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María Jerez et Silvia Zayas : artistes et animaux, prêter l’oreille aux voix non humaines

23.02.2024 |

María Jerez, Hay una superstición [Il y a une superstition], 2021, performance © María Jerez

Femmes, artistes, animaux. Dans les années 1970, des artistes telles que Bonnie Ora Sherk (Public Lunch, 1971) ou Fina Miralles (Imatges del zoo, 1974) s’enfermèrent dans des cages placées à côté de celles d’autres animaux : des tigres au zoo de San Francisco, ou des chiens, des moutons, des chats et des grenouilles dans la salle d’exposition de la boutique Vinçon, à Barcelone. Elles étaient passées de l’autre côté pour indiquer qu’elles aussi étaient des animaux1. S’il ne s’agissait pas de se revendiquer féministes, ou animalistes, elles se distinguaient toutefois des installations povera dans lesquelles des hommes tels que Jannis Kounellis ou Pier Paolo Calzolari avaient exposé des animaux vivants (canaris, perroquets, poissons, colombes, chevaux) en tant qu’objets d’art, maintenant une distance à la fois insurmontable et excluante vis-à-vis des spectateurs et spectatrices humain·e·s. Les décennies suivantes, de nombreuses femmes artistes ont poursuivi l’exploration de nos relations avec d’autres animaux, leurs perceptions, leurs sensorialités et leurs points de vue, tout en soulevant des questions environnementales. Plus récemment, l’attention s’est tournée vers des contextes concrets, situés, notamment vers des espaces de cohabitation où certains animaux demeurent ignorés, évités, ou sont considérés comme faisant partie du paysage. Dans ce sens, deux projets récents de María Jerez (née en 1978) et Silvia Zayas (née en 1978), au sujet d’oiseaux et de raies, pourraient servir d’exemple. Bien que leurs propositions animales divergent, toutes deux revendiquent des projets posément menés selon une temporalité élargie, de même qu’elles prêtent l’oreille à d’autres voix, significations et mondes avec lesquels nous cohabitons.

María Jerez et Silvia Zayas : artistes et animaux, prêter l’oreille aux voix non humaines - AWARE Artistes femmes / women artists

Silvia Zayas, ê, 2021, photogramme, 44 min. © Courtesy Silvia Zayas

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Silvia Zayas, ê, 2021, photogramme, 44 min. © Courtesy Silvia Zayas

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Silvia Zayas, ê, 2021, photogramme, 44 min. © Courtesy Silvia Zayas

Le projet de Silvia Zayas remonte à 2017. Alors qu’elle nageait à côté d’une raie pastenague commune, celle-ci se cacha sous le sable en réaction à l’attention qu’on lui portait. Cela éveilla l’intérêt de Zayas pour la perception et les environnements sous-marins des poissons élasmobranches (raies et requins), des chimères, et pour leurs squelettes cartilagineux. Dans l’exposition ê, l’artiste condensa ce processus en cours le temps de quelques semaines. ê deviendrait l’image d’un son nasal, prononcé en portugais, langue maternelle de l’artiste, qui se produit en se bouchant le nez pour équilibrer la pression nasale sous l’eau, quoique légèrement plus grave2. Il renvoie ainsi au monde de la plongée sous-marine, auquel Zayas a eu recours afin de d’élaborer son projet. À moins que ce ne soit la plongée sous-marine qui soit venue d’abord en conditionnant le reste, motivée en partie par le désir de temporalités plus lentes, et en partie par un lien familial. Mais en considérant aussi la vulnérabilité du corps en milieu liquide, le sentiment d’éloignement que produit la flottaison, ou encore le soin que l’on peut porter aux autres plongeurs et à ce qui nous entoure3.

En collaboration avec le biologiste marin Claudio Barría, l’artiste a fait une série de plongées à la recherche de populations de raies électriques de l’espèce Torpedo torpedo (raies torpilles) sur la côte méditerranéenne de la Catalogne, au beau milieu des jetées industrielles, de forêts de poteaux en béton armé et des eaux troublées par les sédiments. Pour des raisons inconnues, malgré les déchets et la pollution acoustique notamment, ces raies, appelées « électriques » par leur aptitude à produire des décharges électriques, résistent bien à ces zones hybrides que Zayas s’est mise à fréquenter. Elle a pu filmer ces explorations au moyen d’une caméra attachée à son corps, à travers des expérimentations visuelles contournant les actions de saisie et d’agrippement et évitant l’axe main-œil, afin que les raies ne soient pas prises comme des cibles dans un collimateur, y compris du regard. Des stratégies optant pour des voies indirectes et poétiques, à l’instar de la cinéaste Trinh T. Minh-ha, dont l’artiste reprend les termes, en tant qu’alternatives à la fixité soi-disant requise par les objets d’étude. Toute une série de démarches préférant se tenir proches plutôt qu’à distance, et ne tenant pas pour absents les objets dont il est question4.

Le film ê (44 min, 2021), au cœur de l’exposition au centre de création contemporaine Matadero à Madrid, propose une immersion à travers des fragments de ces espaces hybrides peuplés par des êtres qui traversent le cadre – marlins, méduses, etc. – auxquels apportent un contrepoint les pulsations électriques des raies torpilles, cachées, mais qu’on devine dans les fonds marins. En renonçant à l’axe main-œil, la caméra transmet des sensations tactiles qui oscillent entre les mouvements du corps qui se balance et nage, les rythmes et ondulations des courants, la perte de repères entre le haut et le bas, ou encore, le vol d’une mouette observé depuis l’autre côté de la surface. D’autres mondes sont suggérés, d’autres sens – comme la perception par les raies et autres élasmobranches des champs magnétiques, ou la ligne latérale capable de détecter les vibrations de l’eau –, ou ce que cela ferait d’être recouverte par le gravier et le sable, qui avance et se retire au rythme des vagues. Parfois, le temps de quelques secondes, les cinq célestes ocelles d’une raie torpille – taches qui évoquent des yeux, plus visibles que la petite paire que ces dernières portent sur la partie supérieure de la tête – émergent du sable ou y disparaissent.

« Le sable a des yeux5 », écrit Zayas : nous observons et sommes observé·e·s, nous percevons grâce à certains sens et sommes perçu·e·s par d’autres. Quant à la communication, dimension sur laquelle je l’interroge, elle en rejette l’intention, de même que la justesse du terme, bien que, selon elle, l’indifférence envers un être nageant près de soi ou se cachant sous le sable puisse relever de la communication6. L’étape suivante est le film ruido ê [bruit ê], en cours, qui abordera la manière dont la pollution acoustique affecte les raies torpilles, à travers un processus d’écoute attentive des relations qui se trament autour : plongées, raies, collaborations avec les biologistes Claudio Barría et Michel André, avec l’association de protection Catsharks ou avec la plateforme citoyenne d’observateurs et observatrices de la mer. L’ensemble pourrait être pensé comme une conversation entre humains et non-humains, où les perspectives de ces derniers sont traitées avec soin, de même que les voix n’émettant pas nécessairement de sonorités, mais peut-être des décharges électriques, entre autres types de vibrations.

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María Jerez, The Stain, 2019, performance © María Jerez

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María Jerez, The Stain, 2019, performance © María Jerez

De son côté, María Jerez situe le début de son projet sur le chant des oiseaux avec The Stain (2019). Elle avait alors collaboré avec un charpentier, un musicien, un peintre, un boulanger et un designer lumière, pour faire vivre ensemble des choses et des corps n’en ayant pas l’habitude. N’impliquant aucun autre animal, elle en avait cependant ressenti le manque, ce qui a suscité le désir de commencer d’autres types de collaboration à partir de cette composante non humaine. Elle réalise alors que, dans les villes, et contrairement aux mammifères, les oiseaux ne se cachent pas, mais au contraire affichent constamment leur présence, se laissent voir et entendre, même si « nous cohabitons mais ne faisons pas attention7 ». Ce qui l’a amenée à penser à un « quatrième mur », selon la tradition théâtrale, qui séparerait les oiseaux et les humains, ainsi qu’aux manières de briser ce dernier. Avec les silences pandémiques, la présence sonore des oiseaux est devenue plus évidente encore.

Parmi les ressources que Jerez a mobilisées, les appelants8 sont des objets qui peuvent être actionnés pour émettre des sons d’oiseaux, ou tout au moins qui y prétendent, même s’ils n’y parviennent pas. Un oiseau peut y prêter attention et être intrigué par ces sons, sans forcément y croire. C’est vers ces espaces de possibilités et d’incertitudes que Jerez souhaite porter ses réflexions et débuter une conversation. Insinuer que les oiseaux connaissent et disent des choses dont nous ne saurons jamais rien, toucher aux failles et aux limites de notre propre langage, à l’existence d’autres langages, à ce qui n’est pas langage, à d’autres voix.

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María Jerez et Edurne Rubio, A nublo, 2021, performance © photo by Mark Pozlep © María Jerez et Edurne Rubio

Plus encore que vers un dialogue tangible, c’est vers cette ouverture que Jerez se tourne afin de souligner l’idée de choralité et de collaboration entre oiseaux et humains, même si cette dernière n’existe peut-être pas. Partageant un corpus de chants de lever du jour avec le scientifique belge Nils Bouillard et l’artiste Edurne Rubio pour la pièce A nublo (2021), Jerez a gardé les notes de Bouillard sur la manière dont les oiseaux d’une même espèce pratiquent différents dialectes puisant de part et d’autre de la frontière linguistique entre les langues française et flamande. Et Jerez de spéculer sur la possibilité que les oiseaux archivent nos sonorités, et les chantent.

À la question : « Comment pourrions-nous maintenir le contact avec d’autres espèces, d’autres corporalités et perspectives pas seulement humaines, dans les villes d’aujourd’hui9 ? », Jerez répond à travers une série de propositions guidées par des notions telles que la collaboration divergente, laquelle permet d’être ensemble grâce à l’union de différentes rythmiques et attentions. Promettre que la communication a bien lieu même si elle ne peut être saisie à travers le langage, ou encore favoriser une intimité sans proximité physique, moins invasive. Dans Hay una superstición [Il y a une superstition, 2021], elle avait commencé à imaginer les sons de ce projet qui n’existait pas encore, mêlant sons d’oiseaux, appelants humains, sifflements et gazouillements se répondant les uns les autres10. Il s’agissait de proposer des activités d’écoute et d’activation d’appelants lors d’ateliers artistiques, puis de donner des concerts au moyen de divers appeaux pour oiseaux et humains, seule ou en collaboration avec Élan d’Orphium, dans des espaces liés à des centres d’art. Par exemple dans le patio du Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía à Madrid, avec tout juste un moineau et un merle, sous le regard inquiet d’un couple de pies. Ou sur la terrasse du Centro de Documentación y Estudios Avanzados de Arte Contemporáneo (CENDEAC), à Murcia, alors que le soleil tombait, avec les appelants entremêlant leurs sons aux bruits de la circulation11. Un de ses futurs projets consistera à se mouvoir sur un sol qui émettra, grâce aux mouvements du corps, le chant d’un rossignol (ou d’un merle, ou d’un moineau). Cette idée de Jerez se matérialisera à travers le travail d’un luthier, tissant des liens tout aussi bien avec des traditions japonaises qu’avec le titre du roman auquel ce luthier, Alejandro de Antonio fait référence (Across the Nightingale Floor, de Gillian Rubinstein). Encore une fois, ce sont les allers-retours entre humains et oiseaux qui sont explorés, prenant en compte les questions que ces derniers se posent à notre sujet, comme l’évoque le titre du livre de Vinciane Despret, Que diraient les animaux, si… on leur posait les bonnes questions ?, souvent mentionné par Jerez.

María Jerez et Silvia Zayas. Des raies qui se cachent et dont nous soupçonnons à peine l’existence, des oiseaux qui se montrent mais que nous persistons à ignorer. Autant de situations et de contextes dont la diversité souligne la nécessité de stimuler de nouvelles conversations. Par les temps de crise écologique et climatique que nous traversons, il semble urgent d’appeler à des typologies d’écoute inédites qui transgressent les frontières nous séparant des autres animaux et de la nature, afin de réveiller des sympathies et des espérances riches en futurs possibles, au-delà des voix et des langages exclusivement humains.

Traduit de l'espagnol par Annabela Tournon Zubieta.

1
Concepción Cortés Zulueta, « Fina Miralles: De este lado de la línea – Mujeres y animales », dans Carmen Cortés Zaborras, Concepción Cortés Zulueta, Javier Cuevas del Barrio (dir.), Yo somos otras. Prácticas de la subjetividad en la creación contemporánea, Grenade, éditions Universidad de Granada, 2021, p. 377-400 ; Concepción Cortés Zulueta, « Fundamentos biológicos de la creación: animales en el arte y arte animal », thèse de doctorat, Universidad Autónoma de Madrid, 2016, p. 179-203, http://hdl.handle.net/10486/672482.

2
Silvia Zayas, ê, programme de l’exposition, centre de création contemporaine Matadero, Madrid (15 décembre 2021 – 30 janvier 2022), https://www.mataderomadrid.org/sites/default/files/media/document/2021/12/%C3%AA_SILVIA%20ZAYAS_PDC_web.pdf.

3
Conversation de l’autrice avec l’artiste, 6 mars 2023 ; Silvia Zayas, « ruido ê (2021-2023) », https://silviazayas.wordpress.com/ruido-e/.

4
Nancy N. Chen, « “Speaking Nearby:” A Conversation with Trinh T. Minh–Ha », Visual Anthropology Review, vol. 8, n° 1, 1992, p. 82-91.

5
Silvia Zayas, ê, programme de l’exposition.

6
Conversation de l’autrice avec l’artiste, 6 mars 2023 ; María Ptqk et Alberto de la Hoz, « Ciencia Fricción #5: “Volver al mar” », Azkuna Zentroa – Az Irratia, https://www.ivoox.com/ciencia-friccion-5-volver-al-mar-audios-mp3_rf_103515425_1.html.

7
María Jerez, « Presentes Densos. Presentación de María Jerez. Taller “La escena de los pájaros” », GVA IVAM, 8 mai 2021, https://www.youtube.com/watch?v=1gKoBOMeIvs ; conversation de l’autrice avec María Jerez, 30 mars 2023.

8
Nous traduisons par « appelants » plutôt qu’« appeaux », qui est plus courant, car « appelant », tout comme en espagnol « reclamo », désigne à la fois le cri permettant à un oiseau d’en appeler un autre et l’instrument servant à imiter le son des oiseaux ou d’autres animaux (NdT).

9
María Jerez, « Presentes Densos… ».

10
María Jerez, « Hay una superstición de María Jerez (2021) », Felipa Manuela – Residencias de Investigación Madrid, 6 février 2021, https://www.youtube.com/watch?v=dvBOMvNfKdY.

11
María Jerez, « María Jerez – Todo en el aire », CENDEAC, 9 novembre 2022, https://www.youtube.com/watch?v=Eo2fWeRHUF4.

Un article réalisé dans le cadre du réseau académique d’AWARE, TEAM international academic network: Teaching, E-learning, Agency and Mentoring.

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Pour citer cet article :
Concepción Cortés Zulueta, « María Jerez et Silvia Zayas : artistes et animaux, prêter l’oreille aux voix non humaines » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 23 février 2024, consulté le 28 avril 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/maria-jerez-et-silvia-zayas-artistes-et-animaux-preter-loreille-aux-voix-non-humaines/.

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