sont représentées au stylo et à l’encre des femmes d’apparences diverses, dans différents moments et âges de la vie, dans les Philippines de la période coloniale à nos jours. Cette série inclue Mga Bababe sa Panahon ng Espanyol [Femmes durant la colonisation espagnole], Mga Babae sa Pagdating ng Amerikano [Femmes à l’arrivée des Américains] et Mga Pilipina at mga Hapon [Femmes philippines et Japonais]. Dans chacun de ces dessins, nous voyons se rassembler des femmes d’âges divers, qui portent les vêtements spécifiques de leur époque et sont entourées de différentes cartes de tarot. Sur les panneaux, au-dessus et en dessous des images principales, B. Fajardo griffonne les histoires des femmes représentées. Derrière les femmes des périodes américaine et japonaise se trouvent des soldats, qui semblent les surveiller. Cette série compte également Ako ay Babae, Ako ay Pilipina [Je suis une femme, je suis philippine], dans laquelle des femmes de différents âges et groupes ethniques se tiennent debout devant un arrière-plan marron, avec plusieurs cartes de tarot sur le pourtour et un motif végétal en bordure. Illustrant l’époque contemporaine, Babae at Bayan [Femmes et Pays] figure une image centrale divisée entre, d’un côté, des femmes ressemblant à des politiciennes célèbres, Imelda Marcos et Cory Aquino, et, de l’autre, des femmes manifestant, encadrée de cartes de tarot sur les côtés et de texte écrit au-dessus et en dessous de l’image. Imelda Marcos, criminelle condamnée, est la femme du dictateur Ferdinand Marcos et la mère de l’actuel président, Bongbong Marcos Jr., tandis que Cory Aquino est la onzième présidente des Philippines, célèbre pour le rôle qu’elle a joué dans la révolution philippine de 1986, lorsque le dictateur a été écarté du pouvoir. Dans son œuvre intitulée Pakikibaka Araw-araw [Lutte quotidienne] ; elle montre le travail des femmes, qui va de la vente de légumes et de sampaguitas jusqu’au soin des enfants. Exposée pour la première fois à la Ire Asia Pacific Triennal of Contemporary Art, à la Queensland Gallery de Brisbane (Australie), cette série a pour thème principal la représentation des femmes au fil de l’histoire, afin de les faire sortir des espaces marginalisés auxquels elles sont habituellement restreintes.

Un autre aspect important de ses peintures, dessins et gravures de tarot sont les textes manuscrits. Conteuse, B. Fajardo joint aux images des chroniques qui expliquent les sujets représentés. Dans Pakikibaka Araw Araw [Lutte quotidienne], elle écrit : « Araw-araw ay nakikibaka sa maalat, mapait, at mapaklang buhay ang mga kababaihan sa Pilipinas. Sa bahay, pag-alaga sa asawa, magulang, pagluluto, paglalaba, pamamalantsa, pagtanim, pagtinda, pagiging biyahera, pagtrabaho sa pabrika. Nangingibang bayan para maging domestic help, mananahi o entertainer. » [Tous les jours, les femmes des Philippines sont aux prises avec le sel, l’amertume et la fadeur de la vie. À la maison, nous nous occupons de nos époux, de nos parents, de la cuisine, de la lessive, du repassage, du potager, du commerce, des voyages, du travail à l’usine. Nous partons à l’étranger pour être domestiques, ouvrières dans la confection ou hôtesses.]

En 1993 également, B. Fajardo crée Walang Katapusang Pakikibaka [Lutte sans fin] et Buhay Alamang, Paglukso, Patay! [C’est une vie de crevette. Si elle saute, elle meurt !], deux œuvres représentant les efforts des masses populaires des Philippines contemporaines. Dans les marges de ces images, on trouve une fois encore diverses cartes de tarot, comme Emperador [l’Empereur], Kapalaran [le Destin], Ang Tore [la Tour] et Reyna [la Reine], entre autres. La même année, B. Fajardo réalise Tarot Cards Series: Filipina Migrant Workers. Dessinée à l’encre de couleur sur du papier fait à la main, cette série est centrée sur le sort de la travailleuse migrante philippine, sur la camaraderie qu’elle forme avec ses compatriotes à l’étranger et sur la charge émotionnelle et physique qui pèse sur elle. Le déplacement et l’aliénation sont encore exacerbés par la rangée de cartes de tarot au-dessus de chaque image centrale et par les écritures en dessous, qui racontent leurs histoires. Dans d’autres peintures de cette série, sont dépeints les différents pays et les emplois que les femmes doivent endosser péniblement, « comme au Japon, où elles travaillent en tant qu’hôtesses de boîtes de nuit ; à Hong Kong, où elles sont domestiques et nounous ; et à Taïwan, où elles travaillent dans des usines de jouets, alors que leurs enfants sont loin d’elles2 ». En 1988, l’ex-présidente Cory Aquino a forgé l’expression bagong bayani [héroïnes modernes] pour qualifier les personnes philippines travaillant à l’étranger car « elles ne dynamisent pas seulement l’économie par leurs transferts d’argent mais sont aussi des modèles de résilience3 ». Cela demeure une réalité aujourd’hui, où la majorité de ces femmes travaillent comme nourrices et comme aides à domicile.

L’usage récurrent des cartes de tarot est devenu caractéristique des œuvres de B. Fajardo. Inspirée par l’histoire et les mythes philippins, elle les réimagine et les mêle à des problématiques contemporaines – en particulier celle de l’identité des femmes. Elle a fini par créer des variations de ces séries sur le tarot avec Baraha ng Buhay Pilipino [Jeu de cartes de la vie philippine] en 2005 et Baraha Sang Pangabuhi [Les cartes de la vie] en 2015, continuant d’y avoir recours pour articuler ses intérêts.

B. Fajardo se considérait comme « enseignante d’art4» et a travaillé dans des institutions locales telles que l’Ateneo de Manila University, le College of the Holy Spirit et le UP Department of Humanities (devenu Department of Art Studies en 1989), dont elle a été présidente de 1985 à 1991. Elle a ensuite mené en 1997 un doctorat en études philippines à l’UP Diliman, dont elle a reçu le titre de professeure émérite à sa retraite en 2005. Elle a aussi travaillé comme décoratrice, costumière, actrice et réalisatrice pour des productions de la Philippine Educational Theater Association (PETA). Elle a cofondé la Philippine Art Educators Association, Kababaihan sa Sining at Bagong Sibol ng Kamalayan (KASIBULAN), Baglan Art and Culture Initiatives for Community Development et Dalubhasaan sa Sining at Kultura (DESK). De 1995 à 2001, elle a été conservatrice de l’UP Jorge B. Vargas Museum. Elle a aussi été impliquée dans des projets de sensibilisation pour le Cultural Center of the Philippines (CCP), la National Commission for Culture and the Arts (NCCA) et le National Research Council of the Philippines, en se spécialisant dans la représentation des artistes dans les régions. Sa pratique plurielle en tant qu’artiste, universitaire et professionnelle de la culture a eu pour ambition centrale de révéler les maux de la société contemporaine et les manières possibles de s’en émanciper. Agissant comme la guide spirituelle des figures allégoriques, elle pose les cartes de tarot comme des directions, guidant les hommes et les femmes, avec les images qu’elle a créées, dans la quête de l’identité philippine.

Traduit de l'anglais par Delphine Wanes.

1
Kintanar, Thelma B., et Mendez Ventura, Sylvia, « Brenda Fajardo: Romancing the Tarot », dans Self Portraits: Twelve Filipina Artists Speak, Quezon City, Ateneo de Manila University Press, 1999, p. 87-101. Traduit de l’anglais.

2
Guillermo, Alice, « Brenda Fajardo: The Babaylan through History », dans Cruz-Lucero, Rosario et Tañedo, Rochit (dir.), Who Owns Women’s Bodies?, Quezon City, Creative Collective Center, 2001, p. 70-73. Traduit de l’anglais.

3
Jamie Eugenio, Laurinne « Overseas Filipino Workers: The Modern-Day Heroes of the Philippines », Harvard International Review, 11 août 2023, https://hir.harvard.edu/overseas-filipino-workers-the-modern-day-heroes-of-the-philippines. Traduit de l’anglais.

4
Kintanar, Thelma B., et Mendez Ventura, Sylvia, « Brenda Fajardo: Romancing the Tarot », op. cit., p. 87-101. Traduit de l’anglais.

Artistes femmes d’Asie du Sud-Est

Pour citer cet article :
Iris Ferrer, « Le tarot de Brenda Fajardo : lire le passé, le présent et l’avenir des Philippines » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 20 décembre 2024, consulté le 15 janvier 2025. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/le-tarot-de-brenda-fajardo-lire-le-passe-le-present-et-lavenir-des-philippines/.

Archives
of Women Artists
Research
& Exhibitions

Facebook - AWARE Twitter - AWARE Instagram - AWARE
Villa Vassilieff - 21, avenue du Maine 75015 Paris (France) — info[at]aware-art[.]org — +33 (0)1 55 26 90 29