Capture d’écran du premier prototype bêta de GEnder Research Tool (GERT), (2018–2019) montrant les lieux d’exposition sur la carte du monde (créée par Simon Low)
En 2019, mes collaboratrices et moi avons organisé le colloque « Art, Digitality and Canon-making », dans le cadre du programme « Gender in Southeast Asian Art Histories », inauguré en 20171. Nous souhaitions explorer les relations entre les artistes, l’art et les constructions culturelles liées au genre dans l’Asie du Sud-Est au sens large, et la manière dont ces relations se manifestent dans les domaines politique, économique et religieux. Nous adoptions aussi la notion de numéricité comme un élément qui façonne et influence la discipline de l’histoire de l’art du point de vue de la méthode2. Cependant, nous n’étions pas sûres de son importance méthodologique – car aucune d’entre nous n’était chercheuse en humanités numériques. Nous avions pourtant le sentiment lancinant que les vieilles méthodes ne fonctionnaient pas tout à fait et que, peut-être, il pourrait être enrichissant de sortir des sentiers battus en sollicitant de nouveaux partenariats avec des champs adjacents.
La disparité de genre et l’absence des femmes dans l’art ont souvent constitué le plus grand point de discorde dans le milieu de la recherche en histoire de l’art féministe en Asie du Sud-Est. Ainsi, l’accroissement récent du nombre d’expositions et de monographies consacrées à des femmes et à une échelle nationale dans cette région du monde, ces deux dernières décennies, s’est fait dans le but de réviser les récits centrés sur et dominés par les hommes. Ces projets ont fait office de tentatives ouvertes d’interroger le canon pour écrire une histoire plus inclusive de l’art de la région. La publication Indonesian Women Artists: When the Curtains Open (2007), qui accompagnait une exposition d’artistes femmes à la National Gallery of Indonesia, a mis en avant trente-quatre artistes femmes importantes mais « oubliées »3. En dépit des nombreuses bonnes raisons de traiter les femmes comme un groupe distinct, cette approche a fait l’objet de critiques, majoritairement car elle ne combattait pas adéquatement le plus vaste problème de la définition du canon selon des normes masculines, ni les inégalités structurelles implicites persistant au sein des institutions et de la discipline de l’histoire de l’art. Retrancher les femmes dans un chapitre distinct, une exposition distincte ou un livre distinct a été jugé par certain·es contre-productif et condescendant4.
Au cours de mes propres recherches consacrées à l’absence des femmes de l’histoire de l’art et de l’histoire des expositions, je me suis rendu compte que l’explication, au-delà des conditions communes qu’elles partageaient, était aussi enracinée dans des aspects pratiques. À la lumière des choix qui ont constitué le canon largement cautionné, comment combler les lacunes, résoudre le problème des inégalités structurelles – et ce, sans que les discours centrés sur les femmes ne deviennent des gestes symboliques et que leurs histoires soient seulement compensatoires ? En somme, comment inclure tout le monde ? Cette idée, simple et honorable, ne nous quittait pas. C’est lors de déjeuners avec Marni Williams, une collègue travaillant dans l’édition d’art qui réfléchissait elle aussi à des manières plus démocratiques de diffuser l’information, que l’idée de créer une base de données sur les artistes femmes, en libre accès, a germé et s’est épanouie.
Les historien·nes ont depuis longtemps intégré à leur travail les outils numériques – en particulier les historien·nes de l’art féministes, qui ont trouvé un potentiel immense dans le fait de recartographier le terrain, pas seulement pour « compiler » des connaissances, mais pour transformer d’un point de vue critique la manière dont celles-ci sont déployées5. Au début des années 1990, avec l’avènement d’Internet, nous avons assisté à des projets de recherche numériques pionniers sur l’histoire des femmes, comme The Women Writers Project6.
L’année suivante, j’ai fait appel au soutien matériel de mon père, ingénieur logiciel à la retraite, afin qu’il crée pour moi un prototype. Je caressais l’idée d’utiliser la technologie numérique pour neutraliser le canon en redistribuant le pouvoir à tout le monde – du moins, à toute personne disposant d’un accès à Internet. Ma conception d’une plateforme numérique dédiée aux discours centrés sur les femmes était une solution assez pratique pour qui souhaitait travailler à des expositions et des écrits sur les artistes femmes, mais elle se heurtait à un dilemme : déterminer qui pouvait y figurer ou non. N’étant plus limitée par la surface d’une institution ou d’une galerie, ni par le nombre de pages d’un livre, la redécouverte d’artistes femmes pouvait désormais avoir lieu sous la forme d’une base de données éditable, similaire à Wikipédia, avec une fonction supplémentaire permettant la cartographie géographique et historique. On pourrait donc la considérer comme une sorte de « Wiki-Neatline »7. En théorie, cette plateforme numérique devait confronter de manière directe le problème implicite des inégalités structurelles dont héritent inévitablement les expositions et les écrits sur les artistes femmes. Elle devait déstabiliser le processus de construction du canon, en permettant désormais de redistribuer le contrôle aux internautes, et d’acquérir et d’accumuler des connaissances dans un système non hiérarchique.
En 2019, le prototype était prêt et je l’ai présenté lors d’une communication8. Pour la démonstration de faisabilité, j’ai extrait des données biographiques de l’ouvrage Indonesian Women Artists. J’ai créé un profil pour chacune des trente-quatre artistes à travers des champs pouvant être rendus compatibles avec les API (interface de programmation d’application) existantes en usage dans des musées du monde entier. Ces champs incluent le pays de naissance, la formation, les enseignant·es ou mentor·es connu·es, les expositions individuelles et collectives auxquelles elles ont pris part, les collections où figurent leurs œuvres, les associations dont elles ont été membres, les prix ou récompenses reçus, les écrits publiés à leur sujet ainsi que les œuvres qui ne tombent pas strictement dans le domaine de la culture visuelle (fig. 1). Ces champs peuvent être étendus, étant donné la souplesse du système.
Fig. 1 : Capture d’écran du premier prototype bêta (2018-19) montrant les champs biographiques (créé par Simon Low)
En insérant dans les champs clefs des informations biographiques extraites des textes, cette plateforme numérique permet de créer une série de métadonnées structurées qui peut, à son tour, se prêter à une série d’opérations informatiques, à savoir la recherche, l’interrogation et la génération de rapports. Il y a une valeur immense à développer des sets de données structurés, car ils ne sont alors plus statiques mais dynamiques et peuvent être manipulés dans une grande diversité de buts : visualisation dans des schémas, exportation dans d’autres bases de données pour comparaison, etc. Une fois que des adresses globales sont assignées au lieu de naissance de l’artiste et à ses expositions, les localisations peuvent être visualisées en utilisant Google Maps, ce qui offre une immense capacité d’analyse comparative et un fort potentiel pour de nouvelles directions de recherche (fig. 2).
Fig. 2 : Capture d’écran du premier prototype bêta (2018-2019) montrant les lieux d’exposition sur la carte du monde (créée par Simon Low)
Loin de nier la valeur des ouvrages généraux centrés sur les femmes, comme Indonesian Women Artists, qui a offert des perspectives critiques sur la pratique artistique des femmes et sur l’art, j’ai démontré que de tels travaux sont toutefois imparfaits en raison de leur format. Dans la forme textuelle (imprimée), ces tentatives de dresser les profils d’artistes sont vouées à l’incomplétude (il faut nous souvenir que, pour les artistes vivantes, leurs vies et leurs pratiques continuent d’évoluer) – le livre n’échoue donc pas à les mettre sur un piédestal mais il échoue en les immortalisant et en les enfermant dans une capsule temporelle. Dans la forme numérique – et pas simplement numérisée –, les limites du format du livre peuvent être circonvenues et sa canonicité reconfigurée. En ayant recours à la structure malléable d’une plateforme, il est possible de créer un environnement plus inclusif et exhaustif pour la redécouverte du travail des femmes. Chose cruciale, cela permettra de d’accueillir une liste extensible à l’infini d’artistes femmes – et plus.
Avec le prototype, centré sur des données limitées (pour seulement trente-quatre artistes), je n’ai pu qu’esquisser les contours de la version à venir de la plateforme qui devra permettre, comme d’autre projets d’humanités numériques en histoire de l’art, d’exploiter les capacités de calcul, de statistique et d’information des technologies numériques afin de faire avancer le champ de l’histoire des femmes et de l’histoire de l’art féministe. En l’occurrence, le but de la création d’une plateforme numérique comme fondement des efforts pour redécouvrir les artistes femmes d’Asie du Sud-Est n’est pas de numériser des documents en vue de permettre un plus grand accès – en d’autres termes, ce n’est pas seulement une nouvelle manière de faire un ancien travail un peu plus vite. L’objectif ici est d’utiliser les méthodes numériques pour reconfigurer notre compréhension fondamentale de la pratique d’une artiste professionnelle et de poser de nouvelles questions de recherche. Les résultats de recherche à partir d’interrogations de la base doivent servir de point de départ, plutôt que de point final, et avoir le potentiel de provoquer des analyses ou des directions de recherche.
Son aspect le plus convaincant est que l’entrée d’une femme sur la plateforme numérique n’est pas déterminée par le nombre de pays où elle a exposé ni par le nombre de collections détenant ses œuvres – ce qui a souvent constitué le critère d’inclusion dans des ouvrages et des expositions. Des questions tout aussi importantes et intéressantes peuvent être posées au sujet du type d’expositions (marchés locaux, foires régionales, biennales internationales) ainsi que de la non-activité, comme les longues périodes d’absence sur la scène mondiale ou locale. Des schémas que l’on retrouve à grande échelle ressortent par l’exploration des données, et il est désormais possible de regarder, si ce n’est de rechercher, des tendances à travers un espace géographique ou une durée. Tout cela est rendu possible grâce aux bénéfices des procédés de calcul, quelque chose qui ne serait pas réalisable au format imprimé. Si nous devions poursuivre cette voie – dépasser les profils de trente-quatre artistes pour aller bien au-delà –, alors les types de tendances ou d’informations glanées à partir de telles données ne seraient sûrement rien moins que fascinants.
Bien sûr, personne n’a proposé le financement nécessaire le jour où j’ai présenté mon projet – mais ce prototype et l’idée ont reçu du soutien d’individus qui partageaient mes idées, en particulier de la collègue avec laquelle j’ai discuté en premier lieu de cette idée bizarre. Au bout de maintes soirées passées à écrire des demandes de subvention et à échanger sur Zoom avec Marni et l’équipe de développement, un prototype opérationnel de « Artists Trajectory Map » (ArTM) (fig. 3 et 4) a finalement été livré en juillet 20239. Il a peut-être évolué d’une base de données numériques centrée sur les femmes vers une base qui permet désormais l’étude plus large des trajectoires professionnelles d’artistes en agrégeant, cartographiant et visualisant des données liées aux biographies et aux expositions, mais il est en fin de compte sous-tendu par des objectifs féministes et offre toujours la possibilité de soutenir des perspectives centrées sur le genre.
Fig. 3 : Capture d’écran d’un exemple de profil d’artiste sur ArTM (2022)
Fig. 4 : Capture d’écran de la visualisation géo-temporelle des expositions d’un artiste (2022)
En développant cet outil, j’ai découvert qu’il était aussi une ressource pédagogique puissante – en particulier pour provoquer des analyses et ouvrir de nouvelles directions de recherche. Par exemple, les étudiant·es peuvent jouer avec les sets de données existants pour chercher à identifier des tendances et des lacunes dans la recherche, et, ce faisant, apprendre à développer et à concevoir des questions de recherche sur les réseaux artistiques (ou genrés), la documentation de collections, l’histoire des expositions et les tendances du marché, entre autres. Ayant maintenant reconnu son potentiel pour récolter des bénéfices pédagogiques importants, je m’embarque dans un nouveau projet pour recadrer et faire évoluer ArTM vers un outil d’enseignement pour la recherche et l’engagement des collections de l’Asie du Sud-Est avec des musées universitaires. Ce que j’ai appris de ce processus, c’est que le féminisme et le champ numérique peuvent s’unir pour donner aux utilisateur·rices de la plateforme la possibilité d’engendrer de nouvelles perspectives sur les artistes hommes et femmes. Et peut-être que des idées bizarres pourront, aussi, mener parfois à de nouvelles façons de raconter les histoires.
Yvonne Low enseigne l’art moderne et contemporain, le genre et la sexualité dans l’histoire de l’art asiatique et le commissariat d’exposition en premier et deuxième cycles à l’University of Sidney. Ses recherches portent sur l’art de l’Asie du Sud-Est et les cultures diasporiques chinoises, et plus spécifiquement sur les pratiques et réseaux artistiques féminins. Elle a coorganisé trois expositions sur l’art et les archives des femmes. Ses écrits et ses projets traitent des histoires canoniques de l’art en utilisant des méthodologies décoloniales, féministes et numériques. Elle s’engage à faire avancer la recherche dans sa région en étant membre du comité éditorial de la revue Southeast of Now.
Remerciements : l’autrice souhaite étendre ses remerciements particuliers à son père pour avoir cru en elle et créé le premier prototype, au professeur émérite John Clark pour l’avoir encouragée à poursuivre le projet après la conférence, à ses collègues Clare Veal et Roger Nelson pour avoir trouvé ensemble le nom « GEnder Research Tool » (GERT). La version 1 de « Artists Trajectories Map » (ArTM) est développée en partenariat avec Marni Williams (Power Institute) et l’équipe de Systemik Solutions (Ian McCrabb, Isobel Andrews et Mufeng Nui).