Restauratrices et restaurateurs de l’atelier Müller de Schongor, vers 1900, photo du fond privé Lefvère-Müller
La restauration des peintures, pan trop méconnu de l’histoire des collections, a été longtemps pratiquée par ceux et celles dont l’activité principale était la vente ou la production de tableaux. Les commerces jouxtent les habitations privées, autour desquelles gravitent familles et employé·es. Les femmes en particulier peuvent ainsi mener des tâches professionnelles tout en veillant, sans doute, à la bonne marche de leur univers domestique. Dans l’atelier, les parents, leurs enfants, les apprenti·es, les domestiques travaillent ensemble, favorisant la participation des femmes et des filles, qui acquièrent des savoir-faire et peuvent dès lors s’installer derrière le comptoir ou à l’établi – sans qu’il soit souvent possible de les identifier ni de cerner la nature de leurs activités.
La publication d’un dictionnaire des restaurateur·rices parisien·nes couvrant la période de 1750 à 1950 a permis de recenser un millier de professionel·les, parmi lesquel·les seules une soixantaine de restauratrices sont dénombrées1. Quelques noms ont ainsi été glanés dans les annuaires professionnels2 et dans les archives des musées3, les femmes étant toujours aisément repérables grâce à leur statut marital ou filial : « veuve », « épouse » ou « fille de ».
À la tête de l’entreprise
Dans la restauration de tableaux cohabitent alors deux spécialités bien différenciées, l’une liée au support et l’autre à la couche picturale. Longtemps considérée comme la partie artisanale et non artistique de l’activité, la restauration des supports a acquis ses lettres de noblesse avec les premiers rentoilages, puis, surtout, grâce à la virtuosité des inventeurs de la transposition4. Dans ce domaine, de fortes personnalités féminines nous sont connues, rendues visibles à la suite de leur veuvage : le statut spécifique accordé aux veuves dans l’Ancien Régime permet en effet à ces dernières de succéder officiellement à leur défunt mari à la direction de leur atelier5. C’est le cas de la veuve Lange (dates inconnues), payée en 1688 pour le rentoilage de la prestigieuse Vénus du Pardo de Titien6, qui est l’un des premiers témoignages documentés de cette opération consistant à renforcer la toile d’origine par l’adhésion d’une nouvelle toile au revers.
Quelques dizaines d’années plus tard, c’est encore par des mains féminines qu’est renouvelée cette intervention, celles d’une autre veuve, Marie-Jacobe Godefroid (vers 1700-1775). Aussi célèbre que son contemporain et rival Robert Picault (1705-1781), qui introduisit en France cette pratique de la transposition, elle s’impose en réalisant pour un prix plus concurrentiel ce type d’opération dont, par ailleurs, elle ne maintient pas le secret, ruinant ainsi la stratégie de tout autre compétiteur.
Née dans une famille d’artistes et d’artisans, Marie-Jacobe Van Merle, enregistrée à l’Académie de Saint-Luc comme « fille de maître », épouse en 1726 Ferdinand-Joseph Godefroid (1709-1741), marchand et restaurateur de tableaux, avec qui elle a sept enfants. Son soudain veuvage la conduit à prendre la direction de leur commerce, situé, à Paris, au cloître Saint-Germain. Comme son nouveau statut l’y autorise, elle succède également à son mari dans la charge convoitée qu’il occupait auprès du roi « pour l’entretien et la restauration des tableaux de Sa Majesté » et perçoit donc une rente qu’elle partage, à partir de 1743, avec son associé, François Louis Colin (1699-1760). Elle réalise ainsi une carrière exceptionnelle, sa volonté et ses qualités professionnelles lui permettant de s’imposer dans le métier pendant plus de trente ans. Elle travaille non seulement sur les collections royales et princières mais aussi sur les grands décors du château de Versailles ou, au palais du Luxembourg, sur les Rubens de la galerie Médicis. Ses interventions concernent essentiellement les supports de toile et de bois, mais elle pratique aussi des nettoyages, des réintégrations et des vernissages, même si elle délègue les retouches importantes à ses collaborateur·rices7.
Collaboratrice à titre d’élève, d’épouse ou de « fille de »
Il semble difficile d’établir des généralités sur la nature des tâches qui sont spécifiquement confiées aux femmes au sein d’un atelier et plus encore de discerner des carrières, à quelques exceptions près. Si certaines restaurations sont effectuées par une même personne, la distinction entre support du tableau et couche picturale entraîne, on l’a vu, une spécialisation des métiers. Pour la retouche des œuvres les plus précieuses, on fait appel à des peintres renommés ; et, dans ce domaine, les restauratrices semblent parfois cantonnées à des tâches marginales. C’est le cas, par exemple, de Mlle Veret (dates inconnues), qui assiste au Louvre le célèbre restaurateur Edme Mathias Barthélemy Röser (1737-1804) : son travail consiste à « ébaucher les mastiques », ce qui correspond à la mise en place des premiers tons, et à « pointiller » les taches et les gerçures8 – ce qui est évidemment moins gratifiant que la retouche effectuée par E. M. B. Röser. Mais, Mlle Veret survivant plus de vingt ans à son maître, sa présence dans les almanachs du commerce jusqu’en 1823 à la rubrique des restaurateurs atteste la continuité de son activité, sans que celle-ci ne soit plus documentée.
D’autres femmes exercent aussi comme restauratrices, souvent par le biais de leurs liens conjugaux. Ainsi, Mme de Monpetit (dates inconnues), épouse du peintre Vincent de Montpetit (1713-1800), ou Mme Boutelou (dates inconnues), épouse du graveur Louis Alexandre Boutelou (1761-179 ?). En 1794, le projet au Louvre d’un premier concours de recrutement de restaurateurs suscite même l’inscription d’un couple : un certain Duval, « peintre hollandais restaurateur », avec sa femme, preuve de la collaboration effective de cette dernière dans leur activité9.
La formation, enfin, est bien entendu favorisée par la filiation : Marie Émilie Maillot (1798-1836), qui est à la fois fille puis femme et mère de restaurateurs, est initiée à la restauration par son père, Pierre Carlier (1743-1818), qui travaille pour les musées royaux. Elle est mentionnée à ses côtés dès 1817, sans que ses fonctions soient clairement identifiées, et poursuit sa carrière auprès de son époux, Nicolas Sébastien Maillot (1781-1857), qui reprend la direction de l’atelier familial après y avoir été formé lui aussi. M. E. Maillot travaille presque sans relâche auprès de son mari et participe à tous ses grands chantiers. D’après les mémoires conservés, il semble que la retouche picturale soit plutôt réservée à son mari, artiste peintre par ailleurs, tandis que lui reviennent les nettoyages et les vernissages des œuvres. Cette distinction pourrait expliquer leur différence de salaires : pour une séance de travail, M. E. Maillot est en effet payée au tarif de 5 francs, tandis son mari touche de 6 à 9 francs. S’il est difficile de mesurer aujourd’hui la qualité de leurs tâches respectives, il faut tout de même remarquer que la carrière de cette restauratrice, commencée pourtant dès son plus jeune âge, ne lui permettra pas de s’imposer à la tête de l’atelier familial.
À la fois peintres et restauratrices
Dans les dernières décennies de l’Ancien Régime se prépare indéniablement un phénomène favorisant l’accès des femmes aux formations professionnelles artistiques10 : leur présence au Salon, même très minoritaire, en est la preuve. Or, pour beaucoup de ces peintres, la restauration représente un revenu complémentaire. Mlle Antoinette Béfort (1788-1868)11, qui participe au Salon de 1810 et 1812, est ainsi mentionnée en 1824 pour avoir « restauré et verni un tableau de Pérugin12 ». De plus, ces artistes du Salon peuvent accéder à la réalisation de copies institutionnelles, qui se multiplient dans la première moitié du XIXe siècle : portraits officiels et tableaux religieux sont l’objet de commandes de reproduction pour lesquelles les artistes femmes sont sollicitées. La copie est en effet une activité honorable, qui est aussi un moyen de s’exercer et de s’approprier les grands maîtres. Sa maîtrise est d’ailleurs exigée en restauration, comme le prouve le déroulement du deuxième concours organisé au Louvre en 1848 et visant à inscrire des restaurateur·rices sur une liste d’aptitude. Parmi cent vingt-six candidats, seules cinq femmes s’inscrivent, et uniquement pour les épreuves consacrées à la « réparation » de la couche picturale des tableaux d’histoire et de genre. Mme Giraudeau (dates inconnues) et Mme Colin (dates inconnues) sortent ainsi de l’anonymat, tandis que les autres nous sont aussi connues comme copistes et comme exposantes au Salon : Catherine Esther Paris-Persenet (1804-1887)13, Mlle Estelle Dupré (dates inconnues)14 et Mlle Valentine Mihl ou Milh (dates inconnues)15.
Cerner le rôle des femmes dans les ateliers
En dehors des filières artistiques s’ouvrant petit à petit au genre féminin, les ateliers familiaux qui pratiquent l’endogamie professionnelle restent jusqu’au milieu du XXe siècle le creuset pour la formation des femmes en restauration. Si celles-ci remplacent leur époux en cas de succession, est-ce seulement pour diriger l’entreprise ou sont-elles formées pour réaliser elles-mêmes des interventions sur les œuvres ? Les archives sont souvent muettes à cet égard. Toujours est-il qu’elles peuvent assurer la continuité de l’atelier, qu’elles soient veuves, comme Marie Madeleine Belot (vers 1847-1814)16, Angélique Honorine Haro (1801-1869)17 et Thésèse Vallé (1808-1893)18, ou filles de restaurateurs, comme Mlle Heuzey (dates inconnues)19 et Louise Mercier (1862-après 1924)20.
L’activité des femmes comme restauratrices au sein des ateliers reste aussi peu documentée que celle des autres employé·es ou membres de la famille. Une rare photographie regroupant les membres de l’atelier fondé vers 1880 par Marc-Terence Müller de Schongor (1865-1938) permet toutefois d’illustrer leur rôle puisque les deux femmes présentes arborent, comme leurs homologues masculins, appuie-main et palettes, accessoires nécessaires à l’exercice de leur métier21.
Restauratrices et restaurateurs de l’atelier Müller de Schongor, vers 1900, photo du fond privé Lefvère-Müller
Même s’ils sont encore très minoritaires dans la première moitié du XXe siècle, quelques noms de restauratrices révèlent néanmoins leur présence sur les chantiers de la ville de Paris, comme Élisabeth Faure (1906-1964)22, et même au Louvre avec Mlle Evrard (dates inconnues), qui intervient sur les collections au lendemain de la Première Guerre mondiale. Aucune femme n’est pourtant recrutée à la suite du concours organisé au Louvre en 1935 : Marguerite Henckel (dates inconnues), seule candidate, ne présente visiblement pas les compétences suffisantes – « mais sa grande docilité fait penser que le cas échéant elle pourrait rendre des services “en second” », écrit le chef d’atelier Jean-Gabriel Goulinat (1883-1972) dans le délibéré de l’épreuve23. La présence féminine dans le monde de la restauration est ainsi à la fois constante et invisible jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle. Seuls quelques rares exemples documentés permettent de confirmer leur activité dans ce domaine : plus encore que leurs confrères masculins, les restauratrices ont dû exercer une profession dans l’ombre de l’ombre. Elles s’imposent ensuite avec la maturité d’une profession qui a cherché ses marques durant deux siècles avant de se trouver une déontologie au XXIe siècle.