Alyona Tokovenko, Sans titre, de la série No Time to Heal, acrylique sur tissu, cheveux, 50 × 45 cm, © photo : Matteo Favero
Dans un ouvrage de 1995, Politiques du stigmate (traduit en français en 2017), la philosophe politique Wendy Brown aborde la question de la blessure et explique que les groupes progressistes se sont souvent constitués autour des « identités blessées » de celles et ceux qui ont besoin d’être reconnu·e·s et d’être protégé·e·s des diverses formes de violences physiques et symboliques1. Selon Brown, de telles politiques ne font pas que réifier des identités déclarées, elles essentialisent la douleur, ce qui donne lieu à des investissements profonds dans le statut de victime et dans la souffrance. L’autrice affirme que la seconde vague féministe, en particulier, a construit l’identité de « la femme » à partir de la notion de préjudice. Entre-temps, les mouvements féministes intersectionnels se sont battus pour la reconnaissance du pouvoir d’action des sujets féminins – le pouvoir de se défendre, de baiser, de ressentir la vie dans toute la complexité de ses formes et de ses affects. Depuis les combats liés à la pornographie jusqu’à l’autonomie sexuelle, ces batailles ont souvent été menées en entraînant désaccords internes et dommages collatéraux ; elles ont problématisé le statut de victime, le consentement et la honte, mais elles ont aussi laissé nombre de questions sans réponse. Les minettes blessées ont peut-être quitté le forum, ouvrant la voie à de nouvelles formes d’empouvoirement numérique, des femcels aux guérisseuses ésotériques, mais les cicatrices n’ont pas pour autant disparu.
I Am Not Here to Be Stronger than You, Mimosa House, Londres, 3 mai – 1er juin 2023 ; photographie de l’installation. De gauche à droite : Alyona Tokovenko, Sans titre, 2022, de la série No Time to Heal, acrylique sur tissu, cheveux, 50 × 45 cm ; Dissected Suit, 2023, de la série Forced Shape, cuir, chaîne en métal, crochets à viande ; trois peintures de la séries The Way to Convert, 2023, respectivement 160 × 160 cm, 220 × 85 cm, 400 × 120 cm, acrylique sur toile, cheveux ; AntiGonna, Fortune Telling By Clitoris, 2023, objet/accessoire de performance, dessin sur plexiglas, © photo : Matteo Favero
Dans ma pratique curatoriale, je me suis plus ou moins subconsciemment arrêtée sur des artistes qui pourraient être décrites comme ayant une attitude « post-blessée », comme l’écrivaine Leslie Jamison aurait pu la qualifier dans son ouvrage Examens d’empathie2. Peut-être que je ne voulais pas être définie par ma propre souffrance ; peut-être que j’aspirais à être comme celles qui ne construisent pas leur identité sur le statut de victime. Peut-être que j’en avais marre de ce mécanisme nauséeux, décrit par Katherine Angel comme celui de la double contrainte, qui tire constamment les femmes dans des directions opposées : « Devoir contrebalancer le désir avec le risque ; devoir être tellement vigilante dans la recherche du plaisir3. » Angel nous rappelle que les femmes « savent que leur désir sexuel peut leur faire perdre la protection [à laquelle elles ont droit] et peut être invoqué comme une preuve que la violence [à leur encontre] n’était pas, en fait, de la violence4 ». Peut-être que je m’infligeais tout simplement un état de dépression paralysant, même si, pour être honnête, ma recherche n’était guère dictée par la négation de la douleur. Après tout, la douleur est une condition immanente à la souffrance : elle ne peut pas être retirée du corps – un corps sensible, un corps exposé à des forces externes nuisibles aussi bien qu’aux actions et aux omissions des autres êtres humains. Je m’intéressais plutôt aux questions suivantes : à quels autres types d’affects, au-delà de ceux associés à la souffrance, peuvent avoir recours les sujets qui sont dans la douleur ? Comment la culture libérale et ses médias encadrent-ils la représentation des victimes ? Pourrait-on imaginer une manière plus nuancée de traiter de la douleur et de la honte ?
AntiGonna, Fortune Telling By Clitoris, 2023, objet/accessoire de performance, dessin sur plexiglas, documentation de la performance, 2019, © photo : Matteo Favero
Ces questions me sont revenues lorsque j’ai découvert la collaboration entre les artistes ukrainiennes Alyona Tokovenko et AntiGonna au sein de l’exposition I Am Not Here to Be Stronger than You, présentée à la Mimosa House, à Londres, en mai 2023. Organisée par Daša Anosova et Alexandra Tryanova, elles aussi originaires d’Ukraine, la manifestation explorait les questions d’intimité et de trauma qui complexifient, à différents niveaux, l’économie du regard et l’exploration de soi. La présentation réunissait des médiums divers et les interventions de deux artistes abordant de manière complémentaire les représentations de la douleur et de la résistance, obligeant le public à prendre conscience des différentes politiques du spectatorat. Leurs pratiques explorent les questions de la violence, de l’impuissance, de la hiérarchie et de la dépendance en subvertissant nos fantasmes et nos attentes vis-à-vis de ce que signifie le fait d’être un·e allié·e ou d’être l’objet de la compassion, nous rappelant que la violence et le care fonctionnent toujours de pair.
Alyona Tokovenko, Dissected Suit, 2023, de la série Forced Shape, cuir, chaîne en métal et crochet à viande, © photo : Matteo Favero
Le titre de l’exposition était inspiré par les écrits de la poétesse belge d’origine ukrainienne Sophie Podolski, enfant terrible de l’autofiction d’après-guerre, qui s’est suicidée à l’âge de vingt et un ans, en 1974. Connue pour avoir pratiqué « l’écriture comme une chose vivante5 », elle mérite d’être mise sur le devant de la scène. Il est rarement fait mention du fait que Podolski, née en 1953 à Bruxelles et aujourd’hui largement célébrée comme poétesse et dessinatrice belge radicale, est restée apatride – ainsi que les membres de sa fratrie, son père et son grand-père – jusqu’à l’âge de vingt ans, un an avant sa mort tragique. Son grand-père paternel avait fui l’Ukraine en 1917, à la veille de la révolution russe, c’est pourquoi la famille est restée en exil jusqu’à l’obtention de la nationalité belge, au début des années 1970. Podolski a été célébrée dans les milieux de la contre-culture pour son livre saisissant, qui faisait fi des tabous, Le Pays où tout est permis. Écrit dans un flux de conscience radical et défiant les conceptions conventionnelles de l’autobiographie et de la déclaration d’intention politique, il mêle exploration de soi, expériences avec des drogues et récits d’épisodes schizophréniques. « Je suis un voyage sans voyageur », écrit Podolski, « je ne suis pas une poétesse mais un poème inachevé6 » – elle nous enseigne ainsi que la conscience est un cheminement sinueux dont l’issue est ouverte.
Podolski n’est directement invoquée dans l’exposition de Londres que par son titre, émouvant et intrigant – « Je ne suis pas là pour être plus forte que vous » –, mais son esprit accompagne Tokovenko et AntiGonna. Toutes deux repoussent les tabous érigés par la société et se servent d’éléments biographiques pour communiquer des vérités sociales universelles qui dépassent les concepts moraux de la honte et du statut de victime. Les protagonistes de l’exposition, de même que les curatrices Anosova et Tryanova, appartiennent à la génération de travailleur·euse·s de l’art qui a émergé sur la scène culturelle de l’Ukraine après la révolution de Maïdan en 2014, une période marquée par l’implication fondamentale du monde de l’art dans la renégociation des sphères publiques et du contrat social du pays.
La guerre sans merci et toujours en cours contre l’Ukraine ayant imposé l’exil aux artistes comme aux curatrices de l’exposition, il pourrait être tentant pour le monde de l’art occidental d’étiqueter et de consommer leurs pratiques à travers ce prisme réducteur. Ainsi l’a récemment exprimé l’artiste Zhenya Oliinyk dans l’un de ses dessins : « J’ai l’impression que, lorsqu’une personne pense à moi en tant qu’artiste, elle pense à moi en train de parler de la guerre. » Ce commentaire autoréflexif d’Oliinyk se moque des éditoriaux vautours et exploiteurs d’un « magazine super cool » pour lequel on lui avait demandé de « partager quelque chose sur sa douleur d’artiste7 ». De leur côté, Tokovenko et AntiGonna font face à la même économie médiatique, une économie qui consomme le trauma et la souffrance des Ukrainien·ne·s, à la recherche du récit de la victime parfaite, d’histoires de rédemption et de gratitude. Au lieu de cela, les artistes nous offrent trois stratégies de contre-représentation : une interaction séduisante entre figuration et abstraction (chez Tokovenko), une suridentification (chez AntiGonna) et une réorientation fragmentaire de la mémoire et du trauma (chez les deux artistes). Bien que la guerre ne soit pas explicitement traitée dans leurs œuvres, toutes deux défient la violence associée au patriarcat et aux systèmes personnels d’oppression, ainsi que l’idéologie impérialiste et colonialiste de la Russie dont font l’expérience à la fois les deux artistes par leur « connaissance incorporée » et leurs compatriotes d’Ukraine par le corps collectif qu’ils et elles constituent.
« Corps collectif » est d’ailleurs le titre de l’une des premières œuvres de Tokovenko que le public rencontre, dans l’espace principal du rez-de-chaussée, en entrant dans la Mimosa House. Une longue toile non tendue est suspendue depuis le plafond, formant une structure souple, semblable à une canopée, saturée de roses, de violets et de bleus vibrants. Des membres nus peuplent ce voile inhabituel, où une forme humanoïde émerge d’une autre configuration, dans une séquence rhizomique. Bien que la chair représentée se développe dans différentes directions, il se dégage une impression de contrainte, de contorsion. Il s’agit sans conteste de l’une des œuvres récentes de Tokovenko les plus figuratives de l’exposition, qui culmine avec un élément sculptural représentant des jambes attachées à la toile et un matelas – espace liminal entre le corps et le sol.
Alyona Tokovenko, Sans titre, fragment issu de Collective Body Installation, 2022, acrylique sur toile, 300 × 180 cm, © photo : Matteo Favero
Tokovenko peint à l’acrylique, ce qui lui permet de réagir rapidement à la vitesse avec laquelle la toile absorbe la peinture. Les lignes fluides, comme des coulées, ainsi que l’organisation spatiale de l’œuvre donnent à concevoir le corps comme un espace – une idée importante dans la manière dont Tokovenko approche ses peintures en général : elle les conçoit toujours au-delà des limites de la toile, mais offre aussi au public différents points de vue et d’accès, qui dépassent la surface plane de la peinture. Ces corps se voient-ils offrir une possibilité de changement et de transformation ou sont-ils sujets au contrôle et à la discipline ? À qui appartiennent-ils ? Bien que l’artiste ait créé cette œuvre en 2022, alors qu’elle était en exil à Berlin et sujette à différentes infrastructures de régulation et de biopolitique, Collective Body défie les binarités réductrices entre passivité et action, soumission et pouvoir d’action. Observer cette œuvre m’a rappelé le concept de « post-blessure » théorisé par Jamison comme « une nouvelle langue maternelle parlée dans différents dialectes : sarcastique, apathique, opaque ; cool et intelligent8 ». Il s’agit d’un langage porteur d’apparentes contradictions et de cruauté, utilisé pour organiser de manière cohérente et pour comprendre ses propres expériences et les implications physiques de l’existence.
La divergence dans l’identification de soi comme objet d’un côté et comme sujet de l’autre est présente dans d’autres œuvres de Tokovenko exposées au rez-de-chaussée, où des éléments figuratifs s’intègrent harmonieusement dans des arrière-plans plus abstraits. Dans la série de peintures intitulée I Am an Insect, Tokovenko médite sur l’incapacité à distinguer les vivants des morts. L’artiste se rappelle avoir vu un insecte dans son appartement et avoir été incapable de le tuer : « La guerre totale m’a retiré la capacité d’écraser une créature vivante », admet-elle. « J’ai réalisé que je me sentais moi-même comme un insecte – je peux être écrasée par quelqu’un à tout moment9. » Bien que l’on puisse voir ici un aveu déchirant de vulnérabilité, Tokovenko transgresse l’auto-objectification par une autre déclaration : « J’ai muté en insecte, je pourrais devenir un monstre10. » Évoquant sciemment la subjectivité monstrueuse qu’explicitent ses œuvres, l’artiste se plonge dans les affects abjects et libidineux qui sous-tendent l’humanité dans ses formes les plus complexes. Il ne s’agit pas ici d’un plaidoyer pour la compassion ; les corps sur la toile sont présentés dans leur charnalité la plus complète et la plus vive. Ailleurs, la tension entre abstraction et figuration s’intensifie. Dans un message privé qu’elle m’a adressé, Tokovenko se remémorait l’un de ses rêves d’enfance : une sinistre masse de chair sur pied se mouvait en cercles, comme dans un effort musculaire. Le mouvement s’accélérait de manière incontrôlable jusqu’à dépasser l’entendement. En lisant cela, j’ai imaginé comment la vitesse et la rotation affectent le déplacement métaphorique depuis le corps et la représentation vers un registre plus abstrait. Les peintures de Tokovenko semblent atteindre une gravité semblable ; elles sont mobiles et tremblantes.
Le mouvement, le ravissement et les multiples manières dont le corps féminin s’oriente à travers ces notions caractérisent l’œuvre de l’autre protagoniste de l’exposition, l’artiste, performeuse et cinéaste queer AntiGonna. Comme Podolski dans sa pratique, AntiGonna regarde en face les peurs et les tabous sociaux qui entourent les questions liées à la sexualité et à la mort. À travers sa propre autofiction performative, elle réinterroge les questions du trauma, du rituel et de la mythologie personnelle.
AntiGonna, Conjure Grandmother, Conjure Granfather, 2016, © photo : Igor Makedon, courtesy of the artist
AntiGonna est une performeuse radicale et une pionnière de l’art post-pornographique qui a émergé au début des années 2010 dans les cercles underground de la communauté artistique ukrainienne. Repoussant ses propres limites, elle crée des performances sans compromis, dans lesquelles elle confronte son public avec un art corporel d’inspiration actionniste, à l’esthétique grotesque et trash. Avec ses rituels exubérants, elle nous offre de nouvelles perspectives sur ce que signifie le fait d’être un sujet sexuel pensant, qui ressent et fait l’expérience d’un large éventail d’affects entrant souvent en conflit les uns avec les autres. Elle interroge aussi les manières dont sont médiés la sexualité, le trauma et la honte dans la société ukrainienne contemporaine, insérant dans la sphère du visible ce qui est réprimé par le discours public.
AntiGonna, salle de projection vidéo Endless Story of Disease, Kyiv Port Horrors, partie 1, SBOYKA, 2016-2021, vidéo, 13 vidéos d’une série, durée totale : 78 min. 47 s., © photo : Matteo Favero
Entre 2016 et 2020, AntiGonna, avec la collaboration du cinéaste Andrey Boyko, a chroniqué des fêtes, des performances mises en scène et des happenings expérimentaux qui se sont déroulés sur la scène underground de Kiev, notamment au club Otel’, tristement célèbre, situé près du quartier de Podil. Ces actions ont souvent pris place dans l’esprit du théâtre de la cruauté, dans un cadre délictueux où il était fait usage de drogues afin d’accéder à des états de conscience transgressifs et à des formes horizontales de participation. L’implication d’AntiGonna dans ces expériences – en tant que participante, observatrice et organisatrice – brouille la mince frontière entre le privé et le public. D’un côté, à travers ces rituels, elle examine et exorcise des traumas personnels liés au viol et à l’abus émotionnel ; de l’autre, elle invite d’autres personnes à jouer leur propre autofiction et leurs variations sur un sujet donné.
Dans leur article « Sex in Public », les spécialistes de théorie critique Lauren Berlant et Michael Werner expliquent que le fait d’exclure le sexe du débat public et de le présenter comme quelque chose de strictement « personnel, selon des conventions hétéronormatives de l’intimité, bloque la construction de cultures sexuelles publiques non normatives ou explicites11 ». Dans ses performances et dans ses films, AntiGonna s’attache à animer les contre-publics queers, exerçant ainsi une forme de résistance. Pourtant, un élément contextuel frappant dans sa pratique est le fait qu’elle dépasse la tension élémentaire entre privé et public liée à la sexualité. Bien que le sexe soit publiquement médiatisé dans la société et que ses codes reflètent nos valeurs, nos désirs, nos peurs, nos structures de domination et nos opportunités d’émancipation, le concept de honte, celui de culpabilité et d’autres affects indésirables sont aussi présents dans de nombreux pays d’Europe de l’Est, résultat de la transition vers le néolibéralisme et de l’aspiration à la normativité. Comme l’observe la chercheuse tchèque Kateřina Kolářová, dans le contexte postsocialiste, la promesse utopique d’une « bonne vie » a souvent été exprimée comme l’impératif moral de dépasser l’échec et la honte d’un passé mauvais12. AntiGonna interroge cette double contrainte dans ses œuvres vidéo. L’une d’entre elles, Rave on the Bones, se présente comme le revers de l’aspiration à la normativité ; mais, ce qui est plus important, c’est qu’elle fonctionne comme une critique virulente de l’exotisation occidentale de la vie nocturne ukrainienne. Tournée en 2018, trois ans après l’annexion de la Crimée par la Russie, la vidéo épingle la question du droit moral à continuer à mener le mode de vie rave tout en étant en guerre. D’un côté, le mouvement des raves, depuis les années 2010, est devenu crucial dans l’organisation sociale en Ukraine. De l’autre, le fantasme occidental qui fait de Kiev la plaque tournante de la musique électronique en Europe s’est écroulé avec l’invasion massive, alors que nombre de clubbeurs occidentaux n’ont offert qu’une solidarité très sélective. Dans la vidéo, tournée dans le style macabre qui distingue l’artiste, on voit AntiGonna se produire nue sur un tas d’ossements animaux dans un abattoir abandonné, symbole de la gentrification urbaine qui transforme les espaces post-industriels en de nouvelles capitales du loisir et de la sociabilité. Cependant, certaines des nuances qui se cachent derrière les réalités sociales sont, sans conteste, souvent difficiles à traduire, en raison des points aveugles épistémologiques entre l’Est et l’Ouest dans la manière d’imaginer la résistance, l’identité queer et le féminisme. Par exemple, quelques années après avoir filmé, sous la loi martiale, Rave on the Bones, AntiGonna a été approchée par le label de musique électronique ukrainien System, qui souhaitait diffuser cette vidéo controversée lors d’un réveillon organisé au terminal aéroportuaire d’Odessa. En dépit de la menace continue qui planait depuis l’attaque d’un navire ukrainien par l’armée russe dans les mois précédant la fête, la projection a eu lieu. La présentation d’une scène de pornographie trash et de carnaval cruel peut sembler constituer un événement contestable pour un espace public, mais une telle lecture sensationnaliste obscurcit la vraie nature d’une réalité terrifiante – une nation souveraine attaquée par un agresseur. Cinq ans plus tard, la Russie a lancé une attaque sur ce même complexe aéroportuaire, dans la nuit du 25 septembre 2023, infligeant des dommages important au terminal maritime d’Odessa13.
AntiGonna fait figure d’exemple de la manière dont les individus et le collectif s’inscrivent dans l’espace public ukrainien depuis la révolution de Maïdan et malgré le conflit actuel qui dure depuis l’annexion de la Crimée. Ces prises de position questionnent l’existence du corps au milieu d’un conflit armé et démystifient les clichés surannés du pacifisme et de la militarisation. Pour éclairer ce point, laissez-moi revenir sur une seconde exposition, bien que celle-ci ait pris place dans une temporalité politique différente : Alchemic Surrender, organisée à bord d’un navire de guerre ukrainien, le Slavutych, à Sébastopol en 1994, par la curatrice Marta Kuzma. La manifestation, qui avait pour toile de fond le mémorandum de Budapest et le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (signé peu après par l’Ukraine en tant qu’État sans matériel nucléaire, celui-ci ayant été transféré à la Russie), impliquait de nombreuses formes anarchiques de participation. Les artistes qui vivaient sur le bateau produisaient par exemple des œuvres in situ, tandis que d’autres engageaient dans leurs actions les membres de l’équipage ; pour leurs performances Voices of Love, Arsen Savadov et Heorhii Senchenko avaient ainsi habillé les officiers navals de tutus, jouant avec les codes de la masculinité et de la vulnérabilité14. Pourrait-on observer de telles tensions entre événement politique et résistance carnavalesque dans les performances d’AntiGonna ? À l’opposé de la couverture médiatique occidentale de la guerre, conçue pour la consommation, la narration autothéorique d’AntiGonna manifeste sa propre présence dans la production de connaissances. En outre, l’hystérie sociale autour du contenu provocateur de ses performances vidéo est exemplaire des doubles standards de notre société, dans laquelle certaines images de la violence et de la sexualité sont rendues taboues tandis que d’autres circulent librement et sont esthétisées pour nourrir l’économie de l’attention.
Alyona Tokovenko, Body Flag, 2023, de la série Forced Shape, 250 × 200 cm, acrylique sur toile, © photo : Matteo Favero
Sans aucun doute, des universitaires théorisant la justice sociale et une personne en proie à des expériences mortifères qui devient pour elle-même un espace de recherche sont deux choses bien distinctes. Alors que les discours académiques font un prompt usage de termes à la mode tels que « savoir situé » et « processus d’incorporation », AntiGonna et Tokovenko explorent les significations de ces catégories en les confrontant aux stéréotypes sur la non-violence et le militantisme, le consentement et l’exploration de soi. Les autrices féministes Darya Tsymbalyuk et Iryna Zamuruieva observent ainsi avec justesse : « Les nombreuses discussions abstraites et théoriques sur la paix, les concessions et les négociations ne sont pas seulement une lecture erronée de cette guerre coloniale russe, étant donné que soutenir la notion abstraite de “paix” ne mettra pas un terme à l’agression russe, mais elles rejettent aussi la connaissance incorporée des Ukrainien·ne·s qui ont persisté à demander de l’aide pour se défendre15. »
Alyona Tokovenko, Sans titre, de la série The Way to Convert, 2023, acrylique sur toile, cheveux, 160 × 160 cm, © photo : Matteo Favero
Il peut être tentant pour les allié·e·s (dont je fais partie) d’imaginer que leur investissement émotionnel à agir au nom de et à la faveur des témoins et des sujets de la guerre est plus authentique et plus solidaire que la consommation passive de celles et ceux qui ne font que regarder. Dans cette perspective, le point commun entre le travail d’AntiGonna et celui de Tokovenko est peut-être une vérité existentielle plus large sur l’impossibilité de la compassion et sur le témoignage : la solitude émotionnelle de celle ou celui qui porte le témoignage et l’abysse de destruction qui consume le témoin lui-même. Pour aller plus loin, dans une visée universelle, leurs pratiques renversent les fantasmes de la positivité héroïque, de l’insistance capitaliste sur la rédemption et des « bonnes ondes » entretenus par le féminisme libéral. Pourquoi attend-on constamment des femmes qu’elles soient bravaches, positives et pleines de gratitude pour la compassion qu’elles reçoivent tout autant que pour le fait qu’on leur épargne abus et maltraitance ? Peut-être que la fille qui en a marre de la positivité toxique de la « bonne victime » n’est pas là pour être plus forte que vous.
Natalia Sielewicz est historienne de l’art et conservatrice au musée d’Art moderne de Varsovie. Ses expositions et ses essais abordent des questions liées au féminisme, à la culture de l’affect, à la biopolitique et à la technologie. Elle a été commissaire des expositions suivantes : Fedir Tetyanych. The Neverending Eye (2022) ; The Dark Arts. Aleksandra Waliszewska and Symbolism of the East and North (2022, avec Alison Gingeras) ; Agnieszka Polska. The One-Thousand Year Plan (2021) ; Paint Also Known as Blood. Women, Affect, and Desire in Contemporary Painting (2019) ; Hoolifemmes (2017), qui problématisait la performance et la danse comme outils de résistance féminine ; Ministry of Internal Affairs. Intimacy as Text (2017), sur les affects et la poétique de la confession dans la littérature et les arts visuels ; Private Settings (2014), l’une des premières expositions institutionnelles à examiner l’impact de l’Internet 2.0 sur la condition humaine à l’ère du capitalisme tardif ; et Bread and Roses. Artists and the Class Divide (2015, avec Łukasz Ronduda).