Prix AWARE

Katerina Thomadaki (pour son œuvre commune avec Maria Klonaris)
Lauréate du Prix d’honneur 2024

Portraits photographiques réciproques de la série Tri-X-Pan Double Exposure, 1977

©Klonaris/Thomadaki

Au sein de la « langue travaillée par le pouvoir » que constituent l’art et la représentation, le duo et couple formé par Maria Klonaris et Katerina Thomadaki n’a cessé, depuis la fin des années 1960, de chercher à inventer un langage de « liberté1 ». Affrontant des enjeux liés aux rapports masculin/féminin et au genre, au corps et à la domination, les cinéastes et plasticiennes ont tout à la fois revendiqué leur engagement politique et leur extrême précision formelle, soucieuses que les formes artistiques elles-mêmes produisent des énoncés féministes. Foisonnante, leur œuvre est portée par le « corps dissident », celui qui « ne se soumet pas aux normes » ni à « la tyrannie de la normalité […] exercée par le regard2 ». Avant-gardiste et puissante, productrice de ruptures, elle a profondément renouvelé le cinéma expérimental et les arts plastiques, et a été saluée à ce titre en France comme à l’étranger.

Katerina Thomadaki (pour son œuvre commune avec Maria Klonaris) - AWARE Artistes femmes / women artists

Maria et Katerina, photogrammes du film Double Labyrinthe, 1976

©Klonaris/Thomadaki

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Maria dans La Torture, performance collective conçue par Klonaris/Thomadaki, Cartoucherie de Vincennes, 1976

©Klonaris/Thomadaki

Respectivement nées au Caire en 1950 et à Athènes en 1949, Klonaris et Thomadaki ont été très tôt reconnues en Grèce, l’une pour ses dessins et illustrations, l’autre pour ses mises en scène et ses essais sur le théâtre. Installées à Paris, elles se font connaître par Double Labyrinthe (1975-1976), se filmant mutuellement en Super 8 et explorant leur corps par la caméra. La Torture (1976), performance qui donne lieu à un « constat » filmé, rencontre aussi un certain écho. Elles théorisent alors un « cinéma corporel », en écho à l’« art corporel » de Michel Journiac et Gina Pane, et en dialogue avec mouvements et pensée féministes ; il s’incarne dans des cycles, notamment La Tétralogie corporelle (1975-1979) et Le Cycle de l’Unheimlich (1977-1982). Le rapport de l’une à l’autre, au corps de l’autre, mais aussi à des corps tiers, traverse leur travail. On le retrouve aussi dans Personal Statement (1994), une vidéo du Cycle de l’Ange, ou dans Sauro Bellini (1982), portrait d’un corps androgyne.

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Unheimlich III : Les Mères, performance/installation, commande du Centre Pompidou, cinéma du Musée, 1981

©Klonaris/Thomadaki

Klonaris et Thomadaki se saisissent de la notion de féminité pour interroger la constitution et la représentation de la femme en tant que sujet autre. Leur « féminin radical » entend mettre « en question la définition des sexes » : il s’agit de se positionner « en sujets du regard et sujets regardés », d’édifier « un sujet d’énonciation féminin » qui « assume une position idéologique non masculine, non androcentrique ». Citant Pierre Bourdieu, elles indiquent vouloir convertir « le corps passif et agi en corps actif et agissant3 ». Métaphorique, leur travail se passionne pour les rites et les mythes afin d’affronter les grandes structurations symboliques. Elles publient en 1977 un « Manifeste pour une féminité radicale, pour un cinéma autre » et, en 1978, un « Manifeste pour un cinéma corporel4 ». Elles font aussi part de leur réticence vis-à-vis des catégories « hétérosexuel » et « homosexuel ».

Katerina Thomadaki (pour son œuvre commune avec Maria Klonaris) - AWARE Artistes femmes / women artists

Mystère I : Hermaphrodite endormi/e, vue de l’espace, 12e Biennale de Paris, Musée d’art Moderne, 1982

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Orlando-Hermaphrodite II, commande des Journées Audiovisuelles internationales, Grande salle du Centre Pompidou, 1983

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Le Rêve d’Electra, Fondation Joan Miro, Barcelone, exposition, « Antiquité et modernité dans l’art du XXe siècle » conçue par Gladys Fabre, 1991

©Klonaris/Thomadaki

S’emparant du cinéma élargi, voulant dépasser la projection traditionnelle et déplacer les frontières entre les médiums, les deux artistes élaborent au début des années 1980 des environnements et installations. Présenté à la Biennale de Paris en 1982, L’Hermaphrodite endormi/e est un parcours complexe, associant de multiples faisceaux, des réflexions lumineuses et du son. En 1983, dans la grande salle du Centre Pompidou, Orlando, inspiré par le roman de Virginia Woolf, propose un imposant dispositif de sept projections synchronisées en live par les deux artistes, « actantes ». Le Rêve d’Electra, réappropriation du mythe d’Électre, est montré en France et à l’étranger durant la décennie. Ainsi, la réflexion de Klonaris et Thomadaki sur « l’hybridation » porte autant sur les catégories plastiques et esthétiques que sur les catégories, normes et frontières du genre, ouvrant des discussions sur le transgenre, l’intersexuation et la binarité. Le Cycle de l’Ange, inauguré en 1985 suite à la découverte d’une photographie d’une personne intersexe, poursuit ce travail.

Katerina Thomadaki (pour son œuvre commune avec Maria Klonaris) - AWARE Artistes femmes / women artists

Requiem pour le XXe siècle, vidéo, 1994, prix de l’Unesco et du Conseil de l‘Europe, Festival de Locarno, 1995

©Klonaris/Thomadaki

Dans les années 1990, l’informatique et ses possibilités infusent leur travail photo et vidéo. Sur une musique de Spyros Faros, Requiem pour le XXe siècle (1994), montage de scènes de guerre et de génocide, hanté par les « technologies de destruction » et la « persécution de la différence sexuelle », donne lieu à des installations multi-écrans. Le son est une composante essentielle : Klonaris et Thomadaki ont pratiqué la création sonore, notamment pour les Ateliers de création radiophonique de France Culture.

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Night Show for Angel, la piscine. Hornsey Road Baths, installation in situ, commande de la Edge Biennial, London 1992

©Klonaris/Thomadaki

Activistes, Klonaris et Thomadaki ont voulu intervenir sur l’écosystème de l’art. En cela, comme d’autres artistes femmes en d’autres points du globe, elles ont fait vivre une tradition politique selon laquelle changer l’art ne passe pas seulement par la production de nouvelles formes plastiques, mais va de pair avec une transformation radicale des conditions de réalisation, de production et de circulation des œuvres. Elles ont rédigé des textes théoriques et des manifestes – pour « un cinéma de rupture » (1976) et pour le Super 8, sur les institutions artistiques, la compétition (1977 et 1980) et l’indépendance (1978)5 – une indépendance qu’elles ont pratiquée, à l’écart du marché de l’art. Elles ont animé des ateliers de formation à destination des femmes, leur permettant de prendre en main la caméra alors que la technique était l’apanage des hommes. Elles ont organisé projections et programmations, reliant des pratiques entre elles, associant leur travail à d’autres, en France comme à l’étranger. L’association ASTARTI, créée en 1985, veut favoriser la jonction entre l’art et le mouvement féministe. Les Rencontres internationales art cinéma/vidéo/ordinateur célèbrent le décloisonnement des supports : « Technologies et imaginaires » en 1990, « Mutations de l’image » en 1994, « Pour une écologie des médias » en 1998.

Suite à la disparition brutale de Maria Klonaris en janvier 2014, Katerina Thomadaki continue de porter seule leur travail commun, poursuivant le développement d’une œuvre qui n’est pas close (et qui est loin de se limiter aux titres cités ici), publiant des poèmes et dessins de Maria (Dark Shot, 2018)6, avec énergie et amour. Car, comme l’indique le « Manifeste pour un cinéma corporel », amour et désir n’ont jamais été dissociés de la révolte et de l’insoumission : si « ma création est désir de rupture sauvage avec les codes imposés », alors « mes images sont brillance du regard amoureux », « mon regard est folie de toucher7 ».

Antoine Idier

1
« Rites de l’intelligence et films cultes. Entretien avec Nicole Brenez », dans Klonaris/Thomadaki, Stranger Than Angel, Ljubljana, Cankarjev Dom, 2002, p. 93.

2
Alex Cécile Chich, « Introduction », dans Alex Cécile Chich (dir.), Klonaris/Thomadaki. Le cinéma corporel, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 20.

3
« Rites de l’intelligence et films cultes… », op. cit., p. 94-95.

4
Klonaris/Thomadaki, « Manifeste pour un cinéma corporel », dans Manifestes. 1976-2002, Paris, Paris Expérimental, 2003.

5
Ibid.

6
Klonaris/Thomadaki, Dark Shot, Paris, ASTARTI, 2018.

7
« Manifeste pour un cinéma corporel », op. cit.

Antoine Idier est maître de conférences en science politique à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, où il coordonne les enseignements "Art & culture" et dirige le Master Politiques de création. Il a publié de nombreux ouvrages, dont Les Vies de Guy Hocquenghem. Politique, sexualité, culture (Fayard, 2017), Archives des mouvements LGBT+ (Textuel, 2018), Pureté et impureté de l’art. Michel Journiac et le Sida (Sombres torrents, 2020) ou encore Résistances Queer. Une histoire des cultures LGBTQI+ (avec Pochep, Delcourt/La Découverte, 2023). Il a édité des écrits de Guy Hocquenghem (Un journal de rêve, Verticales, 2017) et de yann beauvais (Agir le cinéma, Presses du réel, 2021). En 2022-2023, il a été commissaire de l’exposition « Dans les marges. Trente ans du fonds Michel Chomarat à la bibliothèque de Lyon ». Pour un projet en cours d’écriture, il a également reçu une bourse de recherche de la fondation Robert Rauschenberg.

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