Depuis les années 1950, Judit Reigl a développé un chemin artistique singulier entre abstraction et figuration, entre surréalisme et méthode. Suivant un « mélange d’imprévisibilité et de succession logique », comme l’a écrit le critique Lawrence Alloway, son œuvre, conçue en séries successives, a su embrasser de grands moments de l’histoire de l’art contemporain – surréalisme, abstraction gestuelle, représentation du 11 septembre –, tout en restant fidèle à une liberté et un engagement personnel profonds.

Après avoir étudié à l’Académie de Budapest, Judit Reigl obtient une bourse d’étude pour Rome avant de regagner son pays natal. Après huit tentatives et un périple européen réalisé en grande partie à pied, elle parvient enfin en 1950 à gagner la France où elle s’établit durablement. « J’ai quitté un bloc pour n’appartenir à aucun autre. Ni exilée, ni émigrée, ni intégrée. Transnationale », raconte-t-elle en 1977. « Je suis libre… libre ! […] Pas sautée sur les mines ni frappée par les balles. Les 30 km de zone russe seront donc une agréable promenade nocturne. Aller à pied jusqu’à Paris… voir l’Océan… Connaître… Faire la peinture comme je l’entends ». Arrivée à Paris, elle peint un tableau au titre évocateur Ils ont une soif insatiable de l’infini (1950, MNAM).

En 1954, Judit Reigl rencontre André Breton grâce à son compatriote l’artiste Simon Hantaï. L’écrivain surréaliste organise sa première exposition à la galerie L’étoile scellée. Cependant, les ferments de dépassement du surréalisme sont déjà présents dans les tableaux aux figures oniriques qu’elle y présente. Dans le contexte d’une École de Paris essoufflée, l’écriture automatique la conduit à un développement inédit de l’abstraction. Elle ne va plus peindre l’espace de la peinture, mais l’expérimenter par le geste. Comme Jackson Pollock avant elle, ou sa contemporaine de l’École de New York Helen Frankenthaler, Judit Reigl choisit des toiles de plus en plus grandes, bientôt posées au sol. Réalisées avec une brosse, ses doigts ou des instruments qu’elle fabrique, ses peintures deviennent sur des fonds sans apprêt des Éclatements (1955-58), puis des Centres de dominance (1958-59) et des Écritures en masse (1959-65). L’acte physique de peindre, quasi performatif, favorise l’expérience du temps, de la trace, du palimpseste, comme dans les séries des Guano (1958-65) ou des Entrées-sorties (1986-88), faites de restes de toiles abandonnées au sol et retravaillées.

À partir de 1966 surgissent progressivement de ses abstractions les formes d’un corps. La figure réapparaît dorénavant régulièrement dans son travail, à l’égale de l’abstraction. Même abstraite, la peinture est un déplacement du corps, explique-t-elle des Déroulements (1973-85) : elle est « un mouvement réel, physique, qui se déroule dans l’espace-temps : je marche, longeant la toile, la touchant, l’effleurant ». En 2001, les attentats du 11 septembre font écho dans le regard de l’artiste à un motif récurrent de son œuvre, le corps dans le vide, la figure en apesanteur. Elle choisit une scène alors peu présente dans l’espace médiatique pourtant saturé d’images, ceux qui, dans un choix ultime de vie et de mort, sautent des tours du World Trade Center. Face à l’événement historique, Judit Reigl donne à la chute libre, présente de manière prophétique depuis des décennies dans son travail, un sens tragique, humain et universel.