Ce que le Covid-19 nous a pris, ce qu’il nous donne
L’année 2020 devait être exceptionnelle dans l’histoire de l’art, avec un nombre jamais vu d’expositions consacrées à des artistes identifiées comme femmes dans de grandes institutions. Coïncidence de l’anniversaire centenaire du droit de vote accordé aux femmes aux États-Unis et d’une prise de conscience accrue à l’échelle mondiale, ce « bon cru » dans l’histoire de la parité devait culminer en mars, mois des femmes, avec une proportion spectaculaire d’expositions thématiques et monographiques. Mars a viré au cauchemar : le Covid-19 a volé la vedette aux artistes femmes. En avril le confinement continue à les pénaliser, mai s’annonce sombre et les ouvertures d’été apparaissent encore compliquées. Pourtant, de même qu’AWARE reste ouvert avec la production des nouveaux contenus adaptés à cette situation, il faut, me semble-t-il, garder l’esprit curieux de ce qui devait être montré, de ce qui peut en être sauvé, de ce que le confinement nous invite à faire. Ce que le Covid-19 nous a pris en fermant les portes des musées, c’est à nous de le retrouver – notamment par le temps que cela nous laisse – en donnant sens à l’information, rare mais essentielle, qui nous est présentée sur les artistes femmes.
À moins d’être abonné·e à Télérama, on ne saura rien sur la rétrospective de Cindy Sherman qui devait s’ouvrir le 1er avril à la Fondation Louis Vuitton. Pourra-t-on seulement y jeter un œil d’ici fin août, date officielle de sa fermeture ? Lafayette anticipations propose de nombreux contenus en ligne qui font oublier que l’exposition personnelle de Rachel Rose a pris fin prématurément. On regrette également la fermeture précoce de celle de Claudia Andujar à la Fondation Cartier, de Femmes années 50. Au fil de l’abstraction, peinture et sculpture à Rodez, de MECARÕ. L’Amazonie dans la collection Petitgas à Montpellier contemporain (MO.CO.), ou d’Up to and Including Limits: After Carolee Schneemann au Muzeum Susch, en Suisse. Aux États-Unis, le centenaire du 19e amendement (proposé par le Congrès en juin 1919 et entré en vigueur en août 1920), qui a donné le droit de vote aux femmes, a généré tant d’initiatives qu’elles sont impossibles à recenser. Le Museum of Fine Arts de Boston a lancé le mouvement en consacrant, depuis septembre dernier, un étage de ses collections aux artistes femmes avec un titre évocateur : Women Take the Floor. La décision du Museum of Art de Baltimore de n’acheter que des œuvre d’artistes femmes pendant un an, largement relayée par la presse, était accompagnée d’une douzaine d’expositions d’artistes femmes et de collectionneuses importantes. Un article du Forbes cite cinq présentations majeures d’artistes femmes aux États-Unis, sans prétendre à l’exhaustivité. Parmi ces propositions remarquables fermées trop tôt, citons enfin celle, magnifique, qui permet de redécouvrir le travail conceptuel, politique et écologique d’Ágnes Dénes au Shed à New York.
On est d’autant plus sensible aux expositions qui survivent sur Internet que le temps gagné à ne pas se déplacer nous invite à prendre celui de les découvrir : ainsi de Fantastische Frauen [Femmes fantastiques] (consacrée à 34 femmes surréalistes du monde entier) à la Schirn Kunsthalle à Francfort, ou de la rétrospective de Lygia Clark au Guggenheim Bilbao. La commissaire de la rétrospective, première du genre au Royaume-Uni, d’Artemisia Gentileschi à la National Gallery, qui devrait ouvrir le 4 avril, ne s’y est pas trompée : plutôt que de s’apitoyer sur son sort, elle énumère élégamment, dans un article de The Guardian, toutes les ressources disponibles, livresques, filmiques et en ligne, sur cette peintre considérée comme la « première » des grandes artistes femmes.
Une exposition attendue sur la scène indienne, Voices of Women, fermée quelques jours après son ouverture à Delhi, est heureusement résumée par une vidéo. La galerie Hauser & Wirth profite du confinement pour ouvrir, d’une part, une plateforme de discussion et, d’autre part, une exposition digitale des dessins de Louise Bourgeois, remarquablement documentée et précise : un modèle du genre. Les initiatives spécifiquement digitales sont d’autant plus appréciées qu’elles semblent dessiner notre avenir. Forbes recense ainsi cinq expositions d’artistes femmes mises en ligne par des galeries new-yorkaises depuis le début du confinement. On redécouvre l’une des ressources d’Ars electronica, Women in Media Arts. Ou encore le programme imaginé par Claudia Müller sur Arte, où des artistes femmes sont invitées à proposer leur musée imaginaire d’artistes femmes (Jenny Holzer, Kiki Smith, Katharina Grosse, Annette Messager, Berlinde De Bruyckere, Tatiana Trouvé, Monica Bonvicini, etc.). N’est-ce pas le moment de nous constituer, grâce aux ressources numériques, un musée imaginaire où les artistes femmes seraient enfin les égales des hommes ?