Critique

Joëlle Tuerlinckx face à l’île de Vassivière, ou le point heuristique du regard

29.09.2018 |

Joëlle Tuerlinckx, Maincy (Maincy de jour / Maincy de nuit) ou Sculpture minimale, 2018, moteur à hélice type « propulseur d’étrave », courant électrique, programmateur, exposition La Constellation du peut-être, Centre international d’art et du paysage – île de Vassivière (Bois de scuptures), 2018, © Photo : Aurélien Mole

« Peut-être » ou « peut être » : cette ambivalence de la langue française entre l’adverbe et une forme où le verbe pouvoir est conjugué et où le verbe être est à l’infinitif, dont est porteur le titre de la nouvelle exposition-projet monographique de Joëlle Tuerlinckx (née en 1958) en France1 – La Constellation du peut-être –, tient aussi bien du fil d’Ariane que des sens prolixes du possible2.

Joëlle Tuerlinckx face à l’île de Vassivière, ou le point heuristique du regard - AWARE Artistes femmes / women artists

Joëlle Tuerlinckx, Figures-de-salle métal, 2018, fer galvanisé, 5 055 éléments, produit chez Séticco métal créa, Isle, exposition La Constellation du peut-être, Centre international d’art et du paysage – Île de Vassivière (salle de l’Atelier), 2018, © Photo : Aurélien Mole

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Joëlle Tuerlinckx, Pulsator-landscape, 2018, moteur type « pancake », disque de métal et caoutchouc, diamètre 30 cm, feuille de polycarbonate, vitesse de rotation : 600 à 3 000 tours (boîtier de vitesse réglable), production chez Créatif design (Belgique), exposition La Constellation du peut-être, Centre international d’art et du paysage – Île de Vassivière (Phare), 2018, © Photo : Aurélien Mole

À l’invitation du Centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière, l’artiste bruxelloise qui, depuis son premier solo au début des années 1990 au Witte de With, Center for Contemporary Art, à Rotterdam (Pas d’histoire, pas d’histoire, 1994), fait œuvre avec l’objet exposition, s’attachant à en exhiber, défaire, étudier, détourner, inverser les règles d’organisation, de parcours, le langage codifié et réifié, les espaces fermés et ouverts, les durées imposées, l’apparat de la communication et les contraintes institutionnelles, répond ici par un dessin idéel, à la fois total et disséminé, de monstration du sensible, par une architecture économe et minimale d’interventions sculpturales. Elle y répond par un concept d’œuvres à multiples variables, à équilibres incertains, plausibles centres (centre de gravité, point zéro, centre d’art) et matériaux aux densités dissemblables. Cette proposition de spatialisation d’un espace en plein air, à la fois narrative, performative et chorégraphique, englobe, ponctue, mesure, soupèse, arrime l’ensemble du paysage de l’île de Vassivière et son histoire originelle, géologique, lacustre, agraire, industrieuse, architecturale et artistique. Elle s’étend des prairies au lac artificiel, des rives sableuses aux sous-bois et clairières, du Bois de sculptures, héritier du land art, au barrage électrique construit en 1947, qui donna naissance à ce lieu aussi ambigu que troublant entre nature et artifice, entre vrai et faux. Dans le moment de possible produit par J. Tuerlinckx, les deux bâtiments emblématiques et dominants dus aux architectes Xavier Fabre et Aldo Rossi, qui forment l’enveloppe du bâti du centre d’art, sont des éléments parmi d’autres de ce théâtre paysager de l’artefact. Ouverts vers l’extérieur ou accueillant l’extérieur en leur intérieur si classiquement muséal, ils sont une sculpture-architecture – comme d’ailleurs peut-être toute l’île –, se retournant ainsi « comme un gant3 », ou encore un point parmi les onze points, croix et disques sculpturaux imaginés, situés, placés, racontés, nommés sur les surfaces du paysage par l’artiste. Une « constellation » terrestre dont la configuration relève moins d’un hasard ou d’une réfraction cosmique que d’un leurre ou d’un libre-arbitre humain en attente d’un visiteur, d’une visiteuse, éphémères, disponibles, de passage à l’intérieur d’un temps subjectif qui pourrait alors être le leur, soudain protagonistes d’un regard, d’une forme entraperçue, d’un lieu étendant ou dilatant tout aussi bien le visible que sa possible absence, que son éventuelle disparition, que sa temporaire éclipse.

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Joëlle Tuerlinckx, Opus incertum, Figures-de-salle plastique, 2018, plastique PVC, 5 055 éléments, produit chez Plastilim, Chéronnac, exposition La Constellation du peut-être, Centre international d’art et du paysage – Île de Vassivière (Nef), 2018, © Photo : Aurélien Mole

J. Tuerlinckx fait de l’île de Vassivière une hypothèse (de travail, d’espace et de temps, de contemplation et de position) et un laboratoire d’expériences et de perceptions. En sont les signes et les indices, Aldo ou Le Point zéro, tache jaune fluo repeinte chaque matin à l’entrée du centre d’art, Modernité, chape de béton enfouie dans l’herbe d’une prairie, NOR ou Neither : L’aire du fer, disque en Inox poli réfléchissant les variations atmosphériques, et ‘WORLDHOLE’ ou Projet pour ‘Trou-de-monde’, forme circulaire en grès, à peine détectable au ras d’un pâturage, ou Jet-de-Lac ou Rêve de fontaine, rejetant de façon aléatoire l’eau du lac, Pulsator-landscape, objet motorisé en métal et caoutchouc tournant à une vitesse extrême et dégageant une énergie visuelle aveuglante, ou encore ‘Maincy’ (Maincy de jour/Maincy de nuit) ou Sculpture minimale, pièce éphémère animant subrepticement la surface du lac, ou La masse ou ‘Edda’ I, II, lingot de bronze poli surgissant à l’œil, dans un champ surplombant le rivage…

Dans son essai Le Possible et le réel, publié en novembre 1930, le philosophe Henri Bergson, revenant sur « la création continue d’imprévisible nouveauté qui semble se poursuivre dans l’univers », affirme avec vigueur « qu’on finira par trouver évident que l’artiste crée du possible en même temps que du réel quand il exécute son œuvre ». Toute la méthode de J. Tuerlinckx pour cette exposition – comme pour tous ses projets précédents – s’inscrit dans cette affirmation bergsonienne. Elle redéploie des architectures, redessine des lignes mentales dont le protocole viendrait s’accomplir par la présence, le pas et l’agir visuel du visiteur ou de la visiteuse. Et chaque décision sculpturale de l’artiste devient l’origine multiple d’un regard singulier et commun, ce point heuristique où chacun et chacune peut trouver, découvrir, ajuster sa propre distance face au monde, sa justesse qui est à la fois son récit personnel face à l’œuvre, face au paysage, et sa liberté dans le réel.

 

Joëlle Tuerlinckx, La Constellation du peut-être, du 29 juin au 4 novembre 2018, Centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière (Beaumont-du-Lac, France).

1
Rappelons le projet-œuvre de Joëlle Tuerlinckx à Cransac-les-Thermes dans l’Aveyron : « La Triangulaire de Cransac ‘MUSÉE DE LA MÉMOIRE-PROPRIÉTÉ UNIVERSELLE®’ », inauguré en 2011.

2
D’après l’essai de l’historienne de l’art Mayeur Catherine, « Joëlle Tuerlinckx or the Sense of Possibility », dans Wor(l)(d)(k) in Progress?, cat. expo., Wiels, Bruxelles, 22 septembre 2012-6 janvier 2013, Haus der Kunst, Munich, 9 juin-29 septembre 2013, Arnolfini, Bristol, 7 décembre 2013-9 février 2014, Cologne, Verlag der Buchhandlung Walter König, 2013, p. 165-211. La traduction française de ce texte figurera dans la publication à venir éditée par le Centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière.

3
À propos d’un « musée de la mémoire » dans le cadre de l’œuvre conçue pour Cransac-les-Thermes, J. Tuerlinckx explique « qu’il ne peut qu’être ouvert, retourné sur lui-même comme un gant ». Texte de Joëlle Tuerlinckx publié sous la forme d’un « Extrait de l’interview entre l’auteur de ‘La Triangulaire’ et l’artiste », dans le dossier de présentation pour la presse de « La Triangulaire de Cransac – ‘MUSÉE DE LA MÉMOIRE–propriété universelle®’, septembre 2011, p. 10. Notion que J. Tuerlinckx reprend lors d’un entretien avec l’autrice dans son atelier, à Bruxelles, le 1er juin 2018.

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Pour citer cet article :
Marjorie Micucci, « Joëlle Tuerlinckx face à l’île de Vassivière, ou le point heuristique du regard » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 29 septembre 2018, consulté le 29 mars 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/joelle-tuerlinckx-face-a-lile-de-vassiviere-ou-le-point-heuristique-du-regard/.

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