Efrat Natan, Flag, 1974, performance photographiée, tirage gélatino-argentique, 13 x 18 cm, photo : Tamar Getter © Courtesy Efrat Natan
Dans l’histoire de l’art israélien, les années 1970 sont considérées comme une étape clef, où ont émergé des œuvres de performance aux prises avec les importants changements qui ont marqué les scènes artistiques américaine et européenne dans la seconde moitié du xxe siècle. Comme l’explique Dror Harari, un trait caractéristique de cette époque est « la transition de l’objet statique vers le processus créatif, avec une insistance sur l’acte créateur, générateur […] qui se produit dans le temps et dans l’espace1 ». En Israël, de premiers exemples de cette émancipation de l’objet artistique par rapport aux critères esthétiques traditionnels commencent à apparaître au milieu des années 1960. Ils se développent dans une approche conceptuelle ou multidisciplinaire, avec un style caractéristique qui se rattache à la localité même d’Israël.
Au début des années 1970, toujours selon Harari, le discours sur l’art en Israël adopte des termes tels qu’« art vivant », « happening », « expérience totale » ou « événement », dérivés des théories du « nouveau théâtre » alors développées dans l’œuvre d’artistes de l’avant-garde internationale, tels Allan Kaprow, le groupe Gutai et Joseph Beuys. En outre, au moment où l’art conceptuel et la performance se font une place en Israël apparaît l’un de leurs traits distinctifs : le lien indéfectible entre le sujet créateur, le processus artistique et l’œuvre, lien en vertu duquel le corps et la personne de l’artiste deviennent tout à la fois l’origine, le médium et la finalité2.
Trois artistes israéliennes importantes illustrent cette tendance : Yocheved Weinfeld (née en 1947) et Efrat Natan (née en 1947) – largement considérées comme des pionnières de l’art conceptuel et corporel – ainsi qu’Adina Bar-On (née en 1951) – perçue par les historiennes et historiens de l’art comme la « mère » de la performance israélienne. Weinfeld commence à créer à la fin des années 1960, tandis que Natan et Bar-On présentent d’abord leurs œuvres vers le milieu des années 1970. Au début de leurs carrières respectives, les chemins de ces trois artistes coïncident occasionnellement : Weinfeld et Natan sont toutes deux des élèves de Raffi Lavie, représentant majeur d’un discours axé sur la matérialité concrète du processus créatif ; elles présentent leurs premières œuvres dans plusieurs des expositions qu’il organise pour le groupe 10+3. Weinfeld et Bar-On participent à l’événement Meitzag 76, curaté par l’historien de l’art et philosophe israélien Gideon Ofrat, qui a forgé le terme hébreu « meitzag », équivalent de celui de « performance »4. Weinfeld et Natan sont prolifiques tout au long des années 1970 et jusqu’au début des années 1980, mais s’éclipsent ensuite du monde de l’art pendant plusieurs années pour se consacrer à la maternité, tandis que Bar-On crée de manière continue, impliquant même son mari et ses enfants dans certaines de ses œuvres.
Bien que le langage de chacune de ces artistes soit distinct et ait évolué au fil de leurs différentes phases créatives, toutes trois ont sans cesse navigué entre les médiums. Elles appréhendent la matérialité comme génératrice de sensations formelles ou texturales qui s’originent dans le corps et les objets – chez Weinfeld et Natan – ou dans le mouvement, la voix et les expressions faciales – chez Bar-On. Par conséquent, leurs œuvres dialoguent avec les tendances majeures de l’art corporel et de la performance des années 1970, tout en abordant des thèmes proches, tels que les différents enjeux de la corporéité, en particulier féminine, et des questions en rapport avec l’histoire et la mémoire. Ces travaux sont aussi liés à la localité et à la situation politique d’Israël.
Efrat Natan, Head Sculpture, 1973, performance photographiée © Courtesy Efrat Natan
Efrat Natan, Flag, 1974, performance photographiée, tirage gélatino-argentique, 13 x 18 cm, photo : Tamar Getter © Courtesy Efrat Natan
Dès leurs premières œuvres, ces trois artistes défient effrontément les classifications de genre traditionnelles ; leurs motivations sont principalement formelles et expérimentales. Mais elles ne se détachent pas complètement du climat social de l’époque, en particulier du désillusionnement que traverse la société israélienne par rapport aux mythes fondateurs, qui glorifiaient la puissance militaire de la nation et le sens du collectif, après les événements traumatiques de la guerre du Kippour en 19735. Dans Head Sculpture (1973), Natan se déplace le long de la rue Dizengoff, à Tel-Aviv, le matin suivant la parade militaire organisée à Jérusalem dans le cadre des célébrations de l’indépendance d’Israël. Elle porte sur la tête un élément de contreplaqué peint, en forme de T. Comme d’autres œuvres contemporaines (par exemple Building High, 1973, ou Flag,1974), elle qualifie celle-ci de « sculpture-action6 », quelque chose qu’elle situe conceptuellement entre le matériel et le performé. Par la suite, elle expose la sculpture à côté d’un collage constitué de six photographies documentant l’événement, créant ainsi un espace liminal – cette fois, entre l’objet et la représentation, le tangible et le remémoré. Comme le soutient Noam Gal, cette installation « vivante » se cristallise en une réponse à la situation politique, à partir de la photographie rapprochant l’image de Natan sans tête et l’annonce des commémorations en hommage aux morts pour Israël. L’œuvre transforme métaphoriquement l’artiste en une morte vivante7.
Yocheved Weinfeld, Sans titre, 1976, photographies cousues documentant la performance à la Debel Gallery, Jérusalem © Yocheved Weinfeld
Yocheved Weinfeld, Stitched Hands, 1974, photographies réimprimées et cousues, collection Tel Aviv Museum of Art © Yocheved Weinfeld
Yocheved Weinfeld, Sans titre (Menstruation), 1976, photographies documentaires de la performance, 11,8 x 8,2 cm chacune, photos : David Darom, Archives Debel Gallery du Information Center for Israeli Art, The Israel Museum, Jérusalem © Yocheved Weinfeld
En 1974, Weinfeld expose une série de photographies sur lesquelles son visage apparaît déformé par des points de couture réalisés à travers le papier, au niveau de la bouche. Les photographies bidimensionnelles évoluent ainsi vers des objets tridimensionnels. Elles fonctionnent simultanément comme la manifestation visuelle d’une action physique (que Weinfeld développe ensuite en explorant la matérialité des sensations dans son exposition Pains, en 1975) et comme une image symbolique reliant le personnel et le politique par le médium du corps. L’artiste explique : « [L’œuvre] a pour sujet les cicatrices, parce que la guerre a été une forme de cicatrice […] en parallèle de cela, ma mère avait subi une opération […]. L’art en Israël ne traitait pas du corps […] et je voulais de la chair8. » Dans Untitled (Menstruation) (1975), Weinfeld présente le rituel juif traditionnel de la purification postmenstruelle sous la forme d’une performance corporelle, afin d’offrir une représentation visuelle de sa propre expérience du « langage stimulant9 » du Choulhan Aroukh, un livre de Loi juive.
Dans une description de la première performance de Bar-On, conçue et exécutée en 1973, alors qu’elle est encore étudiante à l’académie Bezalel et que s’entrecroisent pour elle le familial (la mort de son frère) et le social (la guerre du Kippour), elle est comparée à « une image statique, qui change par de subtiles nuances10 ». De la même manière, les œuvres qu’elle crée par la suite consistent en des séquences de mouvements corporels et d’expressions faciales qu’elle appelle, entre autres, « théâtre de situations / d’images (théâtre visuel) », « rencontre – et image » (1974), « syntaxe théâtrale d’émotions » (1978), insistant sur la qualité de happening, à mi-chemin entre image et action, matérialité et performativité11. La curatrice Yona Fischer, figure ayant fortement contribué à promouvoir les nouveaux discours artistiques en Israël, explique que l’art de Bar-On « échappe à toute définition, car c’est un langage, un moyen de transmettre des informations12 ».
Adina Bar-On, Première performance à l’École des beaux-arts Bezalel, été 1973 © Courtesy Adina Bar-On
Efrat Natan, Roof Work (Golgotha), 1979, installation photographiée © Courtesy Efrat Natan
Les trois artistes ici étudiées mettent en avant la matérialité du corps en explorant frontalement la présence et l’absence. Roof Work (1979) est une installation réalisée par Natan sur le toit de l’immeuble où elle vivait alors, à Tel-Aviv : elle dispose des débardeurs de différentes manières et sur des supports variés, et se tient cachée dans son appartement. Dans ses œuvres, le débardeur est une image récurrente, qui fait référence à son enfance au kibboutz : « toujours blanc, porté à la fin de la journée de travail, après le bain, véhiculant propreté et simplicité […] une installation avec des débardeurs, c’est presque une performance13 ». Ce vêtement fonctionne ainsi comme la métonymie visuelle de Natan elle-même, incarnant ses expériences corporelles passées et performant, de diverses manières, un « acte de langage » théâtral qui consiste à déclarer l’artiste présente en son absence.
Dans l’œuvre de Weinfeld, la présence visuelle est remise en question par des actes de disparition performative. L’œuvre Sheet (1976), par exemple, est composée de sept photographies monochromes représentant un corps féminin, que l’on suppose être celui de l’artiste, complètement recouvert d’un drap blanc. Dans Serial Photograph (1976), six clichés noir et blanc du visage de l’artiste sont graduellement effacés à l’aide de gouache blanche. Le choix de Weinfeld de montrer le processus de transformation dans l’objet photographique dirige notre attention vers le mouvement continu qui se produit à l’intérieur du corps représenté – sa silhouette changeante dans Sheet et le paysage facial mouvant dans Serial Photograph. Par conséquent, l’acte de peindre sur la photographie, comme le fait d’être représenté sur celle-ci, transforme la série de vues successives en une sorte de performance vivante de l’artiste, même si elle n’est pas réalisée de manière physique.
Adina Bar-On, Woman of the Pots, 1990, série de performances, the Israel Museum, Jérusalem © Courtesy Adina Bar-On
Adina Bar-On, Sacrifice, 2002, performance, Interaction Festival, Piotrkow Trybunalski, Pologne, mai 2002 © Courtesy Adina Bar-On
Dans le cas de Bar-On, la présence corporelle a été – et est toujours – le point de départ de la performance, perçue comme un acte de réciprocité visant à déclencher une réaction physique du spectateur – que ce soit l’excitation ou la réticence. Son usage d’éléments corporels – expressions et respiration, voix et texte, mouvements et postures – met constamment en lumière son aspect concret, tout en soulignant la qualité « vivante » de la performance comme un matériau à part entière : l’espace, le temps, l’énergie, le rythme. De cette manière, Bar-On continue de transformer le matériau de ses œuvres et de les déplacer. Ainsi, une scène de pleurs de Woman of the Pots (1990) devient une courte performance vocale intitulée Sacrifice (à partir de 1990), qu’elle joue de manière indépendante lors de différents événements, notamment liés à des protestations sociales et politiques. L’élément formel devient donc pour l’artiste une expérience incarnée de communication immédiate.
En insistant sur la présence, ces trois artistes ont fait de leur corps à la fois la forme et le contenu, l’objet et l’image, mais surtout un point de rencontre. Chez Weinfeld, c’était une manière de « créer quelque chose qui dérange, qui n’a pas peur de soi-même14 » dans l’Israël puritain des années 1970, où beaucoup de choses étaient cachées sous le tapis. Pour Natan, il s’agissait, selon ses propres mots, de transmettre « une situation théâtrale qui est arrivée au spectateur15 ». Enfin, Bar-On livrait une image devant son existence « au simple fait que l’on se souvient qu’il y avait cette Adina, là, qui faisait ces choses, et que vous-même étiez dans une connexion avec elle16 ».
Idit Suslik est docteure, chercheuse spécialiste de la danse et de la performance. Elle enseigne à l’école de danse du Kibbutzim College et préside la Israeli Society for Dance Research. Ses recherches portent sur l’analyse de performances, l’esthétique du corps et le discours chorégraphique, dans une perspective interdisciplinaire et culturelle. Elle a publié une contribution intitulée « Contemporizing (Yemenite) Ethnicity: Hybrid Folklore in Mor Shani’s “Three Suggestions for Dealing with Time” Dance Trilogy for Inbal Dance Theater », au sein de l’ouvrage Imagined Israel(s): Representations of the Jewish State in the Arts (Leyde, Brill, 2023).