Entretiens

Apprendre à surmonter le trauma grâce à la joie de Martha Wilson

16.03.2023 |

Martha Wilson, I Make Up the Image of My Perfection / I Make Up the Image of My Deformity, 1974/2008, photographie en couleur, 48,26 x 63,5 cm, édition de 4 ex., Courtesy Martha Wilson et P•P•O•W, New York, © Martha Wilson

Artiste féministe engagée, Martha Wilson est une performeuse américaine dont le travail aborde principalement les questions d’autoreprésentation. Utilisant la photographie ainsi que l’art vidéo, ses œuvres jouent avec les codes de représentation du féminin dans la société contemporaine. Son humour lui permet d’aborder des sujets politiques en usurpant l’identité de personnalités telles que les présidents des États-Unis. Elle est également la directrice de l’association Franklin Furnace Archive, qui œuvre à la promotion du travail d’artistes d’avant-gardes. Cet entretien retrace notamment la manière dont le féminisme a impacté son œuvre tout au long de sa carrière.

Ewa Giezek : Depuis 2021, votre présence sur la scène artistique française s’est amplifiée. Vous avez eu votre première exposition individuelle dans une institution française, Martha Wilson à Halifax. 1972-1974 (20 octobre 2021-31 janvier 2022), au Centre Pompidou – musée national d’Art moderne. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette exposition ?

Apprendre à surmonter le trauma grâce à la joie de Martha Wilson - AWARE Artistes femmes / women artists

Martha Wilson, © Sara Kaplan

Martha Wilson : À l’époque, lorsque je vivais à Halifax, dans les années 1970, je pensais que chacune de mes œuvres était très différente des autres. Puis je les ai reconsidérées lors de l’exposition au Centre Pompidou et j’ai pensé : « Oh, ce n’est qu’une seule et même œuvre ! » J’ai pris conscience que c’était la même exploration d’un phénomène, celui d’être une femme dans la société contemporaine. Les gens ont aimé l’exposition parce qu’ils pouvaient s’identifier à cela ; j’ai eu beaucoup de retours positifs. La commissaire, Marcella Lisa, m’avait demandé de venir l’aider à installer l’exposition. Elle était préoccupée par les relations entre les différentes œuvres. Elle voulait que cela soit clair pour le public, et elle y est parvenue.

EG : À ce même moment, vous séjourniez à Paris à l’occasion d’une résidence organisée par la Cité internationale des arts et Art Explora. Pendant votre séjour, vous avez travaillé à votre projet intitulé Generations of Feminism in France, pour lequel vous avez enregistré des entretiens avec différentes artistes françaises féministes. Quel est l’objectif de ce travail ?

MW : L’idée était de poser les trois mêmes questions à six générations d’artistes femmes françaises1 : comment êtes-vous devenue artiste ? Quelle est votre relation au féminisme ? Le trauma a-t-il joué un rôle dans votre développement en tant qu’artiste ? Cette dernière question est liée à ma théorie selon laquelle nous sommes des artistes et non des meurtrières (ou meurtriers) psychopathes parce que notre art nous offre un exutoire pour évacuer les problèmes de nos corps et de nos âmes. En fait, tout le monde a eu des expériences traumatiques. La question est : comment les traite-t-on ensuite ? Les artistes ont trouvé la manière d’évacuer le trauma hors de leur corps, pour pouvoir ensuite le regarder et l’examiner. Par exemple, une de mes œuvres exposées au Centre Pompidou s’appelle Suicide : elle représente un simulacre de mon suicide, une image de moi nue avec du ketchup sur le ventre. Cette œuvre m’a aidée à comprendre comment je pouvais affronter le suicide quand j’ai regardé pour la première fois depuis l’extérieur le résultat final de ce travail.

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Martha Wilson, New wrinkles on the subject, 2014, impression pigmentaire sur papier photo rag, photographie de Michael Katchen, maquillée par Melissa Roth, feuille 60,96 x 40,64 cm, encadré : 64,8 x 44.5 cm, 2 tirages d’artiste, Courtesy Martha Wilson et P•P•O•W, New York, © Martha Wilson

EG : Pouvez-vous nous en dire plus sur vos autres projets à venir bientôt en France ?

MW : Je vais avoir une exposition intitulée Invisible au Frac à Marseille (1er juillet 2023-4 février 2024). Elle présentera toutes mes œuvres traitant du vieillissement. Par exemple, l’une d’entre elles s’intitule New Wrinkles on the Subject : c’est une photographie de moi prise après qu’une maquilleuse a accentué toutes mes rides. La vieillesse est un sujet qui met les gens mal à l’aise et rend les femmes anxieuses. Maintenant que je suis une vieille dame, je produis encore plus de choses sur ce sujet. Le but de l’art est de questionner les choses, donc je questionne le fait de vieillir : « Pourquoi devons-nous nous teindre les cheveux ? Pourquoi devons-nous utiliser du Botox ? Quel est le problème avec le fait de vieillir, qui est un processus naturel ? » Au fil de ma carrière, j’ai créé beaucoup d’autres œuvres directement liées aux contingences de ma propre apparence, comme I Make Up the Image of My Perfection / I Make Up the Image of My Deformity (1974-2008). À travers ces images, je montre au public nos peurs les plus grandes, et cela nous choque, car il y a une injonction sociale à la perfection.

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Martha Wilson, Martha Wilson as Barbara Bush, 2005, portrait par Dennis W. Ho, Courtesy Martha Wilson et P•P•O•W, New York, © Martha Wilson

EG : Vous avez aussi travaillé sur votre image d’une manière très différente : au lieu de réfléchir à votre propre apparence, vous avez réalisé des performances dans lesquelles vous incarniez des personnalités politiques célèbres, comme Donald Trump, ou des premières dames, comme Michelle Obama. Quelle est l’histoire de ces performances politiques ?

MW : J’ai commencé à jouer avec DISBAND, mon groupe de musique réunissant des artistes femmes. Nous prétendions être les membres du cabinet de Ronald Reagan. Puis DISBAND s’est séparé et j’ai commencé à jouer seule. J’ai fait une performance en tant que Ronald puis en tant que Nancy Reagan en 1983. Pour me préparer à ma performance en tant que Nancy, tout ce que j’avais à faire était de lire les journaux, parce qu’elle y disait des choses très banales que j’incluais directement dans mon scénario. Quand George Bush a été élu, j’ai joué Barbara Bush, et donc ensuite, quand George W. Bush a été élu, j’avais déjà le costume et la perruque pour jouer Barbara – donc je suis revenue à elle, mais en tant que mère d’un président. Elle se plaignait de son fils et c’était très drôle à faire. À chaque fois, j’essayais d’entrer dans la conscience de ces personnalités pour comprendre leurs ressorts et ce qui les définissait. Quand Trump est arrivé, cependant, j’ai essayé d’accéder à sa conscience pour voir ce qu’il y avait, mais c’était assez vide. En général, il y a un message politique que je veux faire passer. Donc ma performance en tant que Trump n’était pas tant à propos de lui qu’à propos de la relation de Martha à la réalité politique des États-Unis au cours des cinquante dernières années.

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Martha Wilson, Martha Does Donald, 14 juin 2017, image de la performance pour Art Rising à la Trump Tower, New York, Courtesy Martha Wilson et P•P•O•W, New York, © Martha Wilson

EG : Dans ces performances, et plus généralement dans la plupart de vos œuvres, vous accordez une grande importance à l’humour. Pourquoi est-il si important de rire et de faire rire votre public ?

MW : Un jour, j’ai réalisé que c’était mon père qui m’avait donné mon sens de l’humour. Il est aussi la personne qui a abusé de moi sexuellement lorsque j’avais sept ans. Donc c’était une situation difficile : je ne voulais pas reconnaître le fait qu’il m’avait transmis des choses positives. Mais quand la communauté féministe est apparue, j’ai compris que l’humour était une stratégie utile. Par exemple, quand les Guerrilla Girls se sont masquées en gorilles et ont utilisé des noms d’artistes femmes mortes, c’était une manière de rire de la condition absurde des femmes dans le monde de l’art. On se souvient de leurs slogans, comme « Combien de femmes ont eu une exposition individuelle dans les musées de New York l’année dernière ? Guggenheim : 0, Metropolitan : 0, Modern : 1, Whitney : 0 » (1985). Le rire nous permet de parler avec les autres même si nous ne sommes pas d’accord. L’humour est aussi une sorte de stratégie qui fait que la vie vaut d’être vécue.

EG : En lien avec les Guerrilla Girls et les relations entre artistes femmes, j’aimerais revenir sur vos rencontres avec deux figures féministes importantes de l’histoire de l’art. D’abord, votre rencontre tendue avec Judy Chicago. Que s’est-il passé ce jour-là ?

MW : En 1972, mon compagnon a postulé à un emploi en Californie. J’y suis allée avec lui et j’ai pris rendez-vous avec le Feminist Art Program, où Judy enseignait. Je lui ai montré mes œuvres et elle ne les a pas appréciées. Puis elle m’a demandé : « Que pensez-vous de ce travail ? », en pointant du doigt des murs entièrement couverts de seins et de fleurs peints par ses étudiantes. Je trouvais cela horrible. Elle m’a hurlé dessus : « Ne comprenez-vous pas ce que nous faisons ici ? Nous essayons de soutenir les jeunes femmes ! » Et en tant que jeune artiste qui commençait sa carrière, je me suis simplement mise à pleurer parce que je n’avais ni les ressources ni la résilience pour savoir quoi faire en de telles circonstances. Donc voilà, Judy Chicago m’a fait pleurer.

EG : L’autre rencontre que je voulais mentionner est plus joyeuse. Vous avez rencontré Lucy Lippard à l’université en 1973. C’est elle qui a affirmé que vous étiez une artiste et, d’ailleurs, c’est elle qui vous a appris le terme « féministe ». Quel a été l’impact de Lucy Lippard sur votre vie et sur votre travail ?

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Martha Wilson, Breast Forms Permutated, 1972/2008, photographies en noir et blanc, texte, 50,8 x 35,6 cm, épreuve d’artiste 1/3, Courtesy Martha Wilson et P•P•O•W, New York, © Martha Wilson

MW : Lucy a changé ma vie. En effet, elle était invitée au Nova Scotia College of Art and Design à Halifax en 1973. J’avais créé un livre avec des images et du texte issus de mes différentes œuvres. Elle a tout regardé et m’a dit : « Oui, vous êtes une artiste. Il y a d’autres femmes en Amérique du Nord et en Europe qui font ce genre de travail féministe sur l’identité. Je vais vous inclure dans une exposition. » Elle a présenté mon travail et, dans le catalogue, j’ai mis l’image de Breast Forms Permutated. Par le biais de ce catalogue, j’ai rencontré Jacki Apple, qui vivait à Brooklyn. Lucy m’a incluse dans une exposition à la A.I.R. Gallery et j’ai découvert qu’à New York les femmes n’étaient pas hostiles les unes aux autres, comme elles l’étaient en quelque sorte à Halifax ; elles se soutenaient mutuellement. J’ai décidé d’emménager à New York en 1974. Jacki m’a aidée à fonder mon organisation, Franklin Furnace : elle en était la commissaire et j’en étais la directrice. Nous exposions des œuvres d’art produites par la communauté active downtown, dont la valeur n’était pas appréciée par la communauté active uptown.

EG : Vous mentionnez l’importance du soutien dans les relations de sororité : quelle serait votre propre définition du féminisme aujourd’hui ?

MW : Je pense que les trois notions de race, de classe et de genre sont au fondement de tout. Au vu de cela, ma définition du féminisme serait : « Les femmes peuvent s’identifier à la condition d’autres femmes et d’autres hommes de races et de classes différentes. Atteindre la diversité des possibles est un droit. »

Traduit de l'anglais par Delphine Wanes.

1
Les artistes interrogées étaient Euridice Zaituna Kala, Claire Finch, Lili Reynaud Dewar, Anne Le Troter et des étudiantes de l’Art School Collective de Bordeaux.

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Pour citer cet article :
Ewa Giezek, « Apprendre à surmonter le trauma grâce à la joie de Martha Wilson » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 16 mars 2023, consulté le 25 avril 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/learning-how-to-deal-with-traumas-with-martha-wilsons-joy/.

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