Le Nemesiache, Festa della poesia alla Gaiola (Poetry Celebration at Gaiola) 11 Giugno 1978, Courtoisie Le Nemesiache et Mangiacapra Archive
Groupe informel d’amies et de camarades féministes, les Nemesiache furent réunies en 1970 sous l’impulsion de l’artiste, autrice et cinéaste italienne Lina Mangiacapre (1946-2002)1. Cette dernière initia ce collectif féministe dans sa ville natale de Naples, dans le sud de l’Italie. Comptant parfois jusqu’à douze femmes, il était animé par un noyau central composé de Claudia Aglione, Fausta Base, Silvana Campese, Consuelo Campone, Conni Capobianco, Bruna Felletti, Anna Grieco et Teresa Mangiacapre, parmi tant d’autres. Avec l’objectif clairement énoncé de « faire revenir du mythe dans le monde2 », le groupe (ré)introduisit des idées et des gestes mythologiques et artistiques afin d’accéder à une nouvelle dimension : celle d’une vie cosmique guidée par un autre ensemble de valeurs, fondées principalement sur la créativité comme chemin vers la liberté.
Bien que ce collectif ait représenté, par son histoire, un jalon du féminisme italien et qu’il ait été entièrement engagé auprès du Women’s Liberation Movement, sa trajectoire est unique dans le paysage transféministe3. Le groupe napolitain mêlait féminisme, mythologie, contes populaires, science-fiction et une imagination radicale, dans une approche interdisciplinaire englobant le cinéma, la performance, l’écriture critique, la peinture, la poésie, la musique, le collage et le costume. Ses membres interrogeaient la vie, aussi bien privée que publique, de manière à la transformer. Elles cherchaient à rétablir les liens les unissant à l’univers en faisant preuve d’imagination pour se réapproprier le passé et en exerçant une critique nécessairement radicale du présent afin de formuler l’avenir. Comme elles l’écrivirent dans leur premier manifeste (1970/72) : « C’est le retour de Némésis, c’est le retour de l’origine. » Cela signifiait d’instaurer la rébellion comme un pilier du changement. En choisissant le nom de la divinité grecque antique Némésis, qui représente la justice contre l’hybris, les Nemesiache montraient qu’elles considéraient l’excès d’arrogance comme un caractère intrinsèque de l’ordre patriarcal et qu’elles faisaient donc appel à Némésis pour restaurer l’équilibre et l’harmonie.
Pour assurer la continuité de l’ordre cosmique, le groupe prônait un engagement durable avec son environnement, celui du contexte urbain de Naples, son paysage géomorphique autant que ses ruines archéologiques et ses sites mythologiques, comme Cumes, le lac Averne, les champs Phlégréens et le cap de Posillipo. Il en résulta une pratique – qui comprenait l’organisation de manifestations et l’occupation de bâtiments – ancrée dans le territoire, afin d’exprimer un féminisme spécifique à l’Italie méridionale. Dans le même temps, menant l’exploration débridée des désirs et des rêves les plus intimes des femmes, le groupe se rattacha à des luttes internationales, encourageant la solidarité entre les personnes opprimées dans différents contextes. Le projet des Nemesiache était de surmonter les frontières temporelles et spatiales – les deux catégories les plus oppressives, comme on peut le lire dans le Manifesto Metaspaziale [Manifeste métaspatial, 1973]. Le groupe souhaitait réaliser cet objectif par le biais du cinéma, qui devint alors un outil d’activisme politique et un moyen de réappropriation de l’histoire. Selon L. Mangiacapre, les images animées constituaient un langage qui ne tournait pas autour de la notion de modèle, trompeur et détaché du contexte, comme l’illusion du concept, mais autour de la possibilité de revenir à la pensée mythosophique : un savoir intuitif, authentique et sensuel, fondé sur le corps et sur le mythe.
I Rassegna del Cinema Femminista (Feminist Film Festival) organisé par Le Nemesiache, Sorrento, 1979, Courtoisie Le Nemesiache et Mangiacapra Archive
Rassegna del Cinema Femminista (Feminist Film Festival) organisé par Le Nemesiache, Sorrento, 1984, Courtoisie Le Nemesiache et Mangiacapra Archive
La pratique filmique des Nemesiache, collaborative, répondait à deux principes du Women’s Liberation Movement : la formation de collectifs organisés de manière non mixte et la pratique de la conscientisation. Alors que cette pratique, répandue au sein de la deuxième vague féministe, reposait principalement sur le discours, les Nemesiache introduisirent en 1973 leur propre variante : la psicofavola (psycho-fable), qui impliquait le corps entier, plaçant au premier plan le geste, la danse et la musique afin de déclencher des transformations psycho-émotionnelles. À partir de leur psycho-fable Cenerella [Cendrillon, 1973-1975], les Nemesiache traduisirent presque toutes leurs performances publiques en courts métrages, mêlant la performance et la vidéo de manière collaborative et expérimentale. Elles œuvrèrent ainsi avec créativité à une libération de soi orientée vers des actes écologiques permettant l’épanouissement. Ce processus permet de comprendre leurs films non comme des images fixes au sein du monde de la représentation, mais plutôt comme une approche du devenir entretissant les fils de la justice environnementale et de la justice sociale. Cette approche va au-delà de la théorie féministe de la deuxième vague et de sa tension entre déconstruction des rôles de genre et recherche de ce que l’on considérait alors comme l’essence féminine.
Grâce à la caméra, le regroupement de ces femmes assura la survie collective : « Le cinéma, c’est avant tout la mémoire. C’est aussi la mémoire des réalités occultées et délibérément effacées », comme le formula L. Mangiacapre. Ainsi, dans les deux courts métrages Cenerella (1974-1975, basé sur la performance de 1973-1975) et Le Sibille [Les Sibylles, 1977], des souvenirs anciens remontent à la surface et des passés enfouis émergent grâce à des gestes rituels et à des personnifications mythologiques, annonçant de nouvelles images et de nouveaux langages afin de réinventer la condition féminine dans l’Italie du Sud. Invoquant le pouvoir ancestral de la ville de Naples, les artistes rejouent là des lamentations archaïques pour ouvrir le champ des possibles avenirs, convoquant tout un panorama de rites et revigorant des formes de mémoire anciennes, oubliées et négligées. On peut le voir dans Le Sibille, où une femme apparaît comme sortie de nulle part pour dénoncer le vol du chant des sirènes. Dans le même film, « les traces effacées de l’histoire du corps féminin à travers les mythes grecs qui ont survécu dans la culture orale napolitaine4 » sont reliées à la manière dont la culture locale aborde la mort, le rituel et la dévotion, en communion avec des traditions païennes préchrétiennes, comme un moyen de se réenraciner différemment dans le monde.
En 1977, le groupe devint une coopérative, Le Tre Ghinee/Nemesiache, structure au sein de laquelle les artistes réalisèrent, produisirent et distribuèrent collectivement sept courts métrages 8 mm et un court métrage multimédia. Complètement autonomes des infrastructures capitalistes et patriarcales, les membres de la coopérative travaillaient collectivement, construisant elles-mêmes leurs propres plateaux. Scénographie, costumes, éclairage et son – que le groupe appelait « psycho-costumes », « psycho-lumières », « psycho-musique » – furent ainsi créés dans leur bottega della poesia [atelier de poésie], témoignage de ces expériences horizontales visant à créer des liens entre les femmes et à remplacer les hiérarchies patriarcales par de nouvelles formes d’action collaborative et d’entraide.
Les qualités magiques et métaphoriques de la caméra permettaient aux Nemesiache de naviguer entre intérieur et extérieur, privé et public, protestant contre la marginalisation des femmes grâce à la pratique de « la conscientisation par la caméra5 ». Elles savaient qu’une telle conscientisation ne pouvait pas se produire uniquement dans la sphère privée de leurs foyers ou lors des conversations non mixtes tenues par leurs camarades féministes, mais plutôt en s’aventurant à travers la ville de Naples6. On trouve un exemple de cette exploration dans Il mare ci ha chiamate[La mer nous a appelées, 1978]. Le film traite de problématiques écoféministes ancrées dans des actions sociales locales. Le groupe manifestait ainsi dans l’espace public une empathie radicale, partageant la souffrance du territoire, menacé à l’époque par la privatisation des plages et la pollution de la baie. Dans Follia come poesia [La folie comme poésie, 1979], le résultat de trois années de travail à Frullone, un important hôpital psychiatrique de Naples, elles questionnaient la psychiatrie et l’enfermement, élaborant une proposition thérapeutique qui affirmait le droit des personnes marginalisées à la beauté.
Didone non è morta [Dido n’est pas mort], dir. par Lina Mangiacapre, 1987, image fixe, Courtoisie Le Nemesiache et Mangiacapra Archive
Le Sibille, dirigé par Lina Mangiacapre avec Le Nemesiache, 1977, image fixe, Courtoisie Le Nemesiache Archive
Dans ces deux films, la mer est un personnage central aux côtés des corps féminins : dans Follia come poesia, des patients de l’hôpital psychiatrique sont emmenés à la mer dans le cadre de leur traitement, afin de jouir d’un sentiment de liberté, tandis que dans Il mare ci ha chiamate sont formulées des invocations en faveur de la justice écologique. Le public assiste à l’union directe et immédiate entre les corps de ces femmes et leur environnement naturel, dans une affirmation de leurs liens avec l’écoféminisme. La frontière entre l’humain et les forces (supra)naturelles disparaît grâce aux gestes, aux danses, à la musique et aux costumes faits à la main. Le public assiste aussi à des moments où coïncident intensité et furie, où les chants deviennent lamentations, où les corps et les voix oscillent entre joie et affirmation, rage et tristesse. Ce processus dynamique et instable de prise de conscience est distinct du « plaisir visuel7 » propre au cinéma masculin. Les Nemesiache utilisaient le cinéma comme un moyen de libérer l’imagination et la subjectivité, mais elles déployèrent aussi le potentiel de la caméra à engager le public, à provoquer des événements et à expérimenter, affectant l’imagination et la subjectivité tout en les enregistrant sur la pellicule.
Dans le cinéma de recherche, la caméra n’est pas considérée comme un outil mais comme une extension de l’œil, une forme de mémoire visuelle : la réalité exprimée est une réalité (re)découverte et exposée – la découverte de soi. Grâce à la caméra, les Nemesiache voulaient exprimer les possibilités créatives qui s’offraient aux femmes sans qu’elles soient conditionnées par la culture masculine9. Dans ce but, et avec l’intention de construire une nouvelle esthétique féministe, fondée sur un langage spécifiquement féminin et exprimant une manière différente de ressentir et de pratiquer l’espace cinématographique, elles fondèrent en 1976 le festival de cinéma féministe La Rassegna del Cinema Femminista : L’altro sguardo [L’autre regard]. Inaugurée deux ans après Musidora, à Paris, et deux mois avant Kinomata, à Rome, la Rassegna fut l’un des premiers festivals de cinéma féministe internationaux en Europe, actif à Sorrente jusqu’en 1995, avec une programmation qui se concentrait chaque année sur un pays différent. La première Rassegna se tint au cinéma Filangeri, à Naples ; ensuite, le festival fut conçu comme un contre-programme aux International Cinema Meetings de Sorrente. En impliquant des cinéastes femmes du monde entier, les Nemesiache souhaitaient promouvoir le développement de réseaux de distribution indépendants et la production d’un cinéma féministe : « Pour nous, le cinéma féministe, cela veut dire un cinéma fait par des femmes pour d’autres femmes. Un cinéma où nous affirmons nos individualités, notre réalité et notre histoire propres. Un cinéma qui doit constamment lutter contre l’exploitation, l’utilisation, la distorsion, la commercialisation et la réduction de l’image des femmes9. » Elles appelaient également à la mise en place d’un quota obligatoire de femmes parmi les professionnels sur chaque tournage10 et pétitionnèrent à l’intention du conseil municipal de Naples en faveur de la fondation d’un centre artistique et culturel pour les femmes dans le quartier de Posillipo, où était sise leur coopérative.
Le Sibille, dirigé par Lina Mangiacapre avec Le Nemesiache, 1977, image fixe, Courtoisie Le Nemesiache Archive
Follia come poesia [La folie comme poésie], dir. par Lina Mangiacapre avec Le Nemesiache, 1979, image fixe, Courtoisie Le Nemesiache et Mangiacapra Archive
La Rassegna était soutenue par des subventions publiques locales, mais c’est surtout grâce au travail en commun permis par la forme coopérative que le festival put survivre et maintenir son autonomie. Les films de L. Mangiacapre furent tous produits et distribués par Le Tre Ghinee, bien qu’elle les ait écrits et réalisés seule. C’est grâce à cette production collective que les Nemesiache furent le seul groupe féministe italien à réaliser des longs métrages 35 mm, notamment Didone non è morta [Didon n’est pas morte, 1987] et Faust/Fausta (1991), réalisés et écrits par L. Mangiacapre et produits avec le groupe. Dans ces deux films, l’adhésion au mythe des Nemesiache se manifeste par une énergie vibrante qui leur permet de se réapproprier le passé et de revendiquer l’avenir, explorant l’abandon de la binarité de genre. L’expérimentation autour de l’androgynie ainsi que des rôles et des rapports entre les genres alternatifs fut un thème important de la production culturelle du groupe, en particulier à partir des années 1980, avec la proposition d’un corps nomade et d’une subjectivité féministe mouvante.
Dans leurs films, les Amazones cosmonautes des Nemesiache déploient la notion de cinéma comme une pratique militante de l’imagination : un cinéma qui exprime une vision du monde comme un espace de liberté politique, émotionnelle, intellectuelle et physique à faire advenir.
Sonia D’Alto est curatrice, écrivaine et éducatrice. Elle poursuit actuellement un doctorat axé sur la pratique à la HFBK de Hambourg sur l’utilisation des imageries féministes et leur relation avec la production culturelle, les revendications politiques et les stratégies futures.
Ses recherches et sa pratique curatoriale abordent les relations entre la superstition et la modernité, le folklore et les taxonomies du pouvoir à travers des gestes féministes, des pratiques magiques décoloniales et des cosmologies subalternes. Avec ces thématiques, elle a collaboré avec des institutions et des collectifs artistiques et a participé à l’organisation de résidences d’artistes. Elle est enseignante dans le programme d’études curatoriales de la KASK & Conservatorium, Université de Gand, ainsi qu’au S.M.A.K. Gand. Un livre qu’elle a dirigé sera bientôt publié sur Archive Books ; elle est éditrice de la première monographie sur les Nemesiache, à paraître chez Mousse Publishing.