Depuis l’invasion et l’occupation de l’Afghanistan et de l’Irak déclenchées par les États-Unis en 2001 et 2003, suivies par le Printemps arabe de 2010-2011, on observe une résurgence de l’intérêt pour les arts imaginant « autrement » la région qui englobe le Moyen-Orient et le Maghreb. Au milieu de ces bouleversements politiques, des moments et des mouvements artistiques ont fait surface, façonnant de nouveaux imaginaires et de nouvelles pratiques dans les sphères politique, publique et personnelle, du Caire à Bagdad, de Beyrouth à Kaboul.
Cheeman Ismael, Their Souls Whiter than White, 2015, huile sur toile, 220 x 160 cm © Courtesy Cheeman Ismael
Le Başur, ou Kurdistan du Sud, s’est retrouvé pris dans les embrasements de la région. Cependant, en raison de sa place historique entre les empires et de sa configuration politique particulière – il ne s’agit pas d’un État-nation, mais d’un État « potentiel »1–, cette région, ses artistes et ses femmes activistes se retrouvent dans un espace liminal. Par le passé, ils durent mener leur engagement actif pour la libération tout en défiant leurs propres structures patriarcales – et, par la suite, en contrebalançant les bénéfices tirés du développement du Kurdistan après 2003 par la critique de sa dépendance envers les agendas politiques de financeurs néoconservateurs.
En tant qu’autrices et ethnographes féministes kurdes, nous nous sommes plongées à la fois dans la communauté artistique contemporaine bourgeonnante et dans les arts du passé, recueillant des témoignages oraux et documentant en particulier, mais non exclusivement, les œuvres de femmes. Cette exploration a suscité de nouvelles questions sur l’histoire des artistes femmes du Kurdistan du Sud, sur la manière dont artistes et activistes ont appréhendé les ruptures socio-politiques et sur la manière dont les jeunes générations se sont emparées des questionnements sur le genre, le corps et la sexualité dans l’ère qui s’est ouverte à la suite de l’offensive menée par l’autoproclamé État islamique – Daech –, en 20142.
Par le passé, les femmes ont joué des rôles importants au sein du Parti communiste irakien comme du Mouvement national kurde. Depuis les années 1950 et 1960, plus particulièrement, des autrices et poétesses comme Hêro Goran, Ahlam Mansour et Rewas Banikhelani ont mené des activités non seulement intellectuelles, mais également militantes, armées ou clandestines, dans la résistance kurde. Dans ce rôle duel, elles ont souvent été formées à Bagdad, en Irak, avant de rejoindre la lutte politique. Certaines sont ensuite retournées à leur pratique artistique, souvent en exil3.
Avant l’insurrection kurde de 1991, qui conduisit à décréter une zone d’exclusion aérienne ainsi que le statut semi-autonome du Kurdistan du Sud, la région avait enduré deux décennies d’arabisation forcée et de campagnes génocidaires sous le régime de Saddam Hussein. Durant cette période, se livrer à une pratique artistique, en particulier pour les femmes, était chose difficile. Lors de l’entretien qu’elle nous a accordé, Cheeman Ismael, une peintre et enseignante renommée installée à Souleimaniye, nous a raconté : « À notre époque, les hommes avaient plus accès à l’espace public ; en tant que femmes, par exemple, nous ne pouvions pas nous aventurer dans la nature, dans les salons de thé, au bazar ou dans d’autres endroits pour trouver l’inspiration4. » Dans les années 1980-1990, une partie importante de l’art et de la littérature kurdes était centrée sur la représentation et la documentation de la violence perpétrée contre les Kurdes, ainsi que sur les thèmes de la résistance, de la paix et de la beauté de la nature kurde. En revanche, les problèmes concernant les femmes, comme l’égalité de genre et les violences infligées par l’État irakien, étaient largement ignorés car considérés comme de moindre importance au regard du combat plus large mené pour l’autodétermination kurde.
L’année 1991 marqua un tournant politique pour la région, qui devint elle-même un sujet de premier plan dans la création. Les artistes commencèrent alors à problématiser des sujets tels que le génocide, la guerre, la liberté et la violence genrée. Les artistes femmes du Kurdistan ne s’étaient peut-être pas encore explicitement identifiées au terme de féminisme – et certaines l’approchent peut-être encore précautionneusement aujourd’hui –, mais elles utilisaient l’art comme un moyen de communiquer les injustices et les violences qu’elles avaient endurées en raison de leur genre et de leur ethnicité.
Malgré les décennies de guerres, de sanctions et d’oppression, les artistes kurdes ont toujours maintenu des liens avec les autres parties du Kurdistan (en Turquie, en Iran et en Syrie), avec le reste de l’Irak et avec l’Europe. Cependant, c’est après 2003, avec l’invasion et l’occupation de l’Irak menées par les États-Unis et l’ouverture du Kurdistan du Sud, qu’elles se sont retrouvées de plus en plus exposées à des savoirs et à des méthodes de création artistique plus variés. Elles commencèrent à intégrer dans leurs œuvres de nouveaux médiums, comme la vidéo et l’installation, et ont accueilli l’art abstrait. À partir du milieu des années 2000, des artistes comme Rozhghar Mustafa, Poshya Kakil, Avan Omar, Kani Kamil, Sakar Sleman et Rezan Betullah, entre autres, se mirent à utiliser la performance publique pour traiter de thèmes tels que la liberté, la détresse des prisonnières sous le régime de Saddam, la pauvreté et le regard masculin. En 2008, Poshya Kakil mit en scène une performance en face de l’hôpital d’urgence d’Erbil, qui traitait les grands brûlés. C’était la première fois que l’art était utilisé comme une forme de protestation et d’intervention publique, pour exprimer le désespoir et l’opposition à la violence rampante exercée contre les femmes dans la société kurde.
Gasha Kamal, This Is Not Me, 2021, installation photo © Courtesy Gasha Kamal
Lareen Aram Mohammed, Distorted Body, 2021, technique mixte © Courtesy Lareen Aram Mohammed
Entre 2008 et 2014, le Kurdistan connut des années fastes sur les plans économique et culturel. L’augmentation des exportations de pétrole mena à un boom économique, attirant des investissements étrangers et ouvrant la région à de nouvelles opportunités. Dans la sphère culturelle, d’importantes subventions furent allouées en faveur de la traduction, de l’édition et des galeries d’art. Toutefois, cette période de rapide développement néolibéral fut brusquement freinée par l’émergence de Daech et par ses attaques, qui donnèrent lieu à des violences et à des atrocités inconcevables. Cette situation de crise fut encore exacerbée par la récession économique à partir de 2014, et par la débâcle politique qui fit suite au référendum sur l’indépendance en 2017.
Depuis lors, une nouvelle génération de jeunes artistes et d’activistes féministes a émergé dans le Kurdistan du Sud. À travers leurs œuvres, elles s’attèlent à des questionnements liés au corps, au conservatisme religieux et à l’intimité. Des artistes et des commissaires installées à Erbil, à Dahuk et à Souleimaniye, comme Rooz Mohammed, Luna Darwesh, Niga Salam et Bala Ahmed, font preuve d’une conscience aiguë des intersections entre impérialisme, militarisme, consumérisme capitaliste, corruption et conservatisme religieux, ainsi que de leurs impacts sur les politiques du corps, aussi bien pour les femmes que pour les hommes – et sur leur travail. Au-delà de cette confrontation avec les structures de pouvoir prévalentes, on compte aussi de nombreuses artistes, comme Naz Ali Aula, qui s’emploient à redécouvrir les traditions, les couleurs, les motifs et les mythologies féminines kurdes, ou qui s’intéressent aux rencontres urbaines du quotidien, comme le fait dans son œuvre Sabat Ebbas.
Créer, exposer et diffuser l’art représente toutefois un défi dans le Kurdistan du Sud, en raison non seulement du retour du conservatisme, mais aussi des faiblesses de l’enseignement artistique, du manque de moyens et de l’absence d’intérêt pour l’art de manière plus générale. Cette limitation s’étend au-delà des artistes et touche la jeunesse dans son entièreté, car les moyens de protester ou de s’engager sont restreints. Nawras Hadi, poétesse installée à Erbil, explique : « [Notre] jeunesse baisse facilement les bras, et je ne la condamne pas ; à l’école, à l’université, à la maison, partout, elle se désespère. Toutes ces institutions gouvernementales, elles ne laissent aucun espoir à la jeunesse5. » Ce sentiment d’angoisse, d’isolement et d’exclusion est aussi reflété dans l’art produit par la « génération post-2014 », qui représente souvent des femmes, pleurant des larmes de désespoir, contemplant le monde en soupirant de derrière leur fenêtre, suffocant, recroquevillées de douleur ou réduites au silence6.
La plupart des artistes avec lesquelles nous collaborons travaillent à partir de leur subjectivité genrée de femmes7, bien que nombre d’entre elles ne se revendiqueraient pas « féministes » et ne parleraient pas de leurs œuvres comme de « prises de position féministes ». Le féminisme libéral, plus particulièrement, est l’objet d’une défiance importante au Moyen-Orient et au Maghreb, où il a été critiqué pour sa relation aux invasions, aux occupations et aux projets coloniaux8, ainsi que pour son alignement, par la suite, avec les financeurs néolibéraux et les programmes de développement qui contrecarrent souvent des projets artistiques – et c’est particulièrement évident après 2001, à la suite de l’invasion de l’Afghanistan et de l’Irak par les États-Unis9.
À l’heure actuelle, on perçoit au Kurdistan du Sud une lassitude à l’égard du féminisme. Ce sentiment est partagé par une génération de femmes plus jeune ne s’identifiant pas aux conceptions libérales du féminisme, en plus du rejet de la part de forces plus conservatrices et réactionnaires, qui le perçoivent comme un ensemble de « valeurs occidentales » incompatible avec la culture et les normes locales. Beaucoup d’artistes voient cette forme prévalente de féminisme, le féminisme libéral prôné par les financeurs depuis 2003 dans la région, comme déconnectée du peuple, inefficace et associée à une élite corrompue. Des recherches récentes sur la jeunesse du Kurdistan du Sud, menées auprès non seulement d’artistes et d’activistes féministes mais aussi plus largement de la population, révèlent un sentiment majoritaire de désillusionnement et de mécontentement à l’égard des autorités et des organisations affiliées défendant les femmes et la société civile, en particulier depuis 2014 et le début de la récession économique10.
À rebours de l’image qui a été fabriquée de cette région comme de « l’autre Irak » – un bastion de stabilité, de prospérité et d’égalité de genre –, le gouvernement régional du Kurdistan n’offre guère que des possibilités limitées d’engagement politique. L’échec du gouvernement à lutter contre la corruption, les violences envers les femmes, le taux élevé de chômage, les crises financières et les clivages politiques a laissé à une grande partie de la population l’impression de stagner, d’être coincés, dans l’expectative d’améliorations dans un Kurdistan indépendant qui n’existe « pas encore ». En attendant, nombre de jeunes artistes, comme leurs prédécesseurs des années 1970 et 1980, ont fait l’expérience de l’isolement, de la dépréciation et du manque de moyens. Actuellement, le secteur culturel est sérieusement sous-doté et fonctionne principalement par le biais d’affiliations politiques – pour reprendre les mots de Hardi Sabah, peintre active à Souleimaniye : « Pour les artistes qui ne sont membres ni de partis politiques, ni d’aucune institution de cette région, les conditions de vie sont difficiles et leurs œuvres ne sont pas soutenues. […] Cela a créé une situation dans laquelle, si vous élevez une voix différente, ou si vous exprimez une résistance, vous êtes traitée comme une ennemie, comme une traitresse. Malheureusement, au Kurdistan et en Irak, c’est un problème pour tous les artistes11. »
En conséquence, les initiatives artistiques et culturelles au Kurdistan du Sud reposent majoritairement sur les financeurs internationaux, comme le Goethe Institut ou l’Institut français, dont les critères déterminent quelles œuvres vont pouvoir circuler et quels artistes vont recevoir une mobilité et une visibilité régionales, nationales et internationales grâce à des expositions et à des visas. Cela fait que nombre de jeunes artistes créent dans leur chambre, assurent eux-mêmes le commissariat et le financement de leurs expositions, et organisent leurs propres clubs de lecture ou projections de films.
L’art comme moyen d’imaginer le « Kurdistan autrement » ou comme outil d’organisation féministe n’est pas, à l’heure actuelle, une réalité observable au Kurdistan du Sud. En revanche, une nouvelle génération d’artistes s’applique à affiner sa pratique du design, de la peinture, de l’illustration et de la poésie afin de revisiter et de documenter les atrocités commises à l’encontre des Kurdes par le passé. Nombre d’œuvres fonctionnent à la fois comme des actes de protestation et comme rejet d’une idéologie selon laquelle les femmes ne seraient que des gages d’« honneur », en refusant que leurs corps servent de toiles de fond aux violences. Plutôt qu’à une résistance ouvertement organisée contre l’« ici et maintenant », dans lequel beaucoup se sentent coincées, on assiste à un basculement plus subtil vers une réimagination graduelle de l’espace, de l’intimité, du corps et de la sexualité, au côté d’une réflexion plus vaste sur le pouvoir que peut encore exercer le mot « féminisme ».
Houzan Mahmoud est une autrice, conférencière et activiste féministe kurde. Elle est la cofondatrice de Culture Project, une plateforme dédiée à éveiller les consciences au sujet du féminisme et du genre au Kurdistan et dans ses diasporas. Elle est lauréate du prix Emma-Humphreys (2016) et a dirigé la publication Kurdish Women’s Stories (Pluto Press, 2021). Pendant plus de vingt-cinq ans, elle a défendu les droits des femmes en Irak et dans le Kurdistan irakien ; elle a largement publié sur ces sujets, dans The Guardian, The Independent, The New Stateman, Literary Hub et Open Democracy, entre autres.
Isabel Käser est SNSF-Ambizione Fellow à l’Institute of Social Anthropology, à l’université de Berne. Sa recherche est centrée sur le genre, la guerre, la (dé)militarisation, les mobilisations féministes, l’art et l’activisme. De 2021 à 2023, elle a été chercheuse au LSE Middle East Centre (London School of Economics) où, avec Houzan Mahmoud, elle a collaboré au projet « The Kurdistan Region of Iraq Post-ISIS: Youth, Art and Gender ». Elle a obtenu son doctorat au Centre for Gender Studies de SOAS (University of London) et est l’autrice du livre primé The Kurdish Women’s Freedom Movement: Gender, Body Politics and Militant Femininities (Cambridge University Press, 2021).