Recherche

Artistes femmes et paysage en Occident : infortune critique

04.07.2025 |

Louise-Joséphine Sarazin de Belmont, Vue du château de San Giuliano, près de Trapani, Sicile, vers 1824-1826, huile sur toile, 22,9 × 29,9 cm, National Gallery of Art, Washington

Artistes femmes et paysage en Occident : infortune critique - AWARE Artistes femmes / women artists

Sofonisba Anguissola, Portrait de groupe avec le père de l’artiste, Amilcare Anguissola, son frère Asdrubale et sa soeur Minerva, vers 1559, huile sur toile, 157 × 122 cm, Nivaagaards Malerisamling, Copenhague

Les ouvrages généralistes sur la peinture, la gravure et le dessin de paysage sont souvent assez pauvres en artistes femmes répertoriées, quand elles n’en sont pas tout simplement absentes pour les périodes antérieures au XXe siècle. Cette lacune est rarement soulignée et expliquée. Il peut cependant sembler pertinent d’étudier la question en remontant le temps et l’historiographie de l’art. De fait, une absence est parfois aussi digne d’intérêt qu’une présence.

Commençons avec les Vite de’ piu eccellenti pittori, scultori, e architettori [Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes] de l’artiste et écrivain Giorgio Vasari (1511‑1574). Ces Vies présentent des différences entre les deux premières éditions, qu’il livre en 1550 et en 1568. Dans “A Hand More Practiced and Sure”. The History of Landscape Painting in Giorgio Vasari’s Lives of the Artists, l’historienne de l’art Karen Hope Goodchild montre que la question du paysage est bien plus développée dans l’édition de 1568, symptôme de son importance grandissante dans le monde de l’art1. Accusé de chauvinisme toscan, G. Vasari y a également ajouté un certain nombre d’artistes du nord de l’Europe : bien que leur accordant des qualités, sa démonstration vise à prouver, en s’appuyant sur la peinture de paysage, que les Italiens du XVIe siècle leur sont supérieurs. Dans le même temps, il enrichit l’édition de 1568 de la mention de quelques artistes femmes – en plus de la déjà présente Properzia De’ Rossi (1490-1530) –, sans toutefois aborder la question du paysage chez elles. Pourtant, de Sofonisba Anguissola (vers 1532-1625), il admire des tableaux qui comportent des arrière-plans paysagés, éléments qu’il souligne et loue chez certains de ses compatriotes. Il a ainsi eu l’occasion de contempler le Portrait de groupe avec le père de l’artiste, Amilcare Anguissola, son frère Asdrubale et sa sœur Minerva (vers 1559) chez le père de S. Anguissola, ce qu’il mentionne dans ses Vies sans parler cependant de son décor montagneux2.

Voyons ce qu’il en est un siècle plus tard chez le Français André Félibien. Architecte et théoricien de l’art, A. Félibien formalise la hiérarchie des genres en 1667 : « Celui qui fait parfaitement des paysages est au-dessus d’un autre qui ne fait que des fruits, des fleurs ou des coquilles. Celui qui peint des animaux vivants est plus estimable que ceux qui ne représentent que des choses mortes et sans mouvement. Et comme la figure de l’homme est le plus parfait ouvrage de Dieu sur la Terre, il est certain aussi que celui qui se rend l’imitateur de Dieu en peignant des figures humaines est beaucoup plus excellent que tous les autres3. » Au bas de la hiérarchie se trouve donc la nature morte ; en haut, la peinture d’histoire, qui nécessite de maîtriser la représentation des anatomies humaines, donc la pratique du dessin de modèle vivant, plus difficilement accessible aux femmes, ce qui les limite de ce fait à la peinture de « choses mortes et sans mouvement ».

Est-ce pour cette raison que s’installe dans les ateliers familiaux une « division sexuelle du travail artistique4 » dans laquelle les femmes s’occupent notamment de la peinture des fonds des tableaux, des arrière-plans de paysage et d’architecture ? Séverine Sofio mentionne cette division dans l’univers de la corporation des peintres et sculpteurs au XVIIIe siècle, mais la question pourrait aussi être posée pour les dynasties d’artistes académicien·nes, comme la famille Boullogne (ou Boulogne), qui apparaît dans les Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes de A. Félibien : au sein de cette famille, il fait l’éloge de Geneviève (1645-1708) et Madeleine Boullogne (1646-1710), autrices des « ornements5 » d’un ensemble décoratif réalisé par Louis Boullogne (1609-1674), leur père, dans le cabinet d’Antoine Le Menestrel, grand audiencier de France et trésorier des bâtiments.

G. et M. Boullogne comptent au nombre des rares académiciennes et font partie des trois seules femmes ayant exposé au salon de l’Académie royale de peinture et de sculpture de 1673, l’un des premiers. Dans le livret publié à cette occasion est inscrit le tableau exposé par G. Boullogne : il s’agit d’un paysage, aujourd’hui non localisé s’il n’est pas détruit, comme le reste de son œuvre. Plus aucune femme ne présentera de paysage au Salon avant 1791, à l’exception de peintures qui ne sont pas des paysages « purs », tel Un Chien près d’un Chevreuil & d’autre gibier, comme lièvre, faisan, etc., avec un fond de Paysage exposé en 1787 par Anne Vallayer‑Coster (1744‑1818).

Artistes femmes et paysage en Occident : infortune critique - AWARE Artistes femmes / women artists

Samuel van Hoogstraten, La poète et peintresse Margaretha van Godewijk près d’une fenêtre donnant sur la Grande Église Notre-Dame à Dordrecht. Sous le portrait, un texte de quatre lignes en néerlandais, 1677, gravure, 17,4 × 12,8 cm, Rijksmuseum, Amsterdam

Artistes femmes et paysage en Occident : infortune critique - AWARE Artistes femmes / women artists

Joanna Koerten, Vierge à l’Enfant avec saint Jean, vers 1703, papier découpé, 6,98 × 5,71 cm, Victoria and Albert Museum, Londres

Artistes femmes et paysage en Occident : infortune critique - AWARE Artistes femmes / women artists

Margaretha de Heer, Un chou rouge, un escargot, un papillon, une libellule, une abeille et un cloporte dans un paysage, non daté, huile sur bois, 39,4 × 29 cm, © Kunsthaus Zürich, Vereinigung Zürcher Kunstfreunde, 2013

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, académiciens et académiciennes sont pour ainsi dire l’arbre qui cache la forêt. Tout un monde artistique moins « exposé » subsiste en France et ailleurs. Des paysagistes femmes ont peut-être existé dans ces environnements, mais les retrouver est malaisé en raison d’une moindre visibilité. Dans les Pays-Bas du Nord, où, pour diverses raisons, les artistes femmes semblent avoir davantage profité de l’opulence du XVIIe siècle et où l’art du paysage s’est largement épanoui, certaines artistes sont mises en lumière par le peintre et biographe Arnold Houbraken (1660-1719) dans son nostalgique Groote schouburgh der Nederlantsche konstschilders en schilderessen[Grand théâtre des peintres et des peintresses néerlandais] entre 1718 et 1721, inspiré de l’Inleyding tot de hooge schoole der schilderkonst [Introduction à la haute école de l’art de peinture, 1678] de l’artiste et théoricien Samuel van Hoogstraten (1627-1678). Le simple fait que le titre de l’ouvrage d’A. Houbraken inclue les artistes femmes est déjà révélateur.

Autre détail d’importance : A. Houbraken comme S. van Hoogstraten pratiquent la peinture de paysage. Dans leurs publications respectives, Margaretha van Godewijk (1627-1677) est évoquée notamment pour ses paysages peints ou brodés. A. Houbraken liste également Joanna Koerten (1650-1715, épouse Block), dont la production de papiers découpés comprend des paysages dont il ne reste aujourd’hui que peu de traces. Cependant, le XVIIe siècle néerlandais a connu d’autres paysagistes femmes qui n’apparaissent pas chez A. Houbraken, par exemple Margaretha de Heer (vers 1603-entre 1659 et 1665, mariée à Andries Pieters Nyhoff) ou Catharina van Knibbergen (active entre 1630 et 1660), à propos desquelles il est complexe de parvenir à en savoir plus. La revalorisation actuelle des artistes femmes du passé sur le marché de l’art contribue cependant à faire réémerger leurs œuvres ou à leur en réattribuer.

Artistes femmes et paysage en Occident : infortune critique - AWARE Artistes femmes / women artists

Élisabeth Louise Vigée-Le Brun, Vue du lac de Challes et du Mont Blanc, 1807-1808, pastel sur papier bleu-gris, 40,64 × 51,75 cm avec le cadre, Minneapolis Institute of Art, Minneapolis

Artistes femmes et paysage en Occident : infortune critique - AWARE Artistes femmes / women artists

Élisabeth Louise Vigée-Le Brun, Vue du lac de Challes et du Mont Blanc, 1807-1808, pastel sur papier bleu-gris, 40,64 × 51,75 cm avec le cadre, Minneapolis Institute of Art, Minneapolis

Artistes femmes et paysage en Occident : infortune critique - AWARE Artistes femmes / women artists

Catherine Edmée Simonis Empis, née Davésiès de Pontès, Vue de la forêt de Pongibaud (Auvergne) ; paysage historique (Histoire de Brachim, de Grégoire de Tours), 1842, huile sur toile, 198 × 256 cm (avec cadre), musée du Louvre, Paris

Les historiennes de l’art, ou disons plutôt leurs préfiguratrices, ont-elles été plus loquaces que leurs homologues masculins concernant les paysagistes femmes ? Ce n’est pas l’impression que donne l’ouvrage Plumes et pinceaux. Discours de femmes sur l’art en Europe (1750-1850). Anthologie (2012), dont la publication a été dirigée par Mechthild Fend, Melissa Hyde et Anne Lafont : sur la période étudiée, les autrices recensées écrivent sur la peinture de paysage, mais elles semblent ne connaître ou ne valoriser que des paysagistes hommes, que ces écrivaines soient Germaine de Staël, Félicité de Genlis, Alida de Savignac ou encore Marianne Colston.

En cette fin de XVIIIe et début du XIXe siècle, des artistes femmes s’adonnent pourtant avec passion et succès au genre du paysage – par exemple, du côté des Françaises, Élisabeth Louise Vigée Le Brun (1755-1842), Louise-Joséphine Sarazin de Belmont (1790-1870) ou Catherine Edmée Simonis Empis, née Davésiès de Pontès (1796-1879). F. de Genlis est toutefois bien consciente des difficultés auxquelles font face les artistes femmes : « Un peintre veut‑il instruire sa fille dans son art, il n’aura jamais le projet d’en faire un peintre d’histoire : il lui répétera bien qu’elle ne doit prétendre qu’au genre du portrait, de la miniature, ou des fleurs. C’est ainsi qu’il la décourage, et qu’il éteint en elle le feu de l’imagination. Elle ne peindra que des roses : elle était née peut‑être pour peindre les héros6 ! » Aucune mention du paysage ou de la peinture de genre dans cette diatribe. Les fleurs valent-elles pour la nature morte et le paysage ? Est-ce un oubli ou une omission consciente, et dans ce cas quelle en est la raison ?

Au cours du XIXe siècle, la hiérarchie des genres cesse d’être un dogme en France. Parallèlement, le nombre d’artistes femmes augmente sensiblement. Deux femmes exposent des paysages au Salon parisien de 1791, quatre en 1817, quatorze en 1845, quarante-neuf en 1877, soixante-douze en 1907. Cependant, il n’y a pas de paysagiste femme dans les célèbres Salons de 1845, 1846 et 1859 de Charles Baudelaire ou dans Modern Painters. Their Superiority in the Art of Landscape Painting to All the Ancient Masters (1843) de John Ruskin, dont le titre est d’ailleurs traduit plus modestement dans l’édition en français de 1914 : Les Peintres modernes : le paysage.

Si l’on enjambe la seconde moitié du XIXe siècle, des paysagistes femmes sont enfin mentionnées dans un ouvrage d’histoire de l’art, mais en non-mixité, dans Women Painters of the World from the Time of Caterina Vigri 1413 to Rosa Bonheur and the Present Day, publié en 1905 sous la direction du critique d’art gallois Walter Shaw Sparrow. Voici néanmoins ce que dit W. S. Sparrow du rapport des femmes au paysage : « En art, les femmes ont rarement été attirées par la nature, ses bois et ses champs. Le sexe faible n’a pas, en règle générale, été sensible aux paysages7. » Il se fait sans doute le relais d’un stéréotype de genre qui s’est renforcé ou installé dans certains milieux durant le XIXe siècle : à quelques exceptions près, les femmes n’apprécieraient pas les paysages ruraux. Quant aux paysages urbains, il n’en est pas question.

Ceci explique peut-être l’absence des artistes femmes dans des ouvrages de référence écrits au XXe siècle, par exemple Landscape into Art (L’Art du paysage, 1949) de Kenneth Clark. Plus tard, en 2000, dans « Signs of Recovery. Landscape Painting and Masculinity in Nineteenth Century France », Steven Adams montre de quelle manière les critiques et théoriciens du XIXe siècle ont dessiné le personnage d’un « peintre de paysage viril mais enfantin8 » amoureux d’une nature féminisée. Quelle pouvait être la place des paysagistes femmes dans cette histoire, au sein d’une société du XIXe siècle genrée et hétéronormée à l’extrême ? Quelle histoire de l’art du paysage pouvait donc être écrite, avec cet héritage et avant l’apparition des études sur les interactions entre genre et paysage, si ce n’est une histoire sans artiste femme ?

1
Karen Hope Goodchild, « “A Hand More Practiced and Sure”. The History of Landscape Painting in Giorgio Vasari’s Lives of the Artists », Artibus et Historiae, no 64, janvier 2011, p. 25-40.

2
Giorgio Vasari, Le Vite de’ piu eccellenti pittori, scultori, e architettori… Secondo, et ultimo Volume della Terza Parte, Florence, Giunti, 1568, p. 562.

3
André Félibien, Conferences de l’Academie royale de peinture et de sculpture. Pendant l’année 1667, Paris, F. Leonard, 1705, non paginé.

4
Séverine Sofio, Artistes femmes, la parenthèse enchantée. XVIIIe-XIXe siècle, Paris, CNRS Éditions, 2016, p. 30.

5
André Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes, avec la vie des architectes, Imprimerie de S. A. S., 1725, t. IV, p. 311.

6
Félicité de Genlis, Les Veillées du Château, ou Cours de morale à l’usage des enfans. Par l’auteur d’Adèle et Théodore, Londres, G. G. & J. Robinson, 1796, t. III, p. 205-206, cité dans Anne L. Schroder, « “Elle était née pour peindre les héros !” : l’éducation artistique des filles et les femmes peintres vues par Mme de Genlis », traduit de l’anglais par Anne-Laure Brisac-Chraïbi, dans Mechthild Fend et al. (dir.), Plumes et pinceaux. Discours de femmes sur l’art en Europe (1750-1850). Anthologie, Paris, Institut national d’histoire de l’art, 2012, https://doi.org/10.4000/books.inha.4071.

7
« Women have seldom been drawn in art to nature in the woods and fields. The gentler sex, as a rule, has not appreciated landscapes » (traduction de l’autrice), dans Walter Shaw Sparrow, Women Painters of the World from the Time of Caterina Vigri 1413 to Rosa Bonheur and the Present Day, Londres, Hodder & Stoughton, 1905, p. 59.

8
« Virile but child-like landscape painter » (traduction de l’autrice), dans Steven Adams, « Signs of Recovery. Landscape Painting and Masculinity in Nineteenth Century France », dans Steven Adams et Anna Gruetzner Robins (dir.), Gendering Landscape Art, Manchester, Manchester University Press, 2000, p. 14.

Artistes
Découvrir l'artiste
Pour citer cet article :
Marie Gord, « Artistes femmes et paysage en Occident : infortune critique » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 4 juillet 2025, consulté le 5 juillet 2025. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/linfortune-critique-des-peintresses-de-paysage/.

Archives
of Women Artists
Research
& Exhibitions

Facebook - AWARE Instagram - AWARE
Villa Vassilieff - 21, avenue du Maine 75015 Paris (France) — info[at]aware-art[.]org — +33 (0)1 55 26 90 29