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Pionnières : Paula Boi-Gony, Yvette Bouquet, Micheline Néporon, Denise Tiavouane

20.05.2022 |

Paula Boi-Gony, Re-NéSens, 1998, panneaux de contreplaqué découpés assemblés et peints, natte en pandanus, tissu noué, dessin au feutre sur papier, © ADCK – Centre culturel Tjibaou

Processus de professionnalisation et stratégies émancipatrices de quatre artistes femmes kanak en Nouvelle-Calédonie.

Déjouant un double patriarcat traditionnel et colonial, et évoluant dans un climat politique houleux, Paula Boi-Gony (née en 1963), Yvette Bouquet (née en 1955), Micheline Néporon (née en 1955) et Denise Tiavouane (née en 1962) sont des pionnières : les premières à exporter leurs œuvres pluridisciplinaires à l’étranger et « le groupe d’artistes qui a connu les développements les plus rapides dans l’art contemporain »1 en Nouvelle-Calédonie. À l’initiative de l’association Djinü Owa [L’Esprit de la case, en nyelâyu], elles ont évolué parallèlement et sont indissociables aux yeux du public tout en conservant une forme d’individualité. Le début de leur parcours, à la fin des années 1980, coïncide avec un mouvement de renaissance culturelle kanak dont le point de départ est Mélanésia 2000 (1975), premier festival des arts mélanésiens dans le pays et tournant majeur dans l’imaginaire des quatre plasticiennes, qui s’accordent à dire l’importance de cet épisode fondateur. Ce renouveau s’appuie aussi sur les accords de Matignon-Oudinot (1988), qui mettent fin à la période dite des « Événements »2 et établissent, entre autres, la création de l’Agence de développement de la culture kanak (ADCK)3, dont le but est notamment d’encourager les formes contemporaines d’expression de la culture kanak. Leur formation et la rencontre avec des artistes et des motifs du Pacifique et d’ailleurs, mais aussi l’engagement politique et associatif dont elles ont fait preuve sont quelques-unes des voies qui peuvent être empruntées pour comprendre les stratégies auxquelles elles ont eu recours pour exister en tant qu’artistes femmes kanak et l’impact qu’elles ont eu sur la professionnalisation du métier sur le territoire calédonien.

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Micheline Néporon, Tapa, 1999, tapa d’écorce de banian découpé, collé et peint, peinture acrylique, 152 x 89 cm, © ADCK – Centre culturel Tjibaou

Outre un climat politique favorable à la réhabilitation de la culture autochtone longtemps niée par l’entreprise coloniale, c’est par la formation que débutent ces quatre carrières. À partir de 1982, les quatre artistes suivent des cours à l’École d’art et à l’Académie de la peinture de Nouméa, ou encore auprès de l’artiste Jean-Pierre Le Bars (né en 1951) à l’OCSTC. Ce dernier joue un rôle décisif pour trois d’entre elles, à qui il dispense des cours d’art océanien. Elles y découvrent – paradoxalement auprès d’un Européen – la richesse des cultures environnantes et le potentiel de leur propre tradition. M. Néporon part étudier à l’École des beaux-arts de Bordeaux puis de Marseille entre 1990 et 1992. Au-delà de cet apprentissage théorique, ce sont les rencontres qu’elles font à l’occasion de manifestations culturelles locales, comme les saisons de préfiguration du Centre culturel Tjibaou (1995-1998), et internationales, comme l’exposition Paradise Now ? Contemporary Art from the Pacific à New York (2004), qui les marquent durablement. Confrontées à d’autres cultures, elles ont su s’en nourrir et s’imprégner de ces formes exogènes tout en imposant « une nouvelle syntaxe4 » dont le fondement reste la tradition qui les lie.

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Denise Tiavouane, La Danse, 1994, peinture, collage et fibre végétale sur papier, 78,8 x 63,8 cm, © ADCK – Centre culturel Tjibaou

C’est par le dessin et la peinture qu’elles débutent, médiums quasi exclusivement réservés aux femmes chez les artistes mélanésiens à l’époque, comme l’atteste l’exposition inaugurale de sculpteurs et peintres Ko i Névâ [L’Esprit du pays, en ajië] en 1990. Les premières œuvres qu’elles réalisent sont figuratives et dépeignent paysages calédoniens, légendes locales et autres scènes de la vie quotidienne. « La peinture n’était alors soumise à aucune contrainte traditionnelle5 », rapporte Susan Cochrane. Elles y trouvent une certaine liberté, évoquée par D. Tiavouane : « On avait le droit parce que c’étaient des histoires, parce que ça n’existait pas », en opposition aux sculpteurs sur bois, contraints, eux, de respecter la tradition.

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Yvette Bouquet, L’Hôtel Laetitia, 2006, acrylique sur toile, 80 x 100 cm, © ADCK – Centre culturel Tjibaou

Par la suite, la technique ancestrale traditionnelle du bambou gravé, délaissée vers 1917 suite à la colonisation et à l’acquisition forcée d’un système d’écriture occidental par le peuple autochtone, intègre la pratique de trois d’entre elles. P. Boi-Gony rencontre ce procédé à l’occasion du quatrième Festival des arts du Pacifique de 1984 et décide de le réhabiliter, se faisant le serment qu’un jour celui-ci serait enseigné dans les écoles et entraînant dans son sillage M. Néporon, qui le redécouvre auprès de J.-P. Le Bars. Dans le bambou, elles gravent des scènes de vie actuelles, non pas dans le but de « ressusciter artificiellement des reliques du passé, mais d’exprimer des questions identitaires contemporaines6 ». Y. Bouquet utilise les motifs du bambou gravé en peinture, en plus de ceux des pétroglyphes, omniprésents dans sa production.

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Micheline Néporon, Les Huit Aires linguistiques, 1996, feutre et vernis sur bambou, 136 x 9 cm, © ADCK – Centre culturel Tjibaou

En 1996, nourries par de multiples rencontres avec des artistes étranger·ère·s et avec des professionnel·le·s de la culture, elles intègrent l’installation dans leur pratique, principalement D. Tiavouane et M. Néporon. Les Taros qui pleurent (1996) est un exemple d’installation in situ présentée par D. Tiavouane à la Triennale Asie-Pacifique à Brisbane7. Elle consiste en des plantations de taros et d’ignames – tubercules qui représentent symboliquement la femme et l’homme – desquelles s’échappent les pleurs d’un bébé s’adressant à son aîné, selon D. Tiavouane, pour lui demander : « Quelle est ma place ? »

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Denise Tiavouane, Éléments naturels, 1994, aquarelle et collage sur papier, 56 x 45 cm, © ADCK – Centre culturel Tjibaou

Plus encore, c’est leur réponse à un contexte politique qu’il s’agit de souligner : lorsque M. Néporon invite à la réconciliation dans son installation à la 3e Biennale de Nouméa (1998), sous la direction de Jean-Hubert Martin, elle fait écho aux tensions entre les communautés et à l’avenir d’un pays fragilisé par les « Événements ». L’installation performative se présente sous la forme de différents objets pour faire du thé et d’éléments de la vie quotidienne locale disposés sur une natte. P. Boi-Gony évoque aussi le politique lorsqu’elle crée Jeu de dupes (2008), une toile marquant les vingt ans des accords de Matignon-Oudinot. Les quatre artistes s’engagent aussi à titre personnel : Y. Bouquet est membre du GFKEL8 et P. Boi-Gony participe à l’élaboration du drapeau indépendantiste lorsqu’elle assiste J.-P. Le Bars à l’ADCK. Enfin, si l’activisme politique est souvent lisible à travers leurs œuvres, c’est davantage « l’acte même de la création artistique9 » qui constitue chez elles un militantisme féministe plutôt que les sujets qu’elles illustrent – du moins d’après l’historienne Alice Bullard, qui souligne l’importance de ces plasticiennes « dans le contexte de la patriarchie kanak10 ». Au cours d’un entretien, D. Tiavouane évoque ce cadre coutumier et rappelle que, dans le monde mélanésien, les femmes sont souvent assises ; elle compare ainsi son ambition au fait d’« apprendre à être debout ».

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Paula Boi-Gony, L’Avenir en couleur, 1996, acrylique sur toile, 296 x 139 cm, © ADCK – Centre culturel Tjibaou

Dans un combat pour la reconnaissance d’une culture mélanésienne longtemps désavouée, elles se mobilisent aussi pour la professionnalisation du statut de l’artiste en Nouvelle-Calédonie. En début de carrière, les quatre s’associent régulièrement avec l’ADCK, qui soutient leurs premières expositions personnelles11. Ce lien avec l’institution a pourtant parfois été conflictuel : P. Boi-Gony estime en 1999 que, si le public a souvent pensé que les artistes kanak « appartenaient » à l’ADCK, c’est « parce qu’ils [s’étaient] servis du seul outil sur lequel ils pouvaient compter12 », et le lien semble aujourd’hui quasi rompu avec certaines d’entre elles qui ont pu se sentir instrumentalisées. Lorsqu’on l’interroge, S. Cochrane nuance cependant ce propos et rappelle les opportunités considérables dont elles ont pu bénéficier et ainsi progressivement s’affranchir de la marginalisation des artistes kanak à l’époque.

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Paula Boi-Gony, Nounou Zak, 2003, peinture acrylique et pastel sur papier, 73,4 x 53,3 cm, © ADCK – Centre culturel Tjibaou

En réponse à ce qu’elles considèrent comme un manque de soutien institutionnel, et comme cela a été régulièrement le cas sur l’île en matière de combats menés par les femmes, le format associatif a permis à ces plasticiennes d’agir. Ainsi naît Djinü Owa en 1992, une structure qu’elles ont pensée comme le moyen d’organiser elles-mêmes des événements et de faciliter la diffusion d’œuvres d’artistes kanak, dans un moment où les galeries représentent peu leur travail. Elles concourent aussi à l’émergence des associations SIAPO en 1999 et La Case des artistes en 2012, qui visent à la structuration juridique du statut artistique sur le territoire et à l’implémentation d’un droit de la propriété intellectuelle, dont elles déplorent alors l’absence.

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Yvette Bouquet, Profil art, 1996, peinture acrylique sur toile, châssis fixe chanfreiné, traverse centrale, 145,5 x 91,5 cm, © ADCK – Centre culturel Tjibaou

Il paraît ici important de souligner que, en parallèle de leurs carrières, ces femmes ont souvent dû exercer divers métiers afin de réunir les conditions matérielles nécessaires à la poursuite d’une profession artistique et qu’elles ont été tributaires, comme bon nombre de créatrices, de leur situation familiale. Y. Bouquet rappelle qu’elle a vécu longtemps chez son père et que P. Boi-Gony et D. Tiavouane ont pu compter sur le soutien financier d’un mari. La notoriété dont elles bénéficient semble donc reposer davantage sur un statut social que sur une véritable reconnaissance financière, comme le souligne D. Tiavouane : « On m’admire plus que je ne gagne de fric. »

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Yvette Bouquet, L’Homme et la Femme, 1996, peinture acrylique et ocres naturelles sur toile de jute collée sur châssis fixe, papier journal collé au revers de la toile, 99 x 113 cm, © ADCK – Centre culturel Tjibaou

À l’instar de beaucoup d’autres artistes femmes isolées d’un Nord omnipotent, P. Boi-Gony, Y. Bouquet, M. Néporon et D. Tiavouane ont été mises à l’écart d’une histoire de l’art phallocrate et occidentalo-centrée. Pionnières en Nouvelle-Calédonie, où elles ont bénéficié de nombreuses expositions, elles restent méconnues à l’étranger. Elles ont pourtant contribué à la professionnalisation et au rayonnement d’un art mélanésien contemporain dans le Pacifique et au-delà, et bénéficient d’une historiographie et d’une reconnaissance locale exhaustive. Plusieurs œuvres qu’elles ont produites ont notamment été achetées par le Fonds d’art contemporain kanak et océanien (FACKO), créé en 199513. Loin d’avoir seulement suivi la mouvance d’une esthétique occidentale, elles se sont emparées des styles et techniques auxquels elles ont été exposées pour créer des formes nouvelles, s’émancipant des contraintes liées à la production traditionnelle, libres de faire appel à un imaginaire construit de récits passés et de rencontres plus actuelles. Il apparaît ainsi urgent de s’intéresser à l’œuvre de P. Boi-Gony, d’Y. Bouquet, de M. Néporon et de D. Tiavouane, mais aussi de celles qui ont suivi le chemin qu’elles ont tracé, afin de leur restituer la visibilité qu’elles méritent hors du lieu d’où elles sont14.

1
Cochrane Susan, « Art contemporain kanak : une expression en expansion », dans Philippe Godard (dir.), Le Mémorial calédonien, t. X, Nouméa, Pacifique Presse, 1998, p. 363.

2
Les « Événements » désignent une quasi-guerre civile entre 1984 et 1988, qui s’achève par la signature des accords de Matignon-Oudinot le 26 juin 1988, suivis par l’accord de Nouméa le 5 mai 1998.

3
L’office culturel scientifique et technique canaque (OCSTC), fondé en 1982, est supplanté en 1986 par l’Office calédonien des cultures (OCC), puis en 1989, par l’ADCK, dont l’outil principal est le Centre culturel Tjibaou.

4
Gardet Lydie, « Cartographie », Brwâdjï, cat. exp., Dock socioculturel de Païta, 2010, p. 9.

5
Toutes les citations découlent d’entretiens réalisés entre juin et décembre 2021, dont des extraits peuvent être consultés dans le dossier de recherche qui accompagne cet article et est disponible au centre de documentation d’AWARE. Curatrice australienne et cheffe du département d’art contemporain kanak et du Pacifique à l’ADCK à la fin des années 1990.

6
Colombo Dougoud Roberta, « Kanak Engraved Bamboos : Stories of the Past, Stories of the Present », dans Gnecchi-Ruscone Elisabetta et Paini Anna (dir.), Tides of Innovation in Oceania, Canberra, ANU Press, 2017, p. 126.

7
Kasarherou, Emmanuel, “Denise Tiavouane”, The Second Asia-Pacific Triennial of Contemporary Art, Brisbane, Queensland Art Gallery, 1996, p. 123.

8
Groupe des femmes kanak et exploitées en lutte.

9
Bullard Alice, « Le théâtre des plages en Nouvelle-Calédonie : présentation du corps et art kanak féministe », Journal de la Société des océanistes, 1999, p. 137.

10
Ibidem

11
P. Boi-Gony, M. Néporon et D. Tiavouane travailleront d’ailleurs au sein de l’OCSTC puis de l’ADCK.

12
Orso Filippi (dir.), Chroniques du pays kanak, t. 3, Nouméa, Planète Mémo, 1999, p. 222.

13
Le FACKO possède dix-sept œuvres de P. Boi-Gony, onze d’Y. Bouquet, trente et une de M. Néporon et huit de D. Tiavouane.

14
En référence à M. Néporon, Geïra. Le lieu d’où je suis, cat. exp., ADCK, 1993.

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Pour citer cet article :
Sarah Lolley, « Pionnières : Paula Boi-Gony, Yvette Bouquet, Micheline Néporon, Denise Tiavouane » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 20 mai 2022, consulté le 19 avril 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/pionnieres-paula-boi-gony-yvette-bouquet-micheline-neporon-denise-tiavouane-processus-de-professionnalisation-et-strategies-emancipatrices-de-quatre-artistes-femmes-kanak-en-nouvelle-caledonie/.

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