Cet ouvrage fait suite à la tenue d’un colloque international organisé les 23 et 24 septembre 2016, par le Musée Sainte-Croix, l’université de Poitiers (Criham) et l’association Archives of Women Artists, Research and Exhibitions (AWARE) à la faveur de l’exposition Belles de jour, femmes artistes — femmes modèles, organisée par le musée du 18 juin au 9 octobre 2016. Déployée dans le parcours des collections du musée poitevin, cette exposition, bénéficiant notamment d’un important prêt du Musée des Beaux-Arts de Nantes, explorait la figure féminine comme sujet entre 1860 et 1930, en faisant la part belle aux artistes femmes de Camille Claudel à Romaine Brooks.
Femme peintre renommée et célébrée de la fin du XIXe siècle, Juana Romani s’avère une artiste aujourd’hui oubliée. De son vrai nom Joana Carolina Carlesimo, originaire de la région du Latium, elle s’est formée de manière indirecte à la pratique du dessin et de la peinture en posant pour des peintres et sculpteurs. Modèle chez Jean-Jacques Henner et Ferdinand Roybet, elle devient la maîtresse de ce dernier tout en développant parallèlement une carrière artistique. De son vivant, les seules lignes qui lui sont consacrées dans la presse s’inscrivent dans la temporalité des expositions de la Société des Artistes français. La récurrence du seul nom d’Henner, puis de celui de Roybet, ne manque pas d’interroger. La relation qu’elle entretient à la ville avec ce dernier a sans doute infléchi le jugement des critiques. Ce discours est d’ailleurs paradoxalement renforcé par la stratégie qu’opère Juana Romani pour s’imposer sur la scène artistique parisienne.
1. Portrait de Juana Romani (à gauche) sur une publicité pour le parfum Lenthéric, reproduite par Femina, n°42, 15 octobre 1902, © Collection particulière.
Femme peintre renommée et célébrée de la fin du XIXe siècle, Juana Romani (1867-1923) s’avère une artiste aujourd’hui oubliée1. De son vrai nom Joana Carolina Carlesimo, originaire de la région du Latium, de condition modeste, elle s’est formée de manière indirecte à la pratique du dessin et de la peinture en posant pour des peintres et sculpteurs (Falguière, Prouvé, Henner, Carolus-Duran, Roybet) qui apprécient son corps juvénile mais formé, son visage mutin avec une fossette au menton et sa chevelure aux reflets roux. De modèle chez Jean-Jacques Henner2 (1829-1905), elle devient, en 1887, son élève dans le cadre de l’« Atelier des Dames », atelier réservé aux femmes, qu’il dirige avec Carolus-Duran (1837-1917). Le « peintre des reîtres », Ferdinand Roybet (1840-1920), la fait poser la première fois en 1885. Leur relation se transforme en un lien intime et ils ont une vie maritale bien que Roybet soit marié. Abandonnant son activité de modèle, Juana Romani se lance dans une carrière artistique.
De son vivant, les seules lignes qui lui sont consacrées dans la presse s’inscrivent dans la temporalité des expositions de la Société des Artistes français. Elle y reste fidèle durant une carrière de dix-sept années. Émancipée de son statut de modèle, elle obtient une notoriété peu égalée parmi les artistes femmes de cette époque, comme en témoignent les photographies commerciales qui font usage de son image [ill. 1].
Plusieurs plumes rendent hommage à son talent. Gustave Haller, pseudonyme de la comédienne et femme de lettres Mlle Valérie, Arsène Alexandre, Gustave Goetschy, Camille Mauclair, Armand Silvestre, Louis Vauxcelles, Charles Yriarte. Ceux-là verront généralement en elle des qualités propres et individuelles, sans pour autant la rapprocher d’autres peintres ou d’une esthétique particulière. Les autres critiques citent systématiquement ses professeurs, réels ou supposés l’être. Il ne fait pas de doute que certains peintres ont marqué l’imaginaire de Juana Romani. Toutefois, la récurrence du seul nom d’Henner, puis de celui de Roybet, ne manque pas d’interroger. La relation qu’elle entretient à la ville avec ce dernier a sans doute infléchi le jugement des critiques. Ce discours est d’ailleurs paradoxalement renforcé par la stratégie qu’opère Juana Romani pour s’imposer sur la scène artistique parisienne.
À vingt-et-un ans, Juana Romani débute sa carrière artistique en présentant au Salon des Artistes français de 1888 une aquarelle représentant une gitane. Carolus-Duran, qui encadre l’atelier qu’elle fréquente, l’a explicitement soutenue en demandant à son collègue Jean-Jacques Henner d’infléchir les membres du jury3. L’année suivante, ces derniers retiennent cette fois-ci deux tableaux à l’huile, Le Matin et Femme surprise. Le court descriptif qui lui est alloué dans les catalogues ne fait alors mention d’aucun de ses maîtres. La même année, en raison de sa nationalité d’origine, elle se démarque en figurant à l’Exposition universelle aux côtés d’autres « Italiens parisianisés4 » selon la formule de Louis Vauxcelles. Décorée par une médaille d’argent, elle obtient le statut « hors-concours ». Alors qu’elle est assurée, à partir de 1890, de pouvoir exposer au Salon, elle fait désormais figurer dans le catalogue les noms de ceux qu’elle considère comme ses maîtres : Henner et Roybet. La critique saura s’en emparer.
Dans un premier temps, seul Henner est convoqué dans les textes critiques. La première référence remonte à ce Salon de 1890 où elle expose une Hérodiade et Jeunesse. Il s’agit d’une courte phrase rédigée par l’écrivain belge naturaliste Paul Heusy qui met en miroir les envois de Henner et ceux de Romani : « M. Henner expose deux têtes semblables à celles qu’il exposa les années précédentes, et son élève, Mlle Juana Romani, deux autres têtes identiques aux têtes de M. Henner5 ». La similitude incarne ici les expressions traditionnelles de la parenté.
Au moment où s’officialise la relation avec Ferdinand Roybet, en 1892, les auteurs lui « découvrent » ce second « père ». La parenté technique donne forme à la filiation : « Supposez la franche allure et la rondeur de dessin de M. Roybet, assouplies par la morbidesse habituelle de M. Henner, et vous aurez la formule primordiale du talent de Mlle Romani6. » Ainsi, ses tableaux ne seraient qu’une habile combinaison de deux savoir-faire : « […] sa science de peintre, qui procède autant de Roybet que d’Henner, certaines fois plus de l’un que de l’autre, selon le tableau, est très sérieuse, elle est d’une habileté extraordinaire7 […] ». Progressivement, la prévalence de Roybet dans son art s’affirme aux dépens de celle d’Henner. Un critique anonyme ironisera à ce sujet en écrivant : « […] Mlle Juana Romani a pris tout ce qu’il y avait de bien dans Roybet, et l’a mélangé à ce qu’elle avait retenu d’Henner, c’est de l’art8. »
En dehors de ces deux peintres, peu de critiques se risquent à évoquer d’autres sources d’inspiration. Si Armand Silvestre convoque le Titien, le Corrège et Véronèse, l’ascendance de Velázquez est mentionnée à plusieurs reprises. Charles Yriarte et Henry Bordeaux disent de ses tableaux qu’ils sont peints « à la manière » du peintre espagnol… source notoire de Roybet. Aussi, il n’est pas étonnant de constater que les textes rendent compte de leur proximité. Un critique s’en enthousiasme : « Juana Romani nous change ! C’est le triomphe de la couleur dans les chairs et les étoffes, débauche admirable de tons miroitants et nacrés. Belle à rendre fou, sa Mina da Fiesole. En face de Juana, son maître, Roybet […]. Maître et élève se font valoir et combien ressemblants9 ! » Le plus souvent, l’argumentaire se développe sur un ton ironique et dépréciatif comme le fera Jean Lorrain : « L’éloge de la peintresse [sic] n’est plus à faire ; Mlle Romani continue glorieusement la peinture de Roybet10 […]. » Sous le pseudonyme collectif de Santillane, en référence au roman picaresque qui avait inspiré le titre du quotidien Gil Blas, un auteur finira par parler des
« Roybetades de Juana Romani11 ». Or, ce néologisme n’est pas sans analogie avec des termes comme aubade ou sérénade, sous-entendant le sentiment amoureux de l’élève pour le maître, sentiment qui ne fait que renforcer aux yeux des contemporains les relations artistiques entre les deux artistes.
2. Reproduction de Bianca Capello de Juana Romani sur la première page de L’Art français, n°268, 11 juin 1892, © Collection particulière.
Ferdinand Roybet a sans doute rencontré Juana Romani en 1885 alors qu’elle était le modèle pour un personnage féminin de sa première composition de La Main chaude. En 1892, le peintre décide de faire son retour au Salon après vingt-cinq années d’absence. Deux portraits sont présentés, mais c’est celui de Juana
Romani, dont les tableaux figurent au même Salon, qui recueille tous les éloges. Elle n’est pas travestie comme un modèle, mais bien présentée comme son élève, une élégante parisienne, à qui il dédicace sa composition. Cette mise en abyme n’échappe pas aux contemporains : « Mlle Juana Romani, non contente d’être héroïne de Roybet, a tenu à être représentée aussi par ses propres œuvres. Rendons-en grâce à la charmante artiste et complimentons-la une fois de plus sur sa Manuela et sa Bianca Capello12. » Outre
l’officialisation de leur relation, Juana Romani cherche à dépasser l’image d’une Manette Salomon, un modèle devenu maîtresse. Elle reste toutefois l’élève mais elle devient peintre. Exposants tous deux à la Société des Artistes français, leurs tableaux figurent régulièrement dans la presse illustrée. Il n’est pas rare de retrouver dans le même numéro de L’Art français [ill. 2] ou de L’Illustration, les œuvres conjointement reproduites13.
Parallèlement à cette stratégie commune, Romani profite du carnet d’adresses de son amant. Elle est notamment liée au poète, homme de lettres et critique Armand Silvestre (1837-1901). Il lui voue une véritable vénération. Elle lui a dédicacé son tableau Giovanella14 (1892, exposé au Salon des Artistes français en 1893) où elle joue sans doute de sa propre image. Il signe des poèmes inspirés par ses tableaux et consacre des critiques élogieuses à son égard : « La beauté et le talent, ne furent jamais, je crois, mariés plus étroitement en un être impérieusement né pour l’art et pour la séduction, merveilleusement doué et cependant volontaire, travailleur admirable dont l’œuvre grandit comme s’épanouit une véritable floraison15. » Enfin, il ne faut pas oublier qu’en 1892, Silvestre est nommé inspecteur des beaux-arts et, qu’à ce titre, il a pu jouer un rôle dans l’acquisition par l’État des deux tableaux, Primavera et Salomé, le premier en 1895, le second en 1898.
La réception critique de Juana Romani ne doit pas seulement s’envisager comme l’emprise d’un rapport de subordination mais plutôt comme le fruit d’une stratégie commune au service de deux carrières individuelles. Néanmoins, la femme peintre tire sans doute moins son épingle du jeu de cette situation en demeurant, symboliquement, l’élève du maître.
Dans un article écrit au tournant du siècle, le critique et homme de lettres Camille Mauclair (1872-1945) dégageait Juana Romani de la parentèle dans laquelle on avait coutume de l’enfermer et donnait un angle d’analyse inédit : « […] le tempérament pictural de Mlle Romani est d’une énergie très rare chez les femmes, sans cependant s’alourdir de prétentions masculines. C’est bien de la peinture de femme à la vision sensuelle et chatoyante16 […] ». Sans pouvoir préfigurer de ce qui serait advenu si elle n’avait pas quitté la scène artistique, le genre aurait pu devenir l’argument conduisant à la reconnaissance de sa peinture.
Marion Lagrange est maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’université Bordeaux Montaigne. L’ouvrage publié aux éditions CTHS-INHA, Les peintres italiens en quête d’identité. Paris 1855-1909 (2010), est issu de sa thèse de doctorat qui a aussi donné lieu à plusieurs articles. Une partie de sa recherche porte sur le champ artistique dans les anciennes colonies françaises. Enfin, elle s’est aussi consacrée au programme de recherches sur le patrimoine artistique universitaire.