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BuBu de la Madeleine et la révolution des sirènes

09.02.2024 |

Tomoaki Hayakawa, BuBu au Kyoto Club Metro, 2015 ©️BuBu de la Madeleine

BuBu de la Madeleine doit sa renommée à la performance de Dumb Type, S/N, présentée dans vingt villes et quinze pays entre 1994 et 1996. L’un des moments marquants de la performance est son dernier acte, qu’accompagne la douce mélodie d’« Amapola » de Nana Mouskouri. Dans cette partie de la performance, BuBu est assise entièrement nue sur une chaise qui se déplace lentement de la droite à la gauche de la scène, et tire de son entrejambe à peine éclairé une guirlande faite de drapeaux de tous les pays. Dans la scène précédente, intitulée « Love Song », BuBu discute avec Peter Golightly et Teiji Furuhashi de sa vie sexuelle en tant que femme mariée hétérosexuelle, ainsi que de son expérience en tant que travailleuse du sexe et éducatrice. Elle y est soigneusement maquillée et porte une chemise noire laissant peu de place à l’imagination. Le visage de BuBu est projeté sur le côté droit de l’écran, tandis que le côté gauche est occupé par un gros plan de Teiji Furuhashi en train de se maquiller en drag queen et de parler de sa vie d’homosexuel séropositif, tout en étant installé en haut de la structure qui sert d’écran.

BuBu de la Madeleine et la révolution des sirènes - AWARE Artistes femmes / women artists

Dumb Type, S/N, 1994, performance, photo : Kazuo Fukunaga © Dumb Type

Peter Golightly s’adresse initialement à elle en tant que « BuBu », et c’est sous ce nom que le public fait sa connaissance. Elle utilise néanmoins son nom d’état civil dans le générique. À l’issue de la tournée S/N, BuBu quitte Dumb Type et entame une carrière d’artiste solo, de militante pour les droits des personnes atteintes du VIH/SIDA et de drag queen/king. Elle se fait désormais appeler BuBu de la Madeleine et sa performance dans S/N en tant que BuBu lui vaut le statut de personnalité publique.

BuBu naît à Osaka en 1961 et grandit dans la région du Kansai. Elle obtient un diplôme de l’université des Arts de Kyoto en 1985, où elle crée des œuvres théâtrales avec une troupe étudiante. À la fin de l’année 1991, après une pause de cinq ans, elle rejoint à nouveau ses amis qui ont monté le collectif d’artistes Dumb Type. En 1992, Teiji Furuhashi envoie une lettre1 à une vingtaine d’amis, dans laquelle il annonce sa séropositivité et son quotidien avec la maladie. S’ensuit la création du projet d’installation/performance S/N, dont l’objectif est de s’attaquer aux contradictions qui gangrènent les problématiques sociales contemporaines : inégalités entre les sexes, discriminations envers les minorités raciales et ethniques, politique du genre, rapport au VIH/SIDA et à la sexualité. S/N inspirera plusieurs mouvements au-delà du domaine de la performance, que ce soit dans l’engagement militant ou l’action communautaire locale.

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BuBu de la Madeleine et Yoshiko Shimada, Made in Occupied Japan, 1998, collage photo © Courtesy BuBu de la Madeleine et Yoshiko Shimada

En 1998, BuBu collabore avec Yoshiko Shimada, connue pour ses œuvres controversées, dans lesquelles elle aborde des thématiques féministes telles que les « femmes de réconfort » et le colonialisme. Intitulée Made in Occupied Japan, d’après les certificats d’origine attachés à la marchandise produite sous occupation américaine (1945-1952), l’œuvre se compose d’une vingtaine de collages photo et d’une vidéo. Les deux artistes y jouent à la fois des rôles de femmes et d’hommes : un soldat américain (Shimada) et une prostituée japonaise (BuBu) debout devant la clôture d’une base américaine ; BuBu habillée en poupée, posant sur une coquille à la manière de la Vénus de Botticelli, tandis qu’une féministe anti-travail du sexe (Shimada) tente de la recouvrir ; ou encore Shimada laissant pendouiller un furet de son pantalon d’uniforme déboutonné. Ces œuvres illustrent avec humour combien les concepts de féminité et de masculinité que nous tenons pour acquis sont en réalité risibles et infondés.

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BuBu de la Madeleine, The Flags of All Nations, 2001, dessin © Courtesy BuBu de la Madeleine

Dans la foulée de La Dolce Vita (2001), œuvre vidéo dans laquelle BuBu se filme sur une plage de nuit, son corps nu faisant office de jonction entre l’eau et la terre, l’artiste s’intéresse au sujet du « territoire de la sirène ». En 2004, elle crée Territory of Mermaid/August Water. À la suite du décès de son meilleur ami, elle se met à examiner la manière dont la sirène peut symboliser un être. À cette époque, BuBu voit la sirène comme une entité capable de résister au déferlement de vagues qui sépare la mer (le monde des morts) de la terre. Au cours des années 2010, BuBu devient de plus en plus consciente de la frontière entre son propre corps et celui des autres à travers son quotidien de travailleuse du sexe. Cette prise de conscience est accentuée par son temps passé à s’occuper d’un membre de sa famille à domicile. La transgression initiale de l’enveloppe charnelle d’un individu, l’intrusion dans son espace personnel, peut être définie comme l’instant où l’on est touché ou celui où l’on touche l’autre. Ceci peut advenir de deux manières : comme une expression d’amitié et de soin, ou comme celle d’un désir de conquête et d’attaque. Ces intrusions sont répétées à plus grande échelle aux frontières des territoires nationaux, à l’encontre de groupes ethniques, de genres et de sexualités marginalisés, et nous continuons d’être les cibles de ces assauts au quotidien. Pour BuBu, l’eau, en tant qu’antre et territoire de la sirène, devient la métaphore d’un monde susceptible d’accueillir les femmes et les autres minorités opprimées.

Pendant de nombreuses années, BuBu souffre d’une forme de psoriasis chronique. En voyant sa peau sèche desquamer, elle s’imagine qu’une sirène pourrait également muer. Cette idée aboutit finalement à son installation A Mermaid’s Territory and Shedding of Old Skin (2019). La structure en grillage est recouverte de morceaux de tissu provenant de vêtements portés par BuBu, de son linge de maison préféré et de costumes de drag queens croisées lors de performances dans les boîtes de nuit. L’énorme structure est censée représenter la mue de la sirène et les morceaux de tissu ses écailles écorchées et éparpillées. En entrant en contact direct avec la peau – c’est-à-dire la frontière entre l’intérieur et l’extérieur du corps, qui représente le territoire propre d’un individu –, les morceaux de tissu ont ce faisant absorbé certains de ses souvenirs. En se détachant du corps de la sirène, ces écailles se transforment en une guirlande de drapeaux qui s’envole vers le ciel.

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BuBu de la Madeleine, A Mermaid’s Territory – Flags and Internal Organs, 2022, vue d’installation, Ota Fine Arts, Tokyo, photo : Kanichi Kanegae, courtesy Ota Fine Arts © Courtesy BuBu de la Madeleine et Ota Fine Arts

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BuBu de la Madeleine, A Mermaid’s Territory – Flags and Internal Organs, 2022, vue d’installation, Ota Fine Arts, Tokyo, photo : Kanichi Kanegae, courtesy Ota Fine Arts © Courtesy BuBu de la Madeleine et Ota Fine Arts

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BuBu de la Madeleine, A Mermaid’s Territory – Flags and Internal Organs, 2022, vue d’installation en cours de construction, Ota Fine Arts, Tokyo, photo : Kanichi Kanegae, courtesy Ota Fine Arts © Courtesy BuBu de la Madeleine & Ota Fine Arts

En 2020, BuBu se fait retirer les ovaires et l’utérus, qui sont atteints de kystes et de fibromes. Bien que l’opération lui ait causé des douleurs physiques, l’artiste s’étonne de la stabilité de ses sentiments et sensations avant et après l’opération. Ses ovaires et son utérus n’étaient finalement que les compagnons des autres organes en activité à l’intérieur de son corps. Cependant, ils étaient chargés de connotations plus vastes et plus complexes. Leur ablation lui procure une sensation de renouveau. Contrairement à ses œuvres précédentes, qui abordent la surface du corps, son installation A Mermaid’s Territory – Flags and Internal Organs (2019) met également en scène la mue des entrailles. En effet, BuBu en vient à penser que le corps peut renaître de l’intérieur. Cette idée de régénération encourage le public à reconsidérer les nuances qui entourent les notions de vie et de mort, de rôles genrés et de procréation. Dès lors, la sirène de BuBu devient un amalgame genderqueer de faune marine et de flore pollinisatrice.

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BuBu de la Madeleine, BuBu plays Saburo Kitajima, 2019, performance drag king durant l’événement DIAMONDS ARE FOREVER, Club Metro, Kyoto © Courtesy BuBu de la Madeleine

Au début de sa carrière, BuBu se définit comme femme hétérosexuelle cisgenre. Au fil des ans, elle parvient néanmoins à mieux se comprendre. Elle se sent alors plus proche d’une sirène genderqueer et, à travers cette identité, peut désormais s’adresser à des publics plus larges et à des communautés plus diverses, dont elle se sentait auparavant éloignée. Ainsi détachée des définitions qu’on lui assigne à la naissance, elle retrouve sa liberté, comme la sirène. La guirlande de drapeaux qui quitte le corps de la sirène pour s’élever dans les cieux se veut une célébration de cette expérience et de celleux qui ont pu s’affranchir de ces entraves terrestres.

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BuBu de la Madeleine, One Genderqueer Being Pollinates the Other #001, 2022, dessin, 27,4 x 19,5 cm © Courtesy BuBu de la Madeleine

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BuBu de la Madeleine, One Genderqueer Being Pollinates the Other #003, 2022, dessin, 19,5 x 27,4 cm © Courtesy BuBu de la Madeleine

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BuBu de la Madeleine, One Genderqueer Being Pollinates the Other #002, 2022, dessin, 19,5 x 27,4 cm © Courtesy BuBu de la Madeleine

Territoire de la sirène – Drapeaux et organes internes

Par BuBu de la Madeleine

 

La sirène mue.

 

Sa peau se déchire.

Son intérieur devient son extérieur,

ses organes, un nouvel épiderme.

 

À qui la sirène donnerait-iel la permission de lae toucher ?

Lorsqu’iel est fendue en deux, un traitement est nécessaire.

Peut-on être guéri par l’autre ?

 

La sirène mue.

 

On pense que les organes internes de la sirène sont taciturnes.

Pourtant, on entend résonner le grondement du chant de ses organes, comme s’il remontait des profondeurs de la mer.

Lorsque la sirène se transforme,

iel écoute attentivement les chansons qui filtrent au travers de sa propre peau fissurée.

 

La sirène mue.

 

La sirène est une créature qui se regarde par l’arrière, depuis les eaux profondes, depuis les profondeurs de leur miroir.

 

La sirène mue.

 

Je ne vois pas mes propres organes internes.

Cependant, lorsqu’on entaille ma surface, mes viscères deviennent

une nouvelle peau.

Peu à peu, ce nouvel extérieur se transforme en drapeaux de différentes couleurs

qui, en se détachant de moi, formeront

des lignes aléatoires

et s’élèveront

vers un ailleurs

au-delà du ciel.

 

Les drapeaux de la sirène sont

des complaintes pour les morts.

Des symboles de désobéissance.

Et,

Ils célèbrent notre émancipation

des entraves

terrestres2

Traduit de l'anglais par Lucy Pons.

1
Cf. traduction anglaise de la lettre de Teiji Furuhashi, « Life with Virus: Celebrating my Announcement of HIV Infection », Visual Aids, 19 juillet 2021, https://visualaids.org/blog/furuhashi-letter.

2
Ce poème, accompagné d’une traduction anglaise par Akiko Mizoguchi et Emalyn, est initialement publié dans un prospectus distribué lors de l’exposition individuelle de BuBu de la Madeleine A Mermaid’s Territory – Flags and Internal Organs, Ota Fine Arts, Tokyo, 9 avril – 4 juin 2022. Cette version française de Lucy Pons apparaît ici pour la première fois d’après la traduction anglaise révisée en 2023.

Un article réalisé dans le cadre du réseau académique d’AWARE, TEAM international academic network: Teaching, E-learning, Agency and Mentoring.

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Pour citer cet article :
Akiko Mizoguchi & Emalyn, « BuBu de la Madeleine et la révolution des sirènes » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 9 février 2024, consulté le 28 avril 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/bubu-de-la-madeleine-et-la-revolution-des-sirenes/.

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