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Dépossédée. Sur le portrait et la propriété dans le cas Astrid Proll

10.11.2023 |

Astrid Proll, Andreas Baader et Gudrun Ensslin, 1969. Courtesy d’Astrid Proll et de la galerie Exile.

Sur un fond noir, du texte blanc encadre l’image d’un couple s’enlaçant : elle se penche vers lui et saisit ses cheveux, il la tient par la taille tout en la maintenant à distance. Le texte, en anglais, dit : « Que signifie pour vous la possession ? 7 % de notre population possède 84 % de nos richesses. »
La relation de pouvoir perceptible dans cette pose est ambiguë et son lien avec les statistiques quantitatives du slogan qui l’accompagne est ténu. Possession (1976) de Victor Burgin fut imprimée au dos du numéro 3 de Camerawork, un magazine de photographie britannique (1976-1985). Siégeant au 121 Roman Road, dans l’est de Londres1, la revue, créée par un collectif de photographes établi·e·s dans la capitale, défendait une conception du médium comme outil de représentation, dans un discours politiquement orienté à gauche. Dans son éditorial, Burgin écrivait que Camerawork « a soulevé le problème de la photographie comme instrument d’idéologie2 ». De nos jours, lorsque l’on quitte le no 121 et que l’on regarde vers l’est, on aperçoit Canary Wharf scintillant comme un cadran solaire3 depuis le quartier financier de London Docklands. Les Docklands n’accueillent plus de cargos par voie fluviale, mais ils sont à proprement parler un port franc pour le commerce, qui, depuis 1998, a transformé le paysage économique et physique de l’est de Londres. Au Royaume-Uni, cinquante familles détiennent aujourd’hui plus de la moitié des richesses du pays. Que signifie pour vous la possession ?

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Victor Burgin, Possession, 1976, lithographie en duotone, 118,9 × 84,1 cm. © Arts Council Collection / Bridgeman Images.

En 1974, une jeune femme arrive à Londres depuis la République fédérale d’Allemagne. De faux papiers lui ont permis de traverser avec une relative aisance les frontières de l’Europe pré-accords de Schengen. En Allemagne, pendant les trois années qu’elle a passées en prison, elle a fait l’expérience du placement à l’isolement en raison de son implication dans les premières actions du groupe qui allait devenir la Fraction armée rouge (Rote Armee Fraktion, RAF) et dans la libération de l’agitateur radical de gauche Andreas Baader4. Astrid Proll n’a jamais visité le Royaume-Uni avant son évasion et y a peu de contacts, mais, par le biais de sympathisant·e·s à la cause, elle parvient à trouver sa place auprès d’un groupe prônant le squat et le féminisme, associé au libertarianisme de gauche et à l’organisation socialiste révolutionnaire Big Flame. Elle vit à Londres sous la fausse identité d’Anna Puttick pendant trois ans, avant d’être de nouveau arrêtée en 1978 et finalement extradée vers l’Allemagne. Pendant une partie de ce temps, elle partage un squat à Bow, un quartier de l’est de Londres proche de Bethnal Green, où siège alors Camerawork, juste au nord de Canary Wharf.
Avant son implication dans la RAF, Proll a étudié la photographie. Plus tard, elle devient éditrice photo pour des magazines et des journaux. Plusieurs décennies après son séjour à Londres, elle coorganise une exposition et publie un livre intitulés Goodbye to London : Radical Art and Politics in the 70s (2010). Ce projet mêle les travaux d’un groupe éclectique de créateurs et créatrices, dont des essais écrits par des témoins de l’époque comme Jon Savage et, entre autres, des contributions artistiques de Derek Jarman, cinéaste queer, et de Jo Spence, photographe féministe et cofondatrice du magazine Camerawork, aux côtés de clichés documentaires de squats. Dans l’introduction de son livre, Proll écrit : « Les squats étaient le matériau de base et la condition préalable à l’émergence d’un activisme politique, d’un art et d’une vie alternatifs. Ces maisons, retirées du circuit de valorisation capitaliste, étaient des espaces ouverts aux expérimentations de toutes sortes, qui tendaient vers une vie libérée des contraintes économiques5. » L’hétérogénéité de la sélection d’œuvres de Proll et de ses collègues a été critiquée par certain·e·s6, mais elle correspond précisément à ce que décrit Proll dans son éloge du mouvement des squats : l’absence d’appartenance homogène et l’idée d’un collectif fondé sur la libre association plutôt que sur des caractéristiques ou une identité communes. On pourrait définir cela comme une catégorie d’identité en creux, constituée par le besoin universel de se loger et libérée de la discipline du marché.

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Astrid Proll, 1969, Courtesy d’Astrid Proll et de la galerie Exile

La description que fait Proll de sa période londonienne est empreinte de romantisme. À sa sortie de prison, accueillie par le Women’s Movement, elle trouve enfin un lieu qui lui procure de la joie. Dans un entretien avec Ian Sinclair, elle raconte : « En Angleterre, les gens utilisent des mots comme “plaisir”. “Cela me fait plaisir.” Au début, je m’écriais : “De quoi parlez-vous ? Du plaisir ? Qu’est-ce que c’est7 ?” » Pourtant, l’expérience qu’elle fait est contradictoire : enrichie par la vie en commun, par l’activité manuelle et par le militantisme politique8, elle est aussi conditionnée par la peur diffuse d’être identifiée et réarrêtée. La photographie même constitue pour elle une source particulière d’angoisse. Son arrestation initiale en Allemagne en 1971 était en effet survenue après qu’un policier l’eut reconnue grâce à la photographie de son passeport, qui avait été utilisée dans les avis de recherche émis par les forces de l’ordre.

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Astrid Proll, 1969, Courtesy d’Astrid Proll et de la galerie Exile

Dans son texte pour Goodbye to London, Proll se remémore la publication de Hitler’s Children : The Story of the Baader-Meinhof Terrorist Gang (1977), un récit critique et sensationnaliste de la RAF par Jillian Becker, qui comprenait un cliché d’elle. Craignant qu’elle soit démasquée en raison du succès massif de l’ouvrage, un groupe d’ami·e·s avait sillonné les librairies locales pour subtiliser l’ouvrage ou pour en déchirer la page présentant sa photographie. En expurgeant ainsi son visage du catalogue criminel, cet acte tenait aussi bien du simple vandalisme que de la dé-documentation iconoclaste, motivée par l’amour et l’amitié. Bien que Proll le raconte comme une anecdote au passage, on peut déployer la signification de cet arrachage de pages : il s’agit d’un acte à la fois performatif et analogique. La photographie est en même temps un événement – la prise de vue, la technologie de l’appareil – et un procédé d’impression et de fixation – le matériau, le médium à travers lequel l’image est diffusée. À l’époque de la publication de Hitler’s Children, en raison de son statut de fugitive, Proll est contrainte d’adopter une autre identité. Le portrait publié dans le livre provient d’un document d’identité falsifié et abandonné. En s’échappant du système de justice pénale allemand, elle a dû laisser derrière elle une ancienne version d’elle-même. Dans Hitler’s Children, la signification accordée à l’image de Proll opère au sein du cadre idéologique du journalisme mené par Becker : suivant la légitimité institutionnelle de cette publication, Proll est une criminelle. Ainsi, les actions délictueuses de ses ami·e·s fragmentent et déstabilisent cette signification. Il peut donc s’avérer utile d’inverser le slogan de Burgin et de demander ici : que signifie pour vous la dépossession ?

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Freedom for Astrid Proll, Londres, Friends of Astrid Proll, 1979.

Dans son essai de 1986 The Body and the Archive, le photographe et théoricien Allan Sekula décrit la manière dont la relation triangulaire entre photographie, propriété et police donne forme au sujet photographique tout en le contenant. Il retrace l’histoire de la surveillance policière, qu’il met en parallèle avec le développement du portrait photographique comme forme culturelle. L’essai met en avant une double contrainte qui tient de la nature à la fois honorifique et répressive de la photographie. Le sujet est en effet représenté en raison de sa valeur. Cette valeur peut être sentimentale ou politique. Le sujet peut avoir une haute valeur sociale ou être recherché par l’État carcéral. Une photographie de passeport, par exemple, permet la liberté de mouvement mais agit aussi comme marqueur de la surveillance étatique et extraterritoriale. La théorie de la représentation photographique et du pouvoir explicitement foucaldienne développée par Sekula rattache la photographie aux institutions qui collaborent au sein de l’État-nation moderne, organisées pour la protection des valeurs bourgeoises – en l’occurrence, la propriété privée.

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Phil Jeffries, « Friends of Astrid », Peace News, 1979.

Toutefois, cela ne signifie pas seulement que la photographie peut être utilisée au service de la propriété et des relations de propriété, mais que les sujets de ces images deviennent divisibles par ces hiérarchies de valeurs. Sekula cite l’exemple du policier et photographe Alphonse Bertillon, dont le Tableau synoptique des traits physionomiques (1909) présente des détails de visages dans une sorte de grille imprimée pour être utilisée par les détectives dans l’identification des criminels et des « types criminels ». Il n’existe évidemment pas de type d’oreille, d’œil ou de nez spécifiquement criminel, mais, suivant Sekula, nous pouvons comprendre le « bertillonnage » comme l’introduction de l’équivalence économique entre la forme, la signification et la valeur appliquée au corps humain par le biais de la photographie et de ses prétentions à l’indexation. Ce potentiel de reconfiguration du corps humain dans son unicité en un assemblage de caractéristiques pouvant être isolées les unes des autres était alors révolutionnaire et a façonné les relations des citoyen·ne·s à l’État capitaliste. On en observe aujourd’hui encore les répercussions. De nos jours, nous sommes familiers de l’utilisation de notre image par les technologies de surveillance à des fins utilitaires et sécuritaires, que cela soit sur les badges professionnels ou par les moyens de reconnaissance faciale, dans un but de discipline et de contrôle. Nous nous trouvons tou·te·s dans un état de précriminalité, où nous sommes à la fois le·la potentiel·le coupable et la potentielle victime. La scission de l’identité de Proll entre celle de membre d’une organisation terroriste allemande d’un côté et celle de participante à un milieu politique communautaire londonien de l’autre préfigure, d’une certaine manière, cette expérience généralisée. Les frontières entre innocence et criminalité mises en place par l’iconographie des images de surveillance se retrouvent ainsi brouillées.

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Adrian Mitchell, « Astrid .anna », Peace News, 1979.

Après son arrestation puis son extradition vers l’Allemagne, Proll est finalement libérée en 1981 et étudie le cinéma à Hambourg avec Helke Sander9. Après ses études, elle travaille comme éditrice photo pour le magazine culturel et de lifestyle Tempo. Puis, au milieu des années 1990, elle est autorisée à retourner à Londres pour travailler au service photo du journal The Independant, situé dans le nouveau quartier de Canary Wharf. Son emploi est écourté lorsque le rédacteur en chef d’un bulletin commercial interne de Canary Wharf, informé de son passé, publie un article faisant le récit de ses activités au sein de la RAF, accompagné d’une photographie de son visage, qui parvient dans chaque bureau du bâtiment. D’abord soutenue par ses collègues, Proll se retrouve finalement dans une position intenable au sein du journal, principalement parce que cette histoire fait écho à l’attentat à la bombe perpétré à Canary Wharf par l’Armée républicaine irlandaise provisoire en 1996, qui tue deux personnes et en blesse plus d’une centaine. À la fin des années 1990, la violence exercée par les révolutionnaires anticapitalistes des années 1970 s’est depuis longtemps dissipée. L’Allemagne réunifiée est en train de devenir une puissance dominante dans l’Union européenne en voie rapide de fédéralisation. Les crimes de la RAF ne représentent guère une menace pour la finance internationale administrée depuis Canary Wharf, mais l’image de Proll agit comme un rappel des excès de la violence – pas seulement celle de son époque, mais aussi celle des activités terroristes alors menées par l’Armée républicaine irlandaise. Sur ce fond d’indignation, le visage de Proll ne véhicule pas son histoire personnelle, mais sert plutôt de représentation d’« une terroriste ». À nouveau, son image provoque rupture et dépossession – cette fois, cela concerne son emploi.

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Free Astrid Proll, 1977, graffiti, Courtesy d’Astrid Proll et de la galerie Exile

Qui parmi nous est vraiment maître de son visage et de son nom ? Si nous vivons tou·te·s dans un état de privation, comment pouvons-nous décrire nos expériences en dehors des contraintes et des métaphores imposées par les relations de propriété ? Dans le film Radio On (1979) de Chris Petit, on peut voir le graffiti « FREE ASTRID PROLL » depuis la vitre d’une voiture, peint sur le bas-côté de l’autoroute Westway à la sortie de Londres. Le graffiti a été écrit à cet endroit par une personne proche de Proll qui sillonnait Londres pour protester contre son extradition imminente. Tout au long de Radio On, filmé par le directeur de la photographie allemand Martin Schafer10, le pare-brise de la voiture est présenté comme un cadre qui entraîne le spectateur ou la spectatrice vers l’avant. Dans la séquence filmée sur la Westway, cependant, la caméra de Schafer s’arrête sur le graffiti. La voiture poursuit sa route mais, momentanément distraite de son trajet, la caméra effectue un mouvement panoramique vers la vitre du passager, et notre regard est brièvement retenu en arrière. À moins d’être familier de l’histoire significative mais peu étudiée d’Astrid Proll, on perçoit ce plan comme un intérêt distrait porté à un acte de vandalisme et d’intrusion délictueuse. Le public averti remarquera l’inscription, qui permet de représenter Proll non par son visage ni par son identité, mais par un acte. Toute propriété est aliénable, mais l’action est contingente. Si nous appréhendons nos identités et leurs représentations comme un processus, alors la dépossession n’est peut-être pas une punition mais un moyen d’indépendance.

Traduit de l'anglais par Delphine Wanes.

1
En 2003, Four Corners, une organisation pour le cinéma et la photographie dont l’histoire est mêlée à celle de Camerawork, les deux ayant des acteurs et des intérêts thématiques communs, acquiert le bâtiment du 121 Roman Road. Les archives papier de Camerawork sont donc désormais conservées dans le bâtiment où elles ont été produites.

2
Victor Burgin, « Art, Common Sense and Photography », Camerawork Magazine, no 3, juillet 1976, p. 1.

3
Voir le bref portrait du quartier de Canary Wharf par William Raban, Sundial, 1993, https://player.bfi.org.uk/free/film/watch-sundial-1993-online.

4
La libération de Baader marque la formation de la RAF ou du groupe Baader-Meinhof (en français aussi appelé la bande à Baader). Baader était en prison pour l’incendie criminel d’un centre commercial, une des premières attaques menées par Baader et par ses collaborateur•ices contre l’industrie, le commerce et la richesse privée en Allemagne. Gudrun Ensslin a organisé un entretien entre Baader et la journaliste sympathisante Ulrike Meinhof pour fournir une couverture à l’évasion de Baader. Meinhof a ensuite rejoint Baader, Ensslin et le reste du groupe dans leurs activités.

5
Astrid Proll, Goodbye to London : Radical Art and Politics in the 70s, Berlin, Hatje Cantz, 2010, p. 11.

6
Dan Kidner, « Goodbye to London – Art and Politics of 1970s London », Lux, 16 mars 2011, https://lux.org.uk/goodbye-london-art-politics-1970s-london-lux.

7
Ian Sinclair, Hackney That Rose Red-Empire : A Confidential Report, Londres, Penguin Books, 2009, p. 556.

8
Proll a travaillé dans l’usine de petites voitures Lesney et a pris part aux grèves de l’usine Dagenham en 1975.

9
Sander est l’une des plus importantes cinéastes féministes qui ont émergé avec le Nouveau Cinéma allemand des années 1970. Elle est passée par la Deutsche Film- und Fernsehakademie Berlin [Académie allemande du film et de la télévision de Berlin] la même année que Holger Meins, membre de la RAF.

10
Petit en est venu à travailler avec Schafer par l’intermédiaire de Wim Wenders. Schafer était l’assistant cameraman de ce dernier et venait de travailler sur L’Ami américain, un film néo-noir qui comporte aussi un plan avec un graffiti lié à la mort de Holger Meins. Sorti en 1977, l’année où les membres de la RAF Andreas Baader, Gudrun Ensslin et Jan-Carl Raspe sont morts dans la prison de Stammheim, L’Ami américain fait référence à la mort de Meins quelques années plus tôt, en garde à vue, en 1974, l’année où Proll arrive à Londres.

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Pour citer cet article :
Alexandra Symons Sutcliffe, « Dépossédée. Sur le portrait et la propriété dans le cas Astrid Proll » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 10 novembre 2023, consulté le 16 mai 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/depossedee-sur-le-portrait-et-la-propriete-dans-le-cas-astrid-proll/.

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