Recherche

Des parcours à révéler : sur les traces d’artistes néerlandaises du XVIIIe siècle

22.03.2024 |

Elisabeth Geertruida Wassenbergh, La visite du médecin, 1750-1760, huile sur toile, 40 x 49,5 cm., Rijksmuseum, Amsterdam.

Au fil de l’histoire, les femmes ont joué des rôles clés en tant qu’artistes, comme commanditaires et à la tête d’ateliers, entre autres. Ces cinquante dernières années, des recherches approfondies ont révélé de nombreux noms et carrières de créatrices, contredisant les croyances modernes qui avaient construit la figure archétypale de l’artiste majoritairement en référence à des hommes1. Dans la République des sept Provinces-Unies des Pays-Bas, au XVIIIe siècle, ont ainsi émergé de nombreuses artistes femmes actives dans les domaines du dessin, de la sculpture, des silhouettes découpées et dans tous les genres de la peinture, y compris la peinture d’histoire, le portrait, la peinture de genre, le paysage et la nature morte, parfois en miniature. Ces créatrices se sont formées auprès de membres de leur famille, par l’apprentissage en atelier ou par l’étude à partir de manuels de dessin et d’estampes2. Qu’elles aient pratiqué leur art dans la sphère privée, comme Elisabetta Geertruida Wassenbergh (1729-1781), ou tiré des revenus de la vente de leurs œuvres, comme Johanna Koerten (1650-1715) et Rachel Ruysch (1664-1750), toutes ces femmes ont contribué à la scène artistique néerlandaise du XVIIIe siècle. Cet article vise à offrir un aperçu des contributions de plusieurs créatrices néerlandaises de premier plan dans différentes spécialités.

Des parcours à révéler : sur les traces d’artistes néerlandaises du XVIIIe siècle - AWARE Artistes femmes / women artists

Sara Troost, Portrait de Johanna Capelle (1698-1774), 1762, pastel sur parchemin, 69,3 x 57,2 cm., Amsterdam Museum.

Portraits et miniatures
Les Provinces-Unies se distinguent, au XVIIIe siècle, des États absolutistes voisins par l’absence d’une culture de cour dominante. Le contrôle politique y est exercé par un petit groupe de régents. La vie urbaine s’épanouit car les villes continuent de constituer les centres névralgiques du commerce intérieur et extérieur. Les richesses de la République, qui ont culminé au siècle précédent, sont réparties au sein d’une importante classe moyenne supérieure constituée, comme les élites, d’éminents acquéreurs d’œuvres d’art.
Au début du XVIIIe siècle, un style particulier de portrait est de plus en plus demandé, où sont représentés des familles entières ou certains de ses membres en train d’interagir au sein de l’espace domestique. Ces conversation pieces intègrent souvent des attributs personnels des modèles en référence à leurs qualités ou à leur profession. Dans les portraits individuels, les commanditaires se font aussi souvent représenter avec des attributs personnels. Les artistes répondent à cette demande à l’aide de divers médiums, dont le pastel et la peinture à l’huile. La copiste et pastelliste Sara Troost (1732-1803), par exemple, reçoit de nombreuses commandes de portraits de la part de riches familles amstellodamoises. Les expressions réalistes de ses visages et le rendu détaillé des traits deviennent emblématiques de son style, comme on peut le voir dans le Portrait de Johanna Capella (1762), où elle représente son modèle, directrice d’une distillerie de camphre, comme une érudite que l’on vient juste d’interrompre dans sa lecture3.
Les miniatures sont de plus en plus appréciées comme une forme d’art à part entière au XVIIIe siècle. Parmi les artistes femmes, ce format est privilégié notamment en raison de ses avantages pratiques, comme les petites dimensions du chevalet, qui le rendent portatif et qui facilitent son usage dans l’espace domestique. Les miniatures sont souvent commanditées dans le but d’être offertes aux personnes chères et circulent donc principalement dans un environnement intime4. Leur petite taille permet à leurs destinataires de les porter sur eux ou de les emporter. Dans la seconde moitié du siècle, la demande de portraits plus petits et plus abordables augmente également au sein de la classe moyenne. Par conséquent, des artistes itinérant·e·s se spécialisant dans la création de silhouettes circulent entre les villes néerlandaises, utilisant la publicité pour annoncer leur venue et attirer la clientèle. Les silhouettes résultent d’une technique bon marché qui permet une reproduction aisée : l’artiste capture l’ombre projetée du sujet, qu’il ou elle trace manuellement sur le papier. Quelques femmes pratiquent cette forme d’art, comme l’Amstellodamoise Johanna Sophia Mannigel-Forberger (1760-1846).
Des miniatures sont créées sur des supports variés, dont le bois, le carton ou le papier. J. Koerten, originaire d’Amsterdam, est l’une des rares miniaturistes célèbres à l’époque à exceller dans le découpage. Elle réalise de fines et délicates découpes dans le papier, créant des portraits réalistes ainsi que des scènes religieuses et historiques, des paysages, des natures mortes et des allégories. Sa clientèle est large et compte des membres issus des plus hautes sphères d’Europe. Elle ouvre sa maison aux artistes, aux collectionneurs et aux amateurs, qu’elle invite à venir admirer ses œuvres. Cela témoigne non seulement de ses initiatives en tant qu’artiste mais également de son rôle de médiatrice dans la vente de son travail.
Un matériau largement utilisé pour les miniatures au XVIIIe siècle est l’ivoire. C’est en utilisant ce médium qu‘Henrietta Wolters-van Pee (1692-1741) atteint la reconnaissance. Elle apprend les principes de la peinture en miniature auprès du sculpteur, peintre et miniaturiste Jacob Christopher Le Blon (1667-1741), qui lui enseignait initialement le dessin et la peinture. Elle reçoit des commandes des membres les plus éminents de la société néerlandaise et on dit même qu’elle a refusé plusieurs propositions de monarques étrangers qui l’invitaient à devenir peintre à leur cour. Son Autoportrait (1732) montre l’artiste amstellodamoise à l’âge de quarante ans. Cette œuvre témoigne de son talent d’artiste, qu’elle affirme par le rendu réaliste et détaillé des différentes textures, comme au niveau du col de dentelle et du collier de perles.
Les portraits de dimensions moyennes deviennent également recherchés à cette époque, tels ceux de E. G. Wassenbergh. Née dans une famille d’artistes, elle peint à la fois des portraits et des scènes de genre de format modeste. Ses œuvres révèlent un style pictural naturaliste et raffiné largement admiré par ses contemporain·e·s. On sait peu de chose d’elle, hormis qu’elle travaille depuis son domicile et qu’elle prend les membres de sa famille pour modèles de ses tableaux. Bien que la majeure partie de ses œuvres subsistantes fasse aujourd’hui partie de la collection du Groninger Museum, celle du Rijksmuseum d’Amsterdam conserve une peinture de genre intitulée La Visite du docteur (1750-1760).

Des parcours à révéler : sur les traces d’artistes néerlandaises du XVIIIe siècle - AWARE Artistes femmes / women artists

Henrietta Wolters-van Pee, Autoportrait, 1732, peinture en miniature sur ivoire, 6,8 x 5,5 cm., Rijksmuseum, Amsterdam.

Scènes de genre
Les peintures de genre sont des scènes minutieusement composées représentant des individus de différentes classes sociales dans leurs activités quotidiennes. Ces motifs et thèmes déjà populaires sont désormais repris à l’aide d’une technique picturale raffinée qui perpétue l’attrait de ces scènes, pièces hautement recherchées par les collectionneurs. Les artistes y intègrent aussi des références allégoriques ou des messages cachés compréhensibles par le public de l’époque5.
La Visite du docteur de E. G. Wassenbergh représente un thème déjà populaire au XVIIe siècle. Dans un espace domestique, un groupe de personnages est positionné autour d’une femme assise. À côté d’elle se tient un médecin, debout, qui prend son pouls tout en observant le liquide contenu dans un verre. Cette scène montre l’acte médical par lequel on pensait alors que les docteurs, aussi appelés « mireurs d’urine », étaient capables d’établir le diagnostic d’un patient en examinant son urine6. E. G. Wassenbergh intègre des références symboliques sous-jacentes à ce thème. Par exemple, le garçon dans le coin inférieur gauche de l’image, qui tire des flèches dans un chapeau retourné, pourrait être identifié comme Cupidon7. Ainsi, une interprétation possible du tableau est que la femme représentée est malade d’amour ou qu’elle est enceinte.

Des parcours à révéler : sur les traces d’artistes néerlandaises du XVIIIe siècle - AWARE Artistes femmes / women artists

Rachel Ruysch, Nature morte avec fleurs sur une table, 1716, huile sur toile, 48,5 x 39,5 cm., Rijksmuseum, Amsterdam.

Natures mortes florales
Au XVIIIe siècle, le genre de la nature morte florale est très demandé, même au-delà des frontières du marché de l’art néerlandais. Les artistes femmes, en particulier, répondent à cette demande soutenue. Les dessins botaniques sont également très populaires, en lien avec le développement des connaissances scientifiques dans des disciplines telles que l’horticulture8. Par conséquent, les domaines de la science et de l’art s’entremêlent. Pour réaliser des études préparatoires à ses dessins, l’artiste néerlandaise Dorothea Kreps (1734-1772) observe ainsi les différentes espèces de fleurs et de plantes dans les jardins botaniques d’Amsterdam, tout comme le fait R. Ruysch.
Cette dernière est l’une des peintres de fleurs les plus célébrées de l’histoire. L’artiste amstellodamoise est d’abord élève du peintre de fleurs Willem van Aelst (1627-1683)9. Son talent artistique se manifeste dans la grande précision qu’elle apporte à chaque élément composant ses bouquets débordants, comme dans Nature morte aux fleurs sur une table en marbre (1716). Elle utilise la couleur et la lumière pour accentuer la perspective, élabore habilement ses compositions réunissant une grande variété d’espèces florales, à la fois locales et exotiques, représentées chacune à différents stades de croissance, en s’appuyant sur des observations botaniques directes.
La même année, la peintre de natures mortes florales Margaretha Haverman (1693-?) réalise Un vase de fleurs (1716), conservé dans la collection du Metropolitan Museum of Art de New York depuis 1871. Née à Breda, M. Haverman emménage à Amsterdam en 1703. Elle devient l’élève du célèbre peintre de fleurs Jan van Huysum (1682-1749) en 1715. On ne connaît qu’une autre nature morte florale de sa main, conservée dans la collection du Statens Museum for Kunst de Copenhague. Les deux tableaux présentent, devant un arrière-plan sombre, un bouquet luxuriant, rendu d’une manière très fidèle à la nature.
Les œuvres de R. Ruysch et de M. Haverman se démarquent par leur qualité exceptionnelle au sein du genre de la nature morte florale. Les deux peintres ont occupé une position unique et attiré l’attention d’autres artistes et de mécènes à une échelle internationale. Aux côtés de la peintre de fleurs du XVIIe siècle Maria van Oosterwijck (1630-1693), R. Ruysch est l’une des deux femmes peintres à la cour du prince-électeur du Palatinat Jean-Guillaume de Neubourg-Wittelsbach et d’Anne-Marie-Louise de Médicis, tous deux commanditaires de premier plan. Le talent artistique de M. Haverman a aussi conduit à son admission à la prestigieuse Académie royale de peinture et de sculpture de Paris en 1722, qui n’avait jusqu’ici accepté que trois membres féminins dans ses rangs10.

Des parcours à révéler : sur les traces d’artistes néerlandaises du XVIIIe siècle - AWARE Artistes femmes / women artists

Margareta Haverman, Un vase de fleurs, 1716, huile sur bois, 79,4 x 60,3 cm., The Metropolitan Museum of Art, New York.

Ouvrir la voie
Cet article a offert un aperçu historique concentré sur des artistes néerlandaises, révélant leurs contributions et soulignant le rôle qu’elles ont joué dans l’histoire de l’art. Chacune d’entre elles, qu’elle manie le pinceau, le crayon ou une paire de ciseaux, a exprimé ses ambitions artistiques de manière singulière. Des recherches en cours ainsi que des expositions, comme Making Her Mark : A History of Women Artists in Europe, 1400-1800 (Baltimore et Toronto, 2023-2024), Ingenious Women : Women Artists and Their Companions (Hambourg et Bâle, 2023-2024) et Women Masters (Madrid, 2023-2024), ouvrent la voie vers la reconnaissance de nombreuses artistes femmes et constituent une source d’inspiration majeure pour de futures initiatives.

Traduit de l'anglais par Delphine Wanes.

1
Diane Miller, « Gender and the Artist Archetype : Understanding Gender Inequality in Artistic Careers », Sociology Compass, vol. 10, no 2, 2016, p. 119-131.

2
Making Her Mark. A History of Women Artists in Europe, 1400-1800, cat. exp., Baltimore, Baltimore Museum of Art, Fredericton, Goose Lane Editions, 2023.

3
Anja Kroon, « Een kamferstokerij op het Crayenest [Une distillerie de camphre sur le Crayenest]», HeerlijkHeden, no 172, 2017, p. 12-17.

4
Bernd Pappe et Juliane Schmieglitz-Otten, Portrait miniatures. Artists, Functions and Collections, Petersberg, Michael Imhof, 2018.

5
Voir Esther Bell (dir.), The Age of Elegance. The Joan Taub Ades Collection, New York, Morgan Library & Museum, 2011, et Junko Aono, Confronting the Golden Age. Imitation and Innovation in Dutch Genre Painting (1680-1750), Amsterdam, Amsterdam University Press, 2015.

6
Wayne Franits, Dutch Seventeenth-Century Genre Painting. Its Stylistic and Thematic Evolution, New Haven, Yale University Press, 2004.

7
Voir J. van Roekel, De schildersfamilie Wassenbergh en een palet van tijdgenoten [La famille de peintres Wassenbergh et une palette de contemporains], Bedum, Profiel, 2006, et James Hall, Hall’s iconografisch handboek. Onderwerpen, symbolen en motieven in de beeldende kunst [Manuel iconographique de Hall. Sujet, symboles et motifs dans les arts visuels], Leyde, Primavera Pers, 1992.

8
Sam Segal et Klara Alen, Dutch and Flemish Flower Pieces. Paintings, Drawings and Prints up to the Nineteenth Century, Leyde, Brill, 2020.

9
Marianne Berardi, Science into Art : Rachel Ruysch’s Early Development as a Still-Life Painter, thèse de doctorat, Pittsburgh, University of Pittsburgh, 1998.

10
Voir Klara Alen, Margaretha Haverman (Breda, 1693/94 – Bayonne (?), na 1722) : schilderend tussen passie en flora [Margaretha Haverman (Breda 1693/96 – Bayonne (?) ap. 1722) : peinture entre passion et flore], Louvain, Katholieke Universiteit Leuven, 2010, et Katy Hessel, The Story of Art Without Men, Dublin, Penguin Random House, 2022.

Artistes
Découvrir les artistes
Pour citer cet article :
Romy Kerkhof, « Des parcours à révéler : sur les traces d’artistes néerlandaises du XVIIIe siècle » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 22 mars 2024, consulté le 20 mai 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/des-parcours-a-reveler-sur-les-traces-dartistes-neerlandaises-du-xviiie-siecle/.

Archives
of Women Artists
Research
& Exhibitions

Facebook - AWARE Twitter - AWARE Instagram - AWARE
Villa Vassilieff - 21, avenue du Maine 75015 Paris (France) — info[at]aware-art[.]org — +33 (0)1 55 26 90 29