© Photo : Henna Hyvärinen
Ghita Skali emploie la rumeur et la transaction comme méthodes et matières premières de ses « sculptures sociales » (Joseph Beuys). Toutefois, elle ne fait pas que les colporter, ces rumeurs. Elle s’y insère puis les amplifie : non en volume (+), mais en valeur (x), qualitativement.
Ghita Skali, Le 32 octobre, 2019, performance avec Tarek Lakhrissi, Courtesy Ghita Skali, © Photo : Isabelle Arthuis
Rendant la question de la véracité des faits rapportés caduque, elle se concentre sur la charge politique et sociale de ce que l’on pourrait appeler des « utopies banales » (utopie dans le sens de non-lieu – οὐ–τόπος –, juridique et spatial) ou « dystopies bananes ». En voici une liste non exhaustive :
– l’apparition temporaire d’une tour Eiffel à Fès (Maroc) ;
– des passeports invalidés par la police frontalière de l’aéroport de Casablanca (Maroc) par l’apposition de la date du 32 octobre 2018 ;
– la disparition des queues d’ânes d’une sculpture de Rita McBride à Mönchengladbach (Allemagne) ;
– la capture et la détention d’un canard espion par les forces de l’ordre égyptiennes ;
– une invasion de palmiers artificiels espions au Maroc ;
– l’annonce par un chef militaire égyptien d’une machine pouvant détecter et guérir le diabète, l’hépatite C et le sida.
Ghita Skali, Narratives Machines : Episode 2, 2019, installation, Courtesy Ghita Skali, © Photo : Isabelle Arthuis
Ghita Skali, Narratives Machines : Episode 2, 2019, installation, Courtesy Ghita Skali, © Photo : Isabelle Arthuis
Et ainsi de suite. Cette dernière anecdote est d’ailleurs celle qui a donné naissance à la série des Narrative Machines (2018-en cours). Il s’agit d’un projet aux épisodes multiples se manifestant par des installations qui servent aussi de décors pour ses performances. Les Narrative Machines poussent la fabulation du chef militaire à l’extrême, d’abord en matérialisant ces machines supposément miraculeuses, les CCD (Complete Cure Devices) : l’une prend la forme d’une sorte d’agrafeuse, l’autre d’un parcmètre. Ghita Skali fait aussi écho à la réponse ingénieuse (et comique) du peuple égyptien – qui n’est pas dupe – en fabriquant ses propres « kebabs au sida » (qui ont commencé à être commercialisés sous ce nom alors que le chef militaire avait utilisé le kebab comme métaphore pour expliquer le fonctionnement du remède miracle)1.
Non seulement ces gestes ont le pouvoir de focaliser notre attention sur le rôle de la fiction en politique, mais ils nous amènent aussi à considérer d’autres usages de l’invention et la force de l’ironie par ceux qui ne sont pas qualifiés d’« artistes » (ce qui doit être souligné puisque Ghita Skali ne fait pas de hiérarchie entre l’establishment et l’amateurisme : elle peut à la fois se nourrir des modes de display de Zoe Leonard et d’albums photo d’anonymes sur Facebook).
L’emploi du terme de Beuys dans la phrase d’ouverture de ce texte n’est donc plus anodin. Un des exercices préférés de Ghita Skali est d’ailleurs la présentation Powerpoint. Faites une petite recherche Google en tapant « blackboard beuys powerpoint performance », le premier résultat qui s’affiche est une question : « Would Joseph Beuys have used Powerpoint? » (Joseph Beuys aurait-il utilisé Powerpoint ?)2. L’intuition était donc juste (?).
Mais, si l’artiste est intéressée par le format de la lecture-performance et du Powerpoint pour son aspect pédagogique (qu’elle manipule à souhait puisque ses leçons n’ont pas pour objectif la Vérité avec un grand V), elle l’a aussi adopté en réponse à son nomadisme excessif (parfois voulu, parfois forcé), pour sa facilité d’usage et son esthétique douteuse (selon le bon goût).
Ainsi, la pratique de Ghita Skali est à situer dans un processus non pas de production (donnant lieu à un « produit ») mais de circulation qui, souvent, se sabote pour mieux enclencher ce que Kodwo Eshun appelle « la déprogrammation des schémas fascistes de progrès régressifs3 ». C’est dire que les fables actualisées de l’artiste, ainsi que les trajectoires empruntées pour en brouiller les pistes, ont souvent pour rôle la déstabilisation des modes et des paramètres des savoirs classiques, qui, une fois ingurgités, sans criticalité, sont réduits au statut d’opinions indubitables (dont nous devrions tous nous méfier).
Pour autant, Ghita Skali n’est pas dans une position de confrontation directe. Sous couvert de donner à ses œuvres un vernis sympa (et moelleux) d’esthétique d’esthétique relationnelle, elle fait mine d’« accueillir » son public. C’est bien ce qu’on attend d’elle. Mais, bien consciente de l’image qu’elle projette (par son nom, sa date de naissance et son pays d’origine : trois marqueurs cruciaux pour nourrir les désirs de jouvence et d’exotisme de l’économie de la culture) et du rôle qu’on lui demande de jouer dans le système de l’art contemporain (« représente, Ghita, représente ! »), elle détourne.
En ce sens, elle n’est pas loin d’un William Pope.L qui s’autoproclame « The Friendliest Black Artist in America » pour faciliter son travail de déconstruction des mythologies américaines. De la nourriture se prépare et circule, mais elle ne doit pas être mangée. Des passeports s’accumulent, mais le public est prié de ne pas les accaparer. Et puis il y a les odeurs de putréfaction de viande. Alors, malgré ce que l’on peut penser de ce que l’on voit, Ghita Skali est loin de nous inviter à passer à table !
Cédric Fauq
Ghita Skali (Casablanca, Maroc, 1992) est actuellement en résidence à De Ateliers (Amsterdam, Hollande), après avoir étudié à la Villa Arson (Nice) et aux Beaux-Arts de Lyon. Ses projets se nourrissent d’anecdotes apparues dans les médias, puis occultées, qui révèlent des relations au pouvoir fondées sur des mythologies et reflètent des systèmes de croyance et d’autorité tout autant qu’elles expriment l’ironie. Il s’agit moins de distinguer la rumeur de la vérité que de cartographier les ramifications possibles et les contradictions qui l’ont fabriquée. Son travail a récemment été montré à l’Été 78 (Bruxelles, Belgique), au Project Space Festival (Berlin, Allemagne), à la Beirut Art Fair (Liban), au Triangle (Marseille), au 18 (Marrakech, Maroc), ainsi qu’à la Fondazione Sandretto Re Rebaudengo (Turin, Italie).