© Photo : Cynthia Phibel
Valérie John, Texte(s)-îles(s)
© Photo : JB Barret
Valérie John, Beau comme l’intérieure d’un temple
© Photo : JB Barret
Il fallait d’abord désapprendre, jusqu’à la toile sur châssis, jusqu’aux histoires et techniques occidentales enseignées, et cela, dès l’enfance :
« Je vais tenter de me défaire de toute cette culture “blanche” très européenne. Je vais me nourrir des mythes, des symboles, des rites, des rituels. Il y a souffrance. Tout voyage, tout dépaysement est un acte douloureux. » Échos de la voix de Valérie John.
Il fallait donc (comme l’avait fait toute une génération) partir pour l’Afrique (d’abord rêvée) et observer au Sénégal, par le pagne bogolan, les mythologies :
« En langue dogon, “étoffe” se dit soy, qui signifie à la fois “c’est la parole” et “sept” le rang de celui qui parle en tissant. Pour les Dogons, le métier à tisser n’est pas un “outil” de production mais le lien où s’incarne le cycle de vie, de mort et de résurrection. Tisser n’est pas un acte de création mais la création et la procréation. Le tisserand poussant sa navette chante et fait ainsi entrer sa voix dans la chaîne où elle s’enchaîne avec celle des ancêtres et on nomme “grincement de la parole” le bruit du métier. Le tisserand se trouve au centre. » Échos de la voix de Valérie John.
Valérie John, écoute le silence…, Polyptique, 110 x 80 cm, années 1990, technique mixte, papier tissé. © Photo : Robert Charlotte
Valérie John, Beau comme l’intérieur d’un temple…, Polyptique, 250 x 650 cm, années 2000, technique mixte, papier tissé. © Photo : Robert Charlotte
C’est en 1998, en Martinique, (après le voyage initiatique en Afrique) que la pratique artistique de Valérie John commence, dans son « atelier-oeuvre » avec son métier à tisser ou, plus exactement, son « métier à métisser », là où l’ouvrage chemine. Dans la nuit de son atelier, l’artiste retrouve, invente des gestes insus, comme ceux qu’elle a pu observer à Grand’Rivière, là où les pêcheurs s’enfoncent profondément dans l’indigo des eaux (souvenirs de sa traversée en Afrique subsaharienne, de l’indigo qu’elle trouvait dans la pratiques des teinturières Sarakolés).
L’œuvre (ou faudrait-il l’appeler le kò comme le fait le poète Monchoachi ?) est constituée de pagnes, de papiers tissés et assemblés ; ce qu’elle nomme un « corps-palimpseste ». Les papiers sont ensuite recouverts d’une « mélasse noire » composée d’indigo, de feuilles d’or et de colle arabique pour mieux unifier et conserver le tout qui évolue dans le temps. Valérie John trace ensuite sa propre signature comme un signe d’une outre-mémoire (qui est aussi le titre d’une œuvre du même nom réalisée entre 1998 et 2021).
Valérie John, Pas un instant n’est figé, pas un mot n’est précis…, 130 x 180 cm, années 2000, technique mixte, papier tissé. © Photo : Robert Charlotte
Valérie John, Ne regarde pas sans voir…, 88 x 149 cm, années 1990, technique mixte, papier tissé. © Photo : Robert Charlotte
« Je veux être une femme qui arpente… Je veux être celle qui expérimente… Je veux être une archéologue… » Échos de la voix de Valérie John.
Le tissage, dans cette partie du monde, n’est pas qu’une pratique, c’est une archéologie et une remontée des corps. Tisser, dans ce cas, veut probablement dire : prendre conscience de ce corps mixte, de cette texture plastique faite de plusieurs matières et mémoires qu’est le kò créole. Mais aussi, soigner et lier-relier cette texture, cette trame trop longtemps arrachée qui est celle du corps d’une femme noire et martiniquaise, celle des boues et des eaux antillaises. Ti-sser, comme une résistance, une plasticité, une médecine. Comme la pratique qui répond le mieux à l’incréé de ces géographies. Ti-sser aussi comme une manière de dire le monde et d’aller au monde :
« Le monde existait aux alentours. Il vibrait. Mais comment trouver la route qui y menait ? »
À la fin, l’œuvre s’ancre dans une histoire de l’art antillaise et guyanaise (elle-même prise dans une histoire de l’art plus globale de l’« Atlantique noir ») qui est à apprendre et non à avaler…
Chris Cyrille
Valérie John (Vigon) est née à Fort-de-France (Martinique) en 1964. C’est à Paris qu’elle explore, de 1981 à 1983, les arts scénographiques, les arts plastiques, la sémiologie et le pagne (en tant que sujet d’étude). Elle voyage ensuite, entre 1983 et 1987, en Afrique, du Sénégal au Mali jusqu’en Mauritanie. Elle participe un temps au Laboratoire Agit’art (Dakar, 1974). Titulaire du CAPES, elle retourne en Martinique en 1987 et commence son oeuvre dès 1998. Directrice du département des arts visuels du Campus Caraïbéen des Arts (Fort-de-France) de 2011 à 2015, elle est faite chevalière de l’ordre des Arts et des Lettres cette même année 2015. Elle a exposé en Afrique, aux États-Unis, au Canada et dans la Caraïbe.