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L’écoféminisme dans l’art contemporain : perspectives australiennes

12.05.2023 |

Patricia Piccinini, The Young Family, 2003, silicone, acrylique, cheveux humains, cuir et bois, 89 x 164 x 142 cm, Bendigo Art Gallery, Victoria, photo : Leon Schoots © Courtesy Patricia Piccinini

Parmi les œuvres contemporaines les plus puissantes en prise avec la crise écologique, on trouve celles qui s’appuient sur la pensée non dualiste de l’écoféminisme et sur l’intuition profonde des savoirs des Premières Nations. Dans le présent article, je m’intéresse à l’œuvre de trois artistes australiennes contemporaines dont l’esthétique permet de saisir, à l’aide des sens, le caractère interdépendant de l’humain et du plus qu’humain, y compris les histoires indissociables de la violence coloniale et de la dégradation environnementale, et situe l’art comme une plateforme inclusive pour la communication et le militantisme écologiste.

La philosophie écoféministe explore les liens entre l’instrumentalisation de la nature, le contrôle des femmes et l’acquisition de connaissances scientifiques – autant d’éléments qui sous-tendent la modernité et l’idéologie du « progrès ». Comme l’explique Carolyn Merchant, l’une des premières écoféministes, « la nature coulée dans le genre féminin, dépouillée de toute activité et rendue passive, pouvait être dominée par la science, la technologie et la production capitaliste1 ». L’écoféminisme critique la vision canonique des femmes et de la nature, biaisée en faveur des hommes, et cherche d’autres modèles et solutions2.

Dans Feminism and the Mastery of Nature, la philosophe Val Plumwood avance que la société occidentale est systématiquement incapable de reconnaître sa dépendance vis-à-vis de la nature, autrement dit de la sphère de créatures qu’elle désigne comme des autres « inférieur·e·s ». Par conséquent, le discours de maîtrise de la raison a déformé la connaissance du monde et créé des « points aveugles » qui menacent notre survie. Ce n’est qu’en fondant « une culture véritablement démocratique et écologique au-delà du dualisme3 » que nous pourrons aller vers un avenir durable. Dans Environmental Culture : The Ecological Crisis of Reason, elle réaffirme que « développer la culture environnementale implique une résolution systématique des dualismes nature/culture et raison/nature qui séparent l’esprit du corps, la raison de l’émotion, dans leurs nombreuses sphères d’influence culturelle4 ». S’il partage avec l’écologie profonde l’idée que la vie humaine n’est qu’une des nombreuses composantes égales d’un écosystème global, l’écoféminisme affirme aussi qu’on ne saurait séparer anthropocentrisme et androcentrisme ni critiquer le dualisme nature/culture sans analyser du point de vue du genre comment ce dernier a historiquement servi à légitimer la domination sur les femmes et la nature5. En défamiliarisant nos échanges conventionnels avec le monde naturel, l’écoféminisme tente de modifier notre perception des autres formes de vie – celles qui sont « plus qu’humaines » – et de questionner les idées reçues sur ce que signifie être humain·e.

Ces dernières décennies, des artistes ayant le souci de l’environnement ont fait un pas vers la nature par d’humbles gestes de réconciliation, remettant en cause la croyance moderniste dans la domination de « l’homme » comme être rationnel, ainsi que son corrélat, les détériorations environnementales et sociales dues au capital industriel. L’écoféminisme a inspiré nombre de ces actions et souligné la pensée dualiste genrée qui sous-tend la conception occidentale de la nature par des actions écologiques interespèces et intersectionnelles6. L’écoféminisme éclaire également la recherche et les pratiques artistiques associées au « nouveau matérialisme » ; celles-ci réorientent aussi notre compréhension de la vie et de la capacité d’action. L’imagination écoféministe qui traverse ces œuvres nous confronte matériellement aux différentes modalités des objets, nous préparant à des interactions qui intensifient notre perception du caractère concret du monde, dont nous-mêmes. Comme le propose la philosophe Jane Bennett, cette démarche autorise une vision plus complexe et plus éthique de ce que signifie occuper cette planète, où humain/objet, humain/environnement et matériel/spirituel ne sont pas conçus comme séparés mais comme intégrés7. De cette conception pourrait découler une plus grande capacité d’action politique, à l’aise avec le mystère et l’incertitude, qui fonctionnerait de façon holistique plutôt qu’en privilégiant la place du sujet humain et, surtout, de la raison.

Cette conception intégrative du monde humain et du monde plus qu’humain est au cœur de « l’être au monde » de nombreuses Premières Nations. Dans les systèmes de croyances des Aborigènes d’Australie, le Pays incarne la relation entre terre et culture : c’est « un lieu qui donne la vie et la reçoit. Pas seulement imaginé ou représenté, on y vit, on vit avec […]. Le Pays est une entité vivante avec un hier, un aujourd’hui et un demain, dotée d’une conscience et d’une volonté de vivre8 ». Le Pays est le fondement de la culture, tout comme la Terre est investie du pouvoir et du savoir des êtres créateurs ancestraux. Cette conception intime du paysage reconnaît nécessairement la propriété et la gérance des Premières Nations ; elle est gravée dans de nombreuses œuvres aborigènes, qui lient l’art et l’écologie à l’identité et à la survie culturelle et montrent que la perte d’identité va de pair avec la dégradation de l’environnement.

L’écoféminisme dans l’art contemporain : perspectives australiennes - AWARE Artistes femmes / women artists

Julie Gough, p/re-occupied, 2022, technique mixte, kayak, pierres, projection vidéo, son, édité par Craige Langworthy, 7 min. 23 s. © Courtesy Julie Gough

Julie Gough (1965-) est une artiste, autrice et conservatrice trawlwoolway qui travaille sur le traumatisme passé et présent des Premiers Peuples de Lutruwita (Tasmanie), y compris au sein de sa propre famille. À partir d’archives et de récits, elle réalise des films et des installations qui réinterprètent des lieux particuliers dont l’importance a été passée sous silence ou oubliée. Dans ses œuvres, le Pays comme identité et le Pays comme phénomène écologique sont inextricables. Lors de la dernière Biennale de Sydney (rīvus, 2022), consacrée à l’autonomie politique des cours d’eau et des zones humides, J. Gough a présenté p/re-occupied (2022), une projection vidéo mixte comportant du son, un kayak et des pierres9. La vidéo montre l’artiste qui pagaie de rivière en affluent dans les Midlands de Lutruwita : son voyage est un rituel de rapatriement dans le but de rendre aux cours d’eau ancestraux des fac-similés de biens culturels, à savoir d’anciens outils de pierre retirés de fonds muséaux il y a bien longtemps. En même temps, ce voyage sert à rendre leur nom aborigène aux rivières, des mots « qui respectent leur passé et leur raison d’être et allitèrent leur cours depuis l’invasion, depuis la colonisation. Des survivant·e·s. De la famille » ; ces noms sont paranaple (Mersey River), panatana creek, tinamirakuna (Macquarie River) et lokenermenanya (Clyde River). Pour l’artiste,

être vraiment chez soi, c’est devenir le Pays. Des particules. La substance d’un lieu. Appartenir. Inspirer. Expirer. Tout semble tourner, se rassembler, se reformer, puis se séparer à nouveau […]. Quand je m’agenouille au bord d’un fleuve sur mon île, je n’ai pas besoin de voir mon reflet pour me sentir ancrée. Les Ancêtres sont dans le vent, mon empreinte dans la boue est la même que celle répétée, des millénaires durant, par ma famille10.

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Leanne Tobin, Ngalawan–We Live, We Remain: The Call of Ngura (Country), 2021, verre soufflé et socle en béton, fait en collaboration avec Ben Edols et Katy Elliot, 23e Biennale de Sydney: rīvus, 2022 © Adagp, Paris 2023

Leanne Tobin (1961-) est une artiste pluridisciplinaire d’origine anglaise, irlandaise et aborigène, descendante des clans buruberong et wumali des peuples dharug, qui viennent de la région de Sydney. Dans son art, qui est souvent communautaire et collaboratif, la volonté de retrouver les récits des Ancêtres et le souci du monde plus qu’humain se confondent dans le désir de faire vivre le Pays. L. Tobin figurait elle aussi dans l’exposition Rīvus, avec Ngalawan – We Live, We Remain: The Call of Ngura (Country) (2021), une installation constituée de sculpture, de vidéo et d’un ouvrage de tissage participatif. L’œuvre donnait vie au récit dharug de Gurrangatty, l’anguille ancestrale qui créa jadis les rivières et les montagnes. Elle s’étendait sur deux endroits différents pour permettre au public de parcourir une partie du cycle de vie de l’anguille : c’est un voyage extraordinaire où ces poissons escaladent des barrages et rampent sur la terre pour suivre leur « piste de rêve » jusqu’à la mer de Corail, des milliers de kilomètres plus au nord, pour frayer, adoptant les couleurs du fleuve à mesure qu’ils passent de l’eau douce à l’eau salée. L’installation sculpturale consistait en des anguilles à longue nageoire soufflées dans du verre réalisées en collaboration avec le maître verrier Ben Endols (1967-) et la maîtresse verrière Kathy Elliot (1964-), dont la transparence et les mouchetures évoquent les incroyables transformations adaptatives que subit le poisson. L. Tobin accompagnait cette sculpture d’un film d’animation et d’un atelier public qui permettaient des discussions plus approfondies sur ce récit de création.

L’adaptation et la survie de l’anguille, au milieu de la dégradation de l’environnement résultant du surdéveloppement et de la pollution propres au capitalisme extracteur, font écho à celles du peuple dharug face à la violence coloniale aujourd’hui encore. Les Dharug sont les gardiennes et gardiens du fleuve Parramatta/Burramatta de Sydney, dont le nom traditionnel signifie « là où se couchent les anguilles ». Dans son œuvre, L. Tobin en a retrouvé le nom pour affirmer la relation entre la culture et le plus qu’humain : « Nous, les Dharug, nous mouvons aujourd’hui entre deux mondes comme des anguilles. Nous avons su nous transformer et nous adapter aux nouvelles voies qu’on nous a imposées. Premier peuple colonisé, premier à perdre sa couleur, nous avons appris au fil du temps à nous adapter et à devenir le fleuve. Comme les anguilles, nous ne sommes jamais parti·e·s. Là où nous étions en cachette, notre voix collective s’élève maintenant pour clamer la vérité11. »

L’écoféminisme dans l’art contemporain : perspectives australiennes - AWARE Artistes femmes / women artists

Patricia Piccinini, The Young Family, 2003, silicone, acrylique, cheveux humains, cuir et bois, 89 x 164 x 142 cm, Bendigo Art Gallery, Victoria, photo : Leon Schoots © Courtesy Patricia Piccinini

L’écoféminisme dans l’art contemporain : perspectives australiennes - AWARE Artistes femmes / women artists

Portrait de Patricia Piccinini avec Skywhalepapa (2020) et Skywhale (2013), montgolfières, National Gallery of Australia, Canberra © Courtesy Patricia Piccinini

L’idée de V. Plumwood selon laquelle la forme maîtresse de rationalité en Occident est incapable de reconnaître sa dépendance à la nature, reléguant cette dernière à la sphère des autres « inférieur·e·s » et déformant notre connaissance du monde au point d’en menacer notre survie12, représente une source clé d’inspiration pour l’artiste de Naarm (Melbourne) Patricia Piccinini (1965-). Depuis les années 1990, elle remet en cause la dualité conventionnelle entre nature et culture grâce à des expérimentations matérielles fascinantes en élaborant des hybrides humains-technologiques. Ses sculptures questionnent les traditions philosophiques occidentales, qui privilégient l’esprit au détriment du corps et situent le sujet humain et la cognition au sommet de la vie sur Terre. L’artiste imagine un monde où ces hiérarchies n’ont plus cours, où les machines et la matière s’énamourent et font famille (The Lovers, 2011 ; The Pollinator, 2018), où des créatures merveilleuses, fruit d’imprévisibles interactions de matériel génétique disparate, apportent un réconfort humain (Kindred, 2018) et où les objets nous interrogent, nous rappelant les limites de notre pouvoir et la richesse des possibilités offertes par l’écoute d’intelligences autres que la nôtre (The Naturalist, 2017). Son œuvre rappelle la description que dresse J. Bennett des « matérialistes vitales », dont « le sens de l’étrange et incomplète similitude avec l’extérieur pourrait (nous) conduire à traiter les êtres non humains – animaux, plantes, terre et même objets et marchandises – avec plus de soin, de stratégie et d’écologie12 ».

L’exposition de P. Piccinini A Miracle Constantly Repeated (2021-2022) dans la salle de bal – magistralement réaménagée – au-dessus de la gare de Flinders Street, à Melbourne, tournait autour de l’idée que les distinctions que nous avons tracées entre nature et culture, humain et animal, structure et sauvagerie n’apportent pas de réponse pour nous ni pour la planète. L’artiste constate : « Nous avons hérité de cette idée que nous sommes ici et que la nature est là-bas. Cette distinction ? Cette limite ? En réalité, elle ne fonctionne plus. » À travers ses œuvres, P. Piccinini s’interroge :

Comment bâtissons-nous nos vies ensemble avec d’autres animaux plus qu’humains ? Et comment cette relation peut-elle être bienfaisante ? Comment pouvons-nous comprendre et ressentir la nature, qui ne se résume pas à cette idée orthodoxe d’espace vierge, intouché des êtres humains ? Car celui-ci n’existe pas et l’idée n’en est plus réalisable14.

Les pratiques évoquées ici traduisent le désir écoféministe de saisir l’irrépressible moteur productif du monde, où l’organique et l’inorganique interagissent de façon complexe, réfutant l’imposition de la volonté humaine. La notion même d’« environnement » est remise en question, car elle suppose une distinction entre des êtres humains agissants et un contexte passif. L’œuvre des artistes aborigènes J. Gough et L. Tobin met en avant les recoupements significatifs entre la reconception féministe et le savoir profondément ancestral du Pays. Comme le dit L. Tobin :

Les fleuves regorgent de vie. Toutes les choses vivantes dans le fleuve et le long du fleuve dépendent du fleuve. L’eau est fondamentale dans le cycle de croissance et de régénération de la Terre Mère. Les fleuves distribuent la force de vie. Les Ancêtres comprenaient notre interconnexion et notre dépendance, et leurs vies étaient consacrées à veiller à la santé et à la perpétuation de cette force vitale. Nous sommes toutes et tous relié·e·s : ce qui affecte l’un·e nous affecte toutes et tous15.

Traduit de l'anglais par Charlotte Matoussowsky.

1
Carolyn Merchant résume l’argument de son ouvrage La Mort de la nature. Les femmes, l’écologie et la révolution scientifique [1980], Marseille, Wildproject, 2021, dans un article ultérieur, « The Scientific Revolution and The Death of Nature », Isis, no 97, 2006, p. 513-533.

2
« Feminist Environmental Philosophy », Stanford Encyclopaedia of Philosophy, https://plato.stanford.edu/entries/feminism-environmental.

3
Val Plumwood, Feminism and the Mastery of Nature, Londres, Routledge, 1993, p. i.

4
Val Plumwood, Environmental Culture: The Ecological Crisis of Reason, Londres, Routledge, 2002, p. 4.

5
« Feminist Environmental Philosophy », art. cit.

6
V. Plumwood, Feminism…, op. cit., p. 19-40.

7
Jane Bennett, Vibrant Matter: A Political Ecology of Things, Durham, Duke University Press, 2010, p. xi.

8
Deborah Bird Rose, Nourishing Terrains: Australian Aboriginal Views of Landscape and Wilderness, Canberra, Australian Heritage Commission, 1996, p. 7.

9
La vidéo de 7 minutes 23 secondes a été montée par Craige Langworthy. Le projet a été réalisé conformément aux protocoles de la propriété culturelle et intellectuelle autochtone (arts plastiques) et reconnaît les droits territoriaux des Premiers Peuples de Lutruwita sur les terres, voies d’eau et estuaires à partir desquels l’œuvre a été réalisée.

10
Julie Gough, « Absorption », in José Roca et Juan Francisco Salazar (dir.), Rīvus: A Glossary of Water. 23rd Biennale of Sydney, Sydney, Biennale of Sydney, 2022, p. 11.

11
Leanne Tobin, « Parramatta/Burramatta », in Rīvus: A Glossary of Water…, op. cit., p. 360.

12
V. Plumwood, Feminism…, op. cit., p. i.

13
J. Bennett, Vibrant Matter…, op. cit., p. xi.

14
Patricia Piccinini, citée in Stephanie Convery, « Patricia Piccinini Brings Flinders Street Station’s Forgotten Ballroom back to Life », The Guardian, 26 mai 2021.

15
L. Tobin, « Parramatta/Burramatta », art. cit., p. 359.

Un article réalisé dans le cadre du réseau académique d’AWARE, TEAM international academic network: Teaching, E-learning, Agency and Mentoring.

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Pour citer cet article :
Jacqueline Millner, « L’écoféminisme dans l’art contemporain : perspectives australiennes » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 12 mai 2023, consulté le 30 avril 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/lecofeminisme-dans-lart-contemporain-perspectives-australiennes/.

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