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Les textiles comme instruments : le tissage autochtone et le travail de la mémoire

05.12.2025 |

Sandra Monterroso, Expoliada [Expoliée] 2011, installation, fil teint et délavé, teinture jaune et bois, 120 x 60 x 60 cm © Courtesy Sandra Monterroso

Les pratiques de tissage autochtones mobilisent depuis longtemps des savoirs ancestraux, pourtant la recherche a souvent réduit ces processus aux seuls objets qui en résultent, considérés principalement pour leur beauté apparente. Cette approche repose généralement sur un « langage matériel disciplinaire » stagnant, « basé sur la séparation d’avec la terre, la communauté, l’ancestralité et le temps cosmologique1 », qui échoue à reconnaître la complexité de ces pratiques. Les universitaires qui étudient les cultures matérielles autochtones contemporaines déjouent cette approche réductrice en mettant plutôt l’accent sur la manière dont les pratiques de tissage servent à documenter et à revitaliser la mémoire. Cette perspective nous encourage à considérer les objets tissés comme des instruments qui abritent un amalgame d’histoires, de mémoires, de rituels et de recettes, transmis de génération en génération. Les historiennes de l’art Denise Arnold et Silvia Espejo revendiquent une nouvelle approche des textiles, qui se concentre sur « la reconstitution de la trajectoire commune des textiles et des vies humaines dans le temps », afin de mieux comprendre « les textiles comme sujets et objets, relevant à la fois de l’esprit vital d’une personne et de la culture matérielle2 ». Cela permet, plutôt que de traiter les textiles comme des objets statiques, achevés ainsi qu’ils paraissent dans un espace d’exposition, de se concentrer davantage sur la manière dont ces œuvres interagissent au sein même et au-delà de réseaux sociaux.

Les textiles comme instruments : le tissage autochtone et le travail de la mémoire - AWARE Artistes femmes / women artists

Sandra Monterroso, Colorando y decolorando las hebras [Colorer et décolorer les fils], 2011, vidéo, 7min 28 sec © Courtesy Sandra Monterroso

Les textiles comme instruments : le tissage autochtone et le travail de la mémoire - AWARE Artistes femmes / women artists

Sandra Monterroso, Colorando y decolorando las hebras [Colorer et décolorer les fils], 2011, vidéo, 7min 28 sec © Courtesy Sandra Monterroso

Dans cet article, je m’intéresse à ces objets comme instruments organiques, qui tout à la fois contiennent et communiquent les mémoires de leurs créateur·ices. Les artistes qui produisent ces instruments s’apparentent à des « travailleurs et travailleuses de la mémoire3 », un terme utilisé en archéologie pour décrire les personnes qui maîtrisent et préservent le savoir culturel, assurant sa transmission dans un contexte d’effacement culturel. L’artiste guatémaltèque Sandra Monterroso (née en 1974) endosse ce rôle dans sa propre pratique. Elle intègre l’histoire maya à des formes contemporaines, au moyen de la vidéo, de l’installation, du tissage et de la performance, et rejette dans le même temps l’insistance occidentale sur l’objectification esthétique. Si S. Monterroso ne s’identifie pas comme telle, elle a pourtant des ancêtres autochtones, et son art entre en dialogue avec cet héritage. À travers des œuvres telles que Colorando las hebras/Decolorando las hebras [Colorer les fils / Décolorer les fils, 2011], S. Monterroso se focalise sur la sagesse maya ancestrale dans un contexte de violence coloniale et de destruction de l’environnement. Elle fait de ses créations des instruments, qui ne permettent pas seulement de revivifier des pratiques, mais aussi d’affronter la menace de l’effacement.

S. Monterroso commence à utiliser la performance et les textiles pour exprimer son rôle de travailleuse de la mémoire dans les années 1990. Comme nombre de personnes d’origine autochtone, elle explique avoir le sentiment qu’on « lui a dérobé le savoir autochtone pendant cinq cents ans4 », ce qui a motivé sa démarche de récupération de ces processus perdus. En pratiquant l’extraction de pigment, les techniques de tissage et les méthodes de l’habillement traditionnel autochtone, S. Monterroso donne corps à sa quête personnelle de réappropriation de l’histoire maya via des formes artistiques tangibles. Elle emploie fréquemment l’indigo, le curcuma et les cochenilles, des matériaux intimement liés à la cosmologie maya comme à l’exploitation coloniale, utilisés dans les rituels de guérison et symbolisant la résistance à la violence.

La dimension autobiographique de la pratique de S. Monterroso est liée à l’histoire de la survie de sa famille. L’artiste est née en 1974, dans les affres de la guerre civile guatémaltèque (1960-1996), qui a causé la destruction de 626 villages et l’assassinat de plus de 200 000 personnes, dont près de 83 % appartenaient à la population maya ixil5. Nombre de ces meurtres ont été commis durant l’opération Sofia, menée par l’ex-dictateur Efrain Ríos Montt en 1982. Cette opération, l’une des plus dévastatrices de la guerre, était destinée à anéantir le patrimoine culturel et l’existence même des communautés autochtones visées. Le travail de S. Monterroso puise directement dans ce contexte de violence et de destruction culturelles.

La pratique de S. Monterroso trouve un nouvel écho de nos jours, en raison des bouleversements écologiques et sociaux qui affectent les communautés mayas. Ce thème ressort de manière évidente dans son diptyque vidéo Colorando las hebras/Decolorando las hebras, où l’artiste s’engage dans un processus laborieux : teindre des brins avec des pigments naturels, avant de tenter en vain de les détruire lavant la teinture dans une rivière. Cette performance active les fils comme des instruments de mémoire culturelle et démontre la résilience des peuples autochtones face aux tentatives répétées de destruction. S. Monterroso n’a certes pas directement connu la guerre, mais l’expérience de ses séquelles lui a donné une conscience aiguë de l’urgence de préserver les histoires et les identités de ses ancêtres. Elle travaille en collaboration avec des artisan·es autochtones et se procure des matériaux bruts auprès de sa famille éloignée dans les Verapaces, ainsi que d’associations de tissage à travers le Guatemala. C’est ainsi une manière de rendre hommage aux savoirs et aux techniques autochtones, et de les soutenir.

À travers ces pratiques, S. Monterroso réfléchit à la relation entre langage, textile et identité. Elle évoque souvent l’« importance de retrouver [ses] racines6 », un thème qui souligne son lien personnel à l’héritage maya. Un moment fondateur de son parcours a été lorsque, juste avant de mourir, la grand-mère de S. Monterroso, issue de la communauté q’eqchi, lui a parlé dans sa langue maternelle. Bien que l’artiste se soit sentie jusqu’alors déconnectée de ses racines autochtones, cet épisode l’a profondément marquée et l’a incitée à accepter pleinement son identité et à préserver sa culture. Elle utilise des matériaux didactiques, qui représentent les histoires autochtones et coloniales à la fois – comme le curcuma, aux propriétés curatives et symboliques.

Le curcuma joue un rôle clef dans Colorando las hebras/Decolorando las hebras. Des œuvres comme celle-ci mettent en évidence les savoirs et les recettes tirées de Aspectos de la medicina popular en el area rural de Guatemala [Aspects de la médecine populaire dans le Guatemala rural], une étude publiée par l’Insituto Indigenista Nacional [Institut national autochtone] en 1978. Le livre est conservé précieusement par la famille de l’artiste comme archive de savoirs communs générationnels, qui ont été transmis à S. Monterroso par sa tante maternelle7. L’usage d’ingrédients chromatiques dans son travail, référence directe à ce savoir, met en exergue le lien entre art, mémoire et guérison.

S. Monterroso défie la conception erronée selon laquelle les histoires et identités mayas seraient des choses du passé, et elle nous rappelle que la culture autochtone est dynamique et vivante. Colorando las hebras, qui fait partie de sa performance vidéo en diptyque, démontre les processus laborieux de teinture et de tissage, profondément enracinés dans les pratiques culturelles mayas contemporaines. Dans cette performance, l’artiste se tient dans une salle vide, à l’exception d’un poêle à gaz portatif, d’une bassine en acier et d’une planche pour teindre les brins qu’elle s’est procurés8. Elle commence par mélanger le curcuma dans de l’eau chaude, observant la solution passer de jaune à cramoisi, tandis qu’une mousse jaune se forme en surface. S. Monterroso décrit les pigments comme des « vestiges archéologiques9», des restes d’histoires mayas ancestrales incarnés dans ces matériaux. L’usage du curcuma, dont l’histoire est relativement récente au Guatemala (il y a été introduit depuis les Caraïbes et l’Inde dans les années 1800), est duelle10. Si l’ingrédient est loué pour ses propriétés curatives, le jaune qu’il produit a aussi trait à la cosmologie maya, dans laquelle il représente le sud et symbolise la naissance. S. Monterroso voit le curcuma comme un « pigment actif ». Elle l’utilise pour accentuer la vibrance de sa performance, qu’elle considère comme un vecteur de mémoire culturelle. Elle explique que l’apprentissage de ces techniques lui permet de se reconnecter à des pratiques artistiques millénaires et qu’elle s’exprime depuis un lieu d’énonciation partagé avec ses ancêtres11.

Cette performance, manifestation visuelle des traditions mayas, contraste fortement avec la vidéo qui l’accompagne, Decolorando las hebras. Là, le public est transporté vers une rive guatémaltèque où S. Monterroso, habillée de la même manière que dans Colorando las hebras, tente de lessiver les fils qu’elle a teints au curcuma. L’environnement naturel paisible – caractérisé par le bruit de l’eau et la végétation luxuriante – évoque toutefois la violence et l’effacement dont les cours d’eau ont été le décor à travers l’histoire du Guatemala. Dès l’invasion espagnole, ils ont été utilisés pour disposer des cadavres de personnes assassinées ; de nos jours, ils sont menacés par la pollution issue de l’exploitation capitaliste12. Le public regarde S. Monterroso frotter répétitivement le produit de son travail avec des pierres et l’immerger dans l’eau. Les matériaux commencent à perdre leur vibrance initiale alors qu’elle essaie – finalement, sans succès – de débarrasser les brins de leur couleur, preuve physique du savoir ancestral mis en œuvre. Malgré ses efforts, la teinture reste imprégnée dans les fils, qui sont des métaphores puissantes de la résilience de l’identité, de la mémoire et de la culture autochtones – résistante et ineffaçable, malgré les tentatives violentes de les balayer.

S. Monterroso entremêle un récit personnel à un traumatisme historique pour mettre en exergue la signification durable du savoir, des techniques et des pratiques culturelles autochtones. Par son usage des matériaux et par ses pratiques informées de ses expériences communautaires, elle se présente comme une travailleuse de la mémoire, attachée à créer des espaces et des objets qui servent d’instruments résilients dans cette entreprise, et donne de la voix et de la visibilité à ses ancêtres dans un contexte persistant de violence, de dégradation écologique et d’effacement culturel. Ses œuvres, navigant à travers les eaux troubles de l’héritage et de l’identité, réaffirment la vitalité des cultures mayas face à l’adversité.

Traduit de l'anglais par Delphine Wanes.

1
Vásquez, Rolando, « Decolonial Aesthesis: Weaving Each Other, a Conversation », L’Internationale Online, 26 septembre 2023, https://internationaleonline.org/contributions/decolonial-aesthesis-weaving-each-other.

2
Arnold, Denise et Espejo, Elvira, El textil tridimensional: la naturaleza del tejido como objeto y como sujeto, La Paz, ILCA, Instituto de Lengua y Cultura Aymara, 2013, p. 305. Notre traduction.

3
Society of American Archivists, « Memory Worker », Dictionary of Archives Terminology, https://dictionary.archivists.org/entry/memory-worker.html.

4
Kshitija Mruthyunjaya, « Indigenously Good », DAMN Magazine, no 83, hiver 2022, https://www.damnmagazine.net/indigenously-good.

5
Comisión para el Esclarecimiento Histórico, Guatemala Memoria del Silencio: Conclusiones y Recomendaciones Memoria del Silencio, Guatemala, Comisión para el Esclarecimiento Histórico, 1999, p. 100.

6
DC Foundation, « Full interview with Sandra Monterroso @DC Foundation », vidéo, YouTube, 28 avril 2023, https://www.youtube.com/watch?v=655Vf9x3KPw.

7
Ruiz, Alma, « Sandra Monterroso: The Healing Paradox », Sicardi, consulté le 23 novembre 2024, https://www.sicardi.com/exhibitions/sandra-monterroso2.

8
On ne sait pas si ces fils ont été préparés par des membres de sa famille qui travaillent toujours dans l’industrie textile ou par les tisseuses autochtones des associations précédemment mentionnées.

9
DC Foundation, « Full Interview with Sandra Monterroso @DC Foundation », op. cit, 9:44 (traduite).

10
Contreras, Paula, « Sandra Monterroso: Colorando/Decolorando las hebras », Denver Art Museum, 27 février 2024, https://www.denverartmuseum.org/en/blog/sandra-monterroso-colorando-decolorando-las-hebras.

11
Monterroso, Sandra « Artist Statement », Museo Madre Napoli, consulté le 20 août 2025, https://www.madrenapoli.it/en/sandra-monterroso/.

12
Le fleuve Motagua, l’un des cours d’eau les plus pollués d’Amérique centrale, a généré deux pour cent des déversements de plastique dans l’océan à l’échelle mondiale : « Guatemala’s Motagua River: Intercepting 500 Cubic Meters of Plastic Waste Daily », RiverImpact, consulté le 20 août 2025, https://riverimpact.nl/guatemala.

Un article réalisé dans le cadre du réseau académique d’AWARE, TEAM international academic network: Teaching, E-learning, Agency and Mentoring.

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Pour citer cet article :
Taylor Moss, « Les textiles comme instruments : le tissage autochtone et le travail de la mémoire » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 5 décembre 2025, consulté le 5 décembre 2025. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/les-textiles-comme-instruments-le-tissage-autochtone-et-le-travail-de-la-memoire/.
Article publié dans le cadre du programme
TEAM: Teaching, E-learning, Agency, Mentoring

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