Entretiens

Valeria Napoleone : collectionner au féminin pluriel

13.01.2023 |

Portrait de Valeria Napoleone devant : Lisa Yuskavage, True Blonde, 1998 ; Lily van der Stokker et Leo Kroll, Table et chaises, 2004 © Photo Philip Sinden, collection Valeria Napoleone

Italienne établie à New York et à Londres, Valeria Napoleone fut l’une des premières collectionneuses à s’engager à la fin des années 1990 pour la valorisation des artistes femmes. Sa collection, qui compte près de cinq cents œuvres, reflète avant tout un regard personnel. Entièrement dédiée aux artistes féminines de son temps, elle constitue un panorama unique de la création contemporaine, des années 1970 à nos jours. De Ghada Amer à Lise Soskolne en passant par Martha Friedman, Judith Hopf, Lisa Yuskavage, Amanda Ross-Ho, Frances Stark ou encore Andrea Büttner, Valeria Napoleone collectionne des œuvres d’artistes singulières qui questionnent notre époque et notre rapport aux clichés, à la sexualité, à l’économie, à la liberté… Au fil d’un parcours exigeant de collectionneuse et de mécène de l’art, cette férue de mode, excentrique et créative, a construit autour d’elle ce qu’elle considère comme une véritable « communauté » de femmes d’âges et de nationalités différents, dont les pratiques variées se réunissent autour des valeurs de courage et d’audace, loin des lois du marché de l’art.

Marion Vignal : Vous avez été l’une des premières à vous intéresser aux artistes femmes et à les soutenir en tant que collectionneuse et mécène. Comment cet engagement s’est-il construit ?

Valeria Napoleone : J’ai l’habitude de dire que je suis devenue collectionneuse au bon endroit, au bon moment, en l’occurrence à New York, au milieu des années 1990, une époque où cette ville foisonnait d’artistes. Elle était l’épicentre de l’art contemporain. Un grand nombre de femmes attiraient alors l’attention, comme Cindy Sherman par exemple. À l’époque, je venais de terminer des études de journalisme et je commençais à m’intéresser à l’art. J’ai découvert un cursus au New York Institute of Technology, où ma sœur étudiait alors. Il s’agissait d’un programme pour se former au marché de l’art et au métier de galeriste. Je me suis inscrite et j’ai passé deux ans à rencontrer des personnalités formidables, que ce soient des professeurs, des artistes ou des mécènes. J’ai découvert les coulisses de ce monde et compris ce que signifiait le fait de collectionner. Il existe d’un côté les amateurs d’art, de l’autre, les marchands. J’ai été très marquée à cette époque par un couple de collectionneurs passionnés qui consacraient tous leurs moyens à leur collection et privilégiaient l’achat d’œuvres sur toute autre dépense. S’il fallait choisir entre acheter une nouvelle machine à laver ou acquérir une nouvelle œuvre, pour eux, le choix était évident : la machine pouvait attendre ! Cela m’a permis de mieux comprendre quel type de collection j’avais envie de former. Au bout de deux ans, je me sentais plus mature, prête à défendre une vision, des valeurs. Je savais que cette aventure allait occuper ma vie entière. Je voulais devenir une collectionneuse et non une acheteuse. Cela signifiait pour moi s’engager sur le long terme, agir avec intégrité, investir du temps et de l’énergie.

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Kathryn Andrews, Sans titre (Clown Cabinet), 2011 ; Martha Friedman, Ladies Room, 2010 ; Jutta Koether, Allein! Allein!, 2006 © Photo Mariona Otero, collection Valeria Napoleone

MV : Le choix d’une collection entièrement dédiée aux femmes – et particulièrement aux artistes de votre temps – s’est-il tout de suite imposé à vous ?

VN : Cette décision est arrivée au terme de ces deux années d’études, de rencontres et de recherches. Je m’étais rendue compte que les femmes artistes étaient sous-représentées, que leur voix n’était pas entendue alors même qu’elles étaient très présentes et productives. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi tant de talents et de personnalités aussi incroyables étaient oubliés, déconsidérés, que ce soit dans les musées ou les galeries d’art.

MV : Le sujet du statut des artistes femmes agitait-il déjà le monde de l’art ?

VN : Non, ce n’était pas un sujet. C’est vraiment moi qui ai posé mon regard sur ces artistes qui s’exprimaient avec un autre langage, apportaient des idées neuves. En tant que féministe, je crois en l’égalité des chances pour toutes et tous.

MV : Comment s’est constitué votre engagement féministe ?

VN : J’ai été élevé avec l’idée qu’en tant que fille et future femme, je pouvais faire ce que voulais dans la vie. Dans ma famille, ce qui importait, c’était que je puisse m’épanouir, aller au bout de mes rêves. Mon père a joué un rôle important dans ma vie en tant que guide. Il avait une telle admiration pour ma sœur et pour moi que cela nous a portées. Il nous a toujours poussées à explorer notre créativité. Quand j’ai terminé mes études d’art, il m’a fallu affirmer que j’étais une féministe, alors que je ne l’avais jamais revendiqué auparavant car je n’avais pas eu à me battre pour mes droits.

MV : Quelles ont été les rencontres et les artistes qui ont marqué vos débuts de collectionneuse ?

VN : Ghada Amer fait partie des femmes qui ont changé ma vie. Elle a un tel courage, une telle intégrité, elle m’a impressionnée. Je vis notamment depuis longtemps avec sa peinture Blanc #985, l’une des premières pièces qui est entrée dans ma collection, en 1997, et l’une des premières œuvres dans laquelle elle a associé la technique du dripping avec de la broderie. Ghada et moi avons commencé notre chemin ensemble, elle en tant qu’artiste et moi en tant que collectionneuse. J’ai été l’une des premières à la suivre. Nous sommes ensuite devenues amies. Cette œuvre symbolise en quelque sorte l’aventure artistique qui nous unit. Le dialogue que j’ai établi avec elle est très important pour moi. Cela a façonné ma relation aux artistes. Mes parents collectionnaient aussi, mais eux s’intéressaient essentiellement aux antiquités : ces objets-là ne parlent pas !

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Lisa Yuskavage, True Blonde, 1998 ; deux tabourets Cassina par Charlotte Perriand © Photo Federike Helwig, collection Valeria Napoleone

MV : Il semble que vous avez avant tout un intérêt pour les êtres et moins pour la matérialité…

VN : Oui, absolument, et cela, je l’ai découvert par ma rencontre avec des jeunes artistes, l’importance de faire partie d’une communauté de femmes. En créant ma collection, j’ai construit cette communauté et je n’ai jamais dissocié mon rôle de mécène de mon statut de collectionneuse.

MV : Pour vous, les deux vont forcément de pair ?

VN : Ce sont les deux faces d’une même pièce. Je ne pourrais pas être juste une collectionneuse. J’ai besoin de rencontrer les artistes, de soutenir leurs livres, leurs catalogues, leurs expositions personnelles – tout est connecté. Ces dernières années, j’ai été très présente notamment aux côtés du Studio Voltaire à Londres, de la Whitechapel Gallery et d’institutions comme l’Association of Women in the Arts, le New York University Global Council.

MV : Comment définiriez-vous cette communauté ?

VN : C’est un groupe très varié constitué de personnes issues de différents pays, cultures, générations, animées par des causes diverses. Toutes ces personnes ont en commun une certaine énergie. Ma collection est une aventure personnelle. Je me dirige vers des artistes qui me touchent, me font découvrir de nouveaux mondes. Je suis très admirative des artistes conceptuelles et de toutes celles qui ont le courage de transmettre des messages puissants. Je cherche toujours à être surprise. Cela fait partie des éléments essentiels de ma recherche. Lisa Yuskavage a été l’une des premières artistes que j’ai découvertes à la fin des années 1990. J’aime particulièrement son approche de la nudité, son incroyable talent de peintre. Il y a une telle audace dans sa peinture, une attention singulière aux détails ; cela me parle. J’adore également le travail de Margherita Manzelli que j’ai aussi rencontrée au tout début de ma collection. C’est selon moi l’une des meilleures peintres de sa génération. Ses peintures sont des extensions d’elle-même. Elle se figure elle-même dans ses toiles et apparaît toujours seule au milieu d’un espace, le regard face au spectateur. Il arrive que, dans certaines expositions, elle se tienne à côté de ses peintures, comme dans une performance.

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Lise Soskolne, A Feminist Issue Is, 2005 © collection Valeria Napoleone

 

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Lise Soskolne, Humour Now, 2005 © collection Valeria Napoleone

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Lise Soskolne, Then, 2006 © collection Valeria Napoleone

MV : Quand vous choisissez l’œuvre d’une artiste, à quoi êtes-vous attentive en priorité ?

VM : Au fil du temps, j’ai appris à reconnaître le type de réaction dont j’ai besoin face à une œuvre. J’éprouve une sorte d’excitation ; quelque chose de très émotionnel, de physiologique se met en place. Si je commence à rationaliser, cela ne va plus. J’ai besoin de faire confiance à mes yeux, à mon sentiment de voir quelque chose que je n’ai jamais vu auparavant. J’ai récemment fait la rencontre de l’artiste new-yorkaise Lise Soskolne, qui est l’une des activistes du groupe W.A.G.E (Working Artists and the Greater Economy). Cette organisation œuvre pour établir des liens économiques durables entre artistes et institutions et pour la régulation du marché. J’ai vu son travail et je suis immédiatement tombée amoureuse de ses images. Son œuvre est si pleine d’audace, d’étrangeté. Je l’ai ensuite rencontrée, c’était une formidable surprise. Dernièrement, j’ai aussi fait la rencontre de Julia Scher, une artiste états-unienne vivant en Allemagne. Elle travaille autour de la vidéosurveillance et du thème de la violation de la vie privée. Ce sont toutes deux des artistes qui méritent notre entière attention.

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Julia Scher, Programme malveillant détecté (1), 2021 © collection Valeria Napoleone

MV :  Cette réaction face aux œuvres vous arrive-t-elle également avec des artistes que vous ne connaissez pas personnellement ou bien cela passe-t-il toujours par une rencontre préalable avec une personnalité ?

VM : Non, il m’arrive très souvent d’avoir une telle réaction face à l’œuvre d’une créatrice que je ne connais pas. J’effectue beaucoup de recherches préalables sur l’artiste et son travail, je contacte sa galerie, je me penche sur ses travaux précédents. Il m’arrive parfois d’attendre six mois ou un an afin de bien saisir ce qui anime l’artiste. Cela fait partie des éléments essentiels à ma recherche. La rencontre est un plus, une manière de comprendre les motivations profondes derrière l’œuvre.

MV : L’inclusion d’une œuvre ou d’une artiste dans votre collection ressemble-t-elle à l’arrivée d’un nouveau membre dans la famille ?

VM : Absolument ! Quand j’ai commencé à collectionner, je me suis très vite dit que j’étais en train de faire porter les voix des femmes qui avaient été oubliées dans l’histoire de l’art. Chaque voix compte. Il n’est pas difficile de trouver les artistes ; ce qui l’est plus, c’est de trouver les œuvres majeures et de maintenir l’exigence à son plus haut niveau. Je suis prête à attendre longtemps avant d’acquérir une œuvre. Mes choix sont très précis et il est fondamental que chaque œuvre qui entre dans ma collection ait sa pertinence. Ce n’est jamais un choix au hasard, mais toujours le fruit d’une réflexion autour d’un travail clé dans le parcours de l’artiste.

MV : Vous ne vous séparez jamais d’œuvres ?

VM : Non, je ne revends pas. Je suis convaincue que je crée quelque chose qui a un sens et toutes les pièces de ma collection ont leur importance.

MV : Avez-vous l’intention de donner une autre vie à votre collection, que cela soit par le biais d’une publication, d’une exposition ou encore d’une fondation ?

VM : Oui, c’est en réflexion. Je suis en train de travailler sur la création d’un lieu à Milan qui sera aussi une résidence privée mais accessible sur rendez-vous. Pour le moment, je soutiens les musées et les institutions ; ma collection continue de se développer dans mes résidences personnelles à Londres et à New York.

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Lily van der Stokker, 100% Stupid, 1991 © Photo Hunter Canning, collection Valeria Napoleone

MV : Comment votre famille vit-elle le fait de côtoyer au quotidien autant d’œuvres engagées signées par des femmes d’aujourd’hui ?

VM : Je repousse beaucoup les limites… Mes enfants ont grandi entourés par l’art contemporain et parmi des œuvres souvent très fortes, parfois même dérangeantes. Cette collection a pour moi une portée éducative. Certains sujets font référence à des grands thèmes de société : la sexualité, les genres, le fait d’être différent… Nous vivons par exemple à Londres avec une œuvre murale de Lily van der Stokker qui porte les mots « 100 % Stupid ». Cette œuvre évoque le regard des autres qui imposent leur jugement – ma fille étant atteinte de trisomie, cette question de l’ « évaluation » de l’intelligence m’est familière. Lily van der Stokker défie le système. Elle a été reconnue après avoir passé de nombreuses années dans l’ombre. Quand je l’ai rencontrée à New York, elle était représentée par une petite galerie. Son œuvre est très radicale. Elle parle notamment de la vie de tous les jours, de la vieillesse, de l’inconfort, du conflit entre la laideur et la beauté…

MV : Depuis que vous avez commencé à collectionner les œuvres d’artistes femmes, avez-vous l’impression que les choses ont évolué du point de vue de leur visibilité et de leur reconnaissance ?

VM : C’est compliqué. Auparavant, les artistes femmes étaient les grandes oubliées des musées, elles n’avaient que très peu de soutien. Désormais, les choses sont en train de changer, mais cela prend des décennies. Aujourd’hui, il y a beaucoup d’attention et de spéculation sur les jeunes artistes ; par ailleurs, les artistes femmes qui ont autour de 50 ans dont déjà trente ans de carrière et une œuvre conséquente sont négligées, alors même qu’elles ont une importance souvent considérable. Je m’intéresse surtout aux artistes que personne n’attend, qui ne sont pas regardées. Je vais beaucoup dans les ateliers des artistes. Je construis ma collection pour la postérité, pour les nouvelles générations, pas pour les foires d’art contemporain ou les catalogues. J’ai été aidée par des amies et amis artistes, curatrices et curateurs ou galeristes, comme Barbara Weiss à Berlin, les galeries Hollybush Gardens et Greengrassi à Londres ou encore Kaufmann Repetto à Milan.

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De gauche à droite : Gaetano Pesce, fauteuil Gli Amici (Les Amis), 2009 ; Andrea Buttner, Nativity, 2007 ; Nathalie du Pasquier, Totem, 2018 © Photo Katie Lock collection Valeria Napoleone

MV : Parmi les artistes dont vous êtes proches, on trouve Andrea Büttner. Quelle place occupe-t-elle dans votre collection ?

VM : J’ai découvert Andrea Büttner au tout début de mon aventure. C’est une artiste très conceptuelle que j’adore et qui est devenue une amie. Elle explore notamment la question de l’humilité, de notre relation à l’identité, à la religion et aux traditions. Son triptyque Nativity, réalisé en 2007, fait partie des œuvres phares de ma collection. J’ai découvert son travail à la Whitechapel Gallery dans le cadre du jury du prix Max Mara, dont je faisais partie. Andrea était l’une des artistes proposées et elle a été lauréate de ce prix. Ce fut une grande étape dans sa carrière. Son œuvre est à la fois très poétique et puissante.

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De gauche à droite : Kathryn Andrews, Sans titre (Clown Cabinet), 2011 ; Frances Stark, The Inchoate Incarnate : After a Drawing, toward an Opera, but Before a Libretto Even Exists, 2009 ; Amanda Ross Ho, Vertical Dropcloth Quilt (Jack in the Pulpit), 2012 © Photo Mariona Otero, collection Valeria Napoleone

MV : Vous possédez aussi une pièce étonnante de Frances Stark, Telephone Dress ; d’où vient cette œuvre ?

VM : Je suis le travail de Frances Stark depuis de longues années. Cette robe est une pièce qu’elle portait lors de l’une de ses performances à Performa 11, la biennale de performance de New York. Frances Stark est aussi une autrice qui pose un regard critique sur le système du marché de l’art. Son œuvre est très irrévérencieuse, je l’aime beaucoup.

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Valeria Napoleone devant les œuvres de Nina Canell, Falke Pissano et Berta Fischer © Photo Philip Sinden, collection Valeria Napoleone

MV : Que vous apporte le fait de vivre au quotidien avec toutes ces œuvres ?

VM : Cela ouvre l’esprit et révèle de nouvelles perspectives. Cela vous pousse à regarder la vie d’un autre point de vue. Toutes ces femmes suivent leurs convictions sans compromis. Elles n’ont pas d’autre choix que d’être fortes et courageuses. Soutenir ce type de talents me donne une joie et une énergie extraordinaires. D’une certaine manière, je suis impliquée avec elles dans cette quête, cette vérité, cet engagement. Vivre entourée de leurs œuvres me rappelle que nous n’avons pas d’autre choix que d’avancer. C’est une chance de pouvoir participer à cette aventure.

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Pour citer cet article :
Marion Vignal; Valeria Napoleone, « Valeria Napoleone : collectionner au féminin pluriel » in , [En ligne], mis en ligne le 13 janvier 2023, consulté le 25 avril 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/valeria-napoleone-collectionner-au-feminin-pluriel/.

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