© Photo : Frédéric Iovino
« Étudiante aux Beaux-Arts de Tunis, je n’avais pas d’accès aux œuvres originales dans les musées ou galeries. C’est seulement à travers les livres d’histoire et catalogues raisonnés que j’accédais au sens de l’œuvre. »1
Farah Khelil, Technique mixte, 2009, encre sur papier, dimensions variables, Courtesy Farah Khelil, Édition La Bibliothèque Fantastique, © Photo : Farah Khelil
Farah Khelil développe une pratique conceptuelle de valorisation esthétique des outils de médiation (légendes, reproductions, cartes postales, archives…) qui est particulièrement manifeste dans le livre d’artiste Technique mixte (2009-2016). Ce dernier consiste en une liste d’une centaine de légendes d’œuvres contemporaines patiemment collectées à la Bibliothèque publique d’information et réunies sous une couverture empruntée au philosophe Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques (1943). Les informations techniques se lisent comme la manifestation ontologique de l’existence des œuvres d’art ainsi désacralisées et ramenées à leur état d’objets matériels issus du quotidien.
Farah Khelil, Iqra, 2013, dessin et collage, encre et puce électronique sur papier, dimensions variables, Courtesy Farah Khelil et Officine dell’Immagine Gallery, © Photo : Farah Khelil
Par ce geste d’appropriation, Farah Khelil procède à une remise en jeu des définitions conventionnelles de l’œuvre d’art et de son exposition, créant une distance vis-à-vis de l’objet qui vise à une compréhension sémantique et non à une appréhension figurative. Interrogeant le point de vue comme condition d’accès à une réalité, sa pratique protéiforme (dessin, photographie, installation, sculpture, vidéo, livre d’artiste) fonctionne comme un logiciel de traduction d’éléments du réel. C’est à travers les gestes de la pensée que Farah Khelil opère, en référence au concept de diagramme2 qui n’est pas si éloigné du processus des peintres cubistes : elle analyse des données collectées (livres, textes, images, sons, jeux, cartes postales…) pour les décomposer, les faire éclater dans l’espace puis les réagencer en une composition abstraite donnant à voir de nouveaux et multiples points de vue. Dans ce contexte, le spectateur est invité à lire l’œuvre en connectant les différents éléments dissimulés ou détournés par l’artiste, afin de générer le sens d’une démarche. Une injonction que l’on retrouve dans la série de dessins Iqra – « Lis ! » en arabe –, terme qui introduit le premier verset coranique révélé.
Farah Khelil, Lignes, 2015, collage sur papier, 10 x 15 cm, Courtesy Farah Khelil, © Photo : Farah Khelil
Farah Khelil, Point d’étape #3, 2017, display, livres, documents, verre, bois, marbre, imprimés encadrés, dimensions
variables, Courtesy Farah Khelil, © Photo : Farah Khelil
La lecture et plus particulièrement celle de textes philosophiques irrigue les recherches et expérimentations esthétiques de Farah Khelil. Les livres, les mots comme système de connaissance sont tour à tour source d’inspiration et point de départ d’une exposition. Ainsi la présentation chez Appartement en 2017, Solitude peuplée 3 , est-elle un concept emprunté à Albert Camus et aux philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari, pour qui la « solitude peuplée » est l’état du penseur plongé dans une réflexion créatrice, à la fois privée et ouverte sur le dialogue. Pour son exposition à la Galerie Selma Feriani, à Sidi Bou Saïd, en 2018, l’artiste affûte sa pensée autour de la notion d’histoire à partir du livre Boudhour (Graines) publié en 1968 par son aïeul, l’écrivain tunisien Bachir Majdoub, qui y partage sa rencontre esthétique avec Le Penseur de Rodin. Les livres peuvent aussi devenir la matière même de l’œuvre comme dans Lignes (2015), une série de collages composés de fragments sculptés par des insectes bibliophages d’un dictionnaire en langue arabe trouvé dans la bibliothèque de son grand-père disparu. Dans la série d’installations Point d’étape (2016-2018), ce sont des livres d’histoire de l’art qui sont mis en scène avec des chutes de cartes postales, des plaques de verre, des blocs de bois dans des compositions en 3D. Ces installations sont des gestes, intuitives de la pensée, dessinant un paysage mental des traitements et relations qui structurent l’activité de l’artiste, comme pour faire le point sur son cheminement raisonné.
Farah Khelil, Solitude peuplée, 2017, photographie, impression murale, 330 x 265 cm, vue de l’exposition Graine de pensée à la Selma Feriani Gallery, Sidi bon Saïd, Tunisie, Courtesy Farah Khelil, © Photo : Selma Feriani Gallery
Dans une économie de moyens et de techniques, Farah Khelil met en place des protocoles de traduction, de codage et de cécité pour détourner et s’approprier des objets, des archives à travers une œuvre qu’elle qualifie de logicielle. Elle construit un espace logique où théorie et pratique sont à la fois agencées et dispersées dans l’espace, comme dans une encyclopédie. Privilégiant une pensée du multiple, l’artiste opère des va-et-vient entre visible et lisible, savant et populaire, intime et académie.
Sonia Recasens
Farah Khelil (1980) a étudié à l’Institut supérieur des beaux-arts de Tunis et est titulaire d’un doctorat en arts et sciences de l’art de l’École des arts de la Sorbonne. Son œuvre conjugue livres d’artiste, vidéos, archives et display avec l’écriture et la recherche théorique. Elle a pris part à de nombreuses expositions collectives à l’international, comme à l’espace Undercurrent Projects (New York, 2014), au musée Es Baluard (Palma de Majorque, 2015), à la galerie Officine dell’Immagine (Milan, 2017), à la Handel Street Projects Gallery (Londres, 2017), à l’Institut français de Saint-Louis/Galerie du Fleuve (Saint-Louis, Sénégal, 2018), ou encore à l’Institut français de Tunisie (Sousse, 2018). Plusieurs expositions personnelles lui ont été consacrées, entre autres au Centre culturel international de Cerisy-la-Salle (Normandie, 2013), à l’Appartement (Paris, 2017) et à la Selma Feriani Gallery (Tunis, 2018). Son travail figure dans les collections du Frac Normandie.