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Mettre au cœur du récit l’art et les histoires de migration des femmes guyaniennes

12.07.2024 |

Grace Aneiza Ali

Les histoires migratoires du Guyana et ses récits contemporains restent largement invisibles dans la sphère académique comme auprès du public. Pour pallier ces recherches limitées, comme commissaire d’exposition dont le travail examine les points de contact entre art et migration, je m’appuie sur les créations d’artistes du Guyana et de sa diaspora afin de placer au premier plan notre art et nos récits migratoires. Pour ce faire, je tiens à présenter le travail de quatre artistes majeures avec lesquelles j’ai collaboré dans le cadre de ma pratique curatoriale et de mes recherches, en nous appuyant sur notre engagement commun à raconter les histoires de migration du Guyana, en particulier lorsque celles-ci ont été mal représentées ou ignorées.

Ces artistes et leurs œuvres, toutes également captivantes, ont été présentées dans mon livre Liminal Spaces : Migration and Women of the Guyanese Diaspora1, un ouvrage mêlant contributions artistiques, récits autobiographiques, non-fiction littéraire, poésie, photographie et essais sur l’art et sur la pratique curatoriale. En écho au thème de notre colloque, « On the Edge of Visibility », ces artistes accomplissent en particulier deux choses : elles repoussent ce que Chimamanda Ngozi Adichie, écrivaine née au Nigeria, appelle « le dangereux récit unique » énoncé autour d’un lieu et se livrent à l’idée provocante, émise par Tina Campt, d’« écouter l’image », en particulier celles de leurs archives familiales.

Dans son TED Talk de 2009 « The Danger of a Single Story », C. Adichie s’élève contre une histoire de l’Afrique réduite à « un récit unique de la catastrophe2 ». J’ouvre souvent mon cours « Case Studies on Curatorial Activism » [Études de cas sur l’activisme curatorial] en montrant ce discours à mes étudiant·e·s car il me semble être un outil pédagogique efficace, en particulier lorsque nous, commissaires d’exposition au service du Sud global, discutons cette éternelle question : quelle est la responsabilité d’un·e commissaire envers un lieu ? « Le [dangereux] récit unique crée des stéréotypes, et le problème avec les stéréotypes n’est pas qu’ils ne sont pas vrais, mais qu’ils sont incomplets. Ils mènent à ce qu’une histoire devienne la seule histoire », continue C. Adichie. Le Guyana a lui aussi été assujetti à un dangereux récit unique. Sa représentation internationale s’est centrée sur la violence, la corruption politique, la pauvreté, les traumatismes et l’exode massif de sa population, ainsi que l’illustre un article du New York Times de 2018, « The $20 Billion Question for Guyana3 ». En examinant uniquement le langage visuel employé dans les premiers paragraphes de cet article, voici comment le Guyana est décrit : de vastes étendues d’eau sauvages, des chemins de terre, des cours d’eau sinueux, des enfants jouant nu·e·s, une chaleur moite, une ville de clapiers, oubliée du temps, des coupures d’électricité, des épidémies urbaines. C’est à se demander s’il s’agit d’un article de presse du XXIe siècle ou d’un passage d’Au cœur des ténèbres (1899) de Joseph Conrad. C’est ainsi que le Guyana est représenté dans le monde. Plus important encore, et c’est une mauvaise pratique qui perdure à l’échelle mondiale, il est particulièrement problématique que la majorité des histoires racontées sur nous ne soient pas racontées par nous, ce qui constitue en soi un danger à part entière.

Mettre au cœur du récit l’art et les histoires de migration des femmes guyaniennes - AWARE Artistes femmes / women artists

Khadija Benn, Anastacia Winters, série Those Who Remain : Portraits of Amerindian Women, 2017-, photographie numérique, Courtesy de l’artiste

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Khadija Benn, Mickilina Simon, série Those Who Remain : Portraits of Amerindian Women, 2017-, photographie numérique, Courtesy de l’artiste

Les mots de C. Adichie à propos du danger que représente le récit unique fait sur un lieu soulèvent cette question : quel est celui qui est fait du Guyana – de son peuple, de ses familles et des femmes en particulier – et qu’il nous faut contrer ? Deux artistes, Khadija Benn et Christie Neptune, se sont attaquées puissamment à cette question dans leurs œuvres clés, qui s’efforcent de contrer les manières dont les femmes guyaniennes sont invisibilisées.

Dans sa série de portraits toujours en cours, Those Who Remain : Portraits of Amerindian Women (depuis 2017), K. Benn, établie au Guyana, travaille auprès de communautés autochtones vivant dans des endroits reculés, auxquels la plupart des Guyanien·ne·s ont rarement accès. Les femmes autochtones âgées représentées dans cette série sont des mères, des grands-mères et des arrière-grands-mères dont les descendant·e·s ont depuis longtemps émigré vers des pays voisins comme le Venezuela et le Brésil, vers l’Amérique du Nord ou vers les îles caribéennes proches. Cependant, ces femmes ont soit fait le choix de rester, soit n’ont pas pu quitter le Guyana. Leurs histoires nous conduisent à nous demander : « Quand la migration secoue tout autour de nous, que signifie le fait de rester ? »

Le cœur de mon travail sur les liens entre art et migration consiste à réorienter le fait que la migration est représentée, à tort, comme une route à sens unique. Je propose plutôt la perspective des deux extrémités de l’arc migratoire : celles et ceux qui partent, celles et ceux qui restent. Pour quitter un lieu, nous devons nous réconcilier avec le fait de laisser les autres derrière nous. Ces femmes âgées, dont certaines sont nées dans les années 1930, ont été témoins de l’évolution du Guyana, passant d’un territoire britannique colonisé à un État indépendant puis à une nation cherchant à se forger une identité sur la scène mondiale. Leurs histoires soulignent que nous ne pouvons pas parler du ou de la migrant·e sans parler de sa relation à qui et à ce qui est laissé derrière.

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Christie Neptune, Memories from Yonder, 2015, diptyque d’impressions à jet d’encre d’archives, Courtesy de l’artiste

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Christie Neptune, Memories from Yonder, 2015, diptyque d’impressions à jet d’encre d’archives, Courtesy de l’artiste

Memories from Yonder (2015), de C. Neptune, artiste active à New York, aborde la première extrémité de l’arc migratoire – celles et ceux qui partent. Ce corpus d’œuvres se concentrent sur Ebora Calder, une « aînée » née au Guyana et qui a émigré à la fin des années 1950 à New York, où elle a passé des années à travailler comme aide à domicile et nourrice. Cette œuvre témoigne ainsi des générations de femmes guyaniennes qui, ces soixante dernières années, ont fait partie d’un important mouvement de migration vers New York. Memories from Yonder rassemble des photographies et des vidéos déformées dans lesquelles C. Neptune entrelace, sous forme numérique, des portraits et du texte en patois patois/créole guyanien issu de ses conversations avec E. Calder. Les mots de celle-ci, « J’ai eu du mal à m’adapter à cette culture », font allusion à l’isolement qui sous-tend son expérience d’immigrante parmi la main-d’œuvre ouvrière new-yorkaise. Cet isolement et cette invisibilité peuvent aussi être perçus dans le voilage et l’obscurcissement des portraits. C’est aussi une opacité intentionnelle que C. Neptune déploie dans cette œuvre, lorsque E. Calder est représentée dans l’acte lent et cadencé de crocheter une pelote de laine rouge – un objet censé être amorphe.

Dans son livre Listening to Images, T. Campt nous enjoint de dépasser ce que nous voyons dans l’image pour plutôt écouter les « vérités indicibles » en elles « afin de percevoir leurs fréquences basses de possibilité4 ». Je cherche ces vérités indicibles dans l’image d’accroche de cet article du New York Times, « The $20 Billion Question for Guyana », et dans la légende qui lui est accolée nous indiquant qu’il s’agit de pêcheurs guyaniens en train de s’échiner dans l’un des « pays les plus pauvres d’Amérique du Sud ». Certes, cette photographie véhicule beaucoup de choses sur la situation de l’emploi dans le pays, de notre économie et de notre écologie. Cependant, là se trouvent aussi à la fois le punctum de cette image et, comme l’écrit T. Campt, une « fréquence basse » – un jhandi, drapeau hindou planté fermement sur l’un des bateaux de pêcheurs. Si nous écoutions l’image, nous pourrions voir et entendre qu’au milieu d’une journée épuisante de labeur parmi tant d’autres se trouve un objet spirituel, lequel offre un point de vue au-delà de ce que ces hommes font et sur qui ils sont.

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Angela DeFreitas, la grand-mère d’Erika DeFreitas, posant avec un gâteau de mariage confectionné par elle, Georgetown, vers la fin des années 1960. © DeFreitas Family Collection, Courtesy d’Erika DeFreitas

En écho à la critique de T. Campt nous enjoignant à écouter l’image, Erika DeFreitas et Farihah Shah, toutes deux artistes guyano-canadiennes, s’attellent à cette question : dans les archives familiales, comment écoute-t-on les silences, les intervalles, les absences, l’effacement, les pertes, les opacités ? Dans leurs œuvres, ces deux artistes écoutent les images au sein de leurs propres archives familiales pour témoigner de leurs histoires maternelles.

La série de portraits réalisés par E. DeFreitas, The Impossible Speech Act, se concentre sur l’acte sacré de la transmission d’un savoir-faire familial précieusement conservé : la préparation de gâteaux par trois générations de femmes DeFreitas et sur deux continents. Une photographie en noir et blanc montre la grand-mère d’E. DeFreitas, Angela, une pâtissière de talent qui vendait des gâteaux depuis sa maison dans ce qui était alors la Guyane britannique, à la fin des années 1950. Puisant dans les enseignements de sa grand-mère, l’artiste et sa mère se relaient dans une série d’actions performatives à la fois poétiques et ludiques pour façonner à la main des masques pour le visage à partir de glaçage vert, jaune et violet, afin de créer des objets sculpturaux faits de fleurs et de feuilles. Dans cette œuvre, les trois femmes sont simultanément sujettes et collaboratrices à travers les géographies et le temps.

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Erika DeFreitas, The Impossible Speech Act (détail), 2007, impression à jet d’encre d’archives. © Erika DeFreitas, Courtesy de l’artiste

En lisant cette œuvre à travers le prisme de l’art et de la migration, ce qui m’a semblé convaincant est la manière dont elle va à l’encontre du trope d’une relation marquée par la tension, la distance et la séparation entre les filles de la première génération et leurs mères (et même leurs grands-mères) immigrées. On rencontre assez souvent ce trope dans la littérature sur les migrations caribéennes, par exemple dans une nouvelle de Jamaica Kincaid, Girl (1978). Au lieu de cela, dans cette œuvre, E. DeFreitas présente les mères immigrées comme certaines de nos plus grandes collaboratrices. Il nous est donné à voir comment, en tant que filles du Guyana, nous pouvons faire appel et nous appuyer sur nos mères comme collaboratrices et coautrices (et même co-pâtissières), à la fois dans nos vies et dans notre pratique de l’art.

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Farihah Aliyah Shah, Looking for Lucille, 2017-2022, vue de l’installation à l’occasion de l’exposition Are We Free to Move About the World : The Passport in Contemporary Art, Tallahassee, Museum of Fine Arts, Florida State University, 2 février-20 mai 2023, organisée par Grace Aneiza Ali. Image Courtesy de Grace Aneiza Ali

Enfin, dans l’installation multimédia Looking for Lucille (2017-2022), F. Shah place au cœur de son travail le passeport guyanien de sa grand-mère afin de construire une archive. Objets liés à la migration, les passeports sont profondément intimes et chargés de sens. J’ai pour eux une obsession à la fois personnelle et curatoriale, car je comprends leur grand paradoxe – ils ont la capacité de nous accorder la liberté de mouvement aussi bien que de l’entraver significativement. Lorsque nous vivions au Guyana, ma famille a attendu presque une décennie avant d’obtenir des passeports. Dans Looking for Lucille, œuvre présentée dans mon exposition Are We Free to Move About the World : The Passport in Contemporary Art (Museum of Fine Arts, Florida State University, Tallahassee, Floride, février-mai 2023), F. Shah déconstruit le passeport guyanien de sa grand-mère et nous enjoint de réfléchir à des questions critiques : qu’est-ce qu’un passeport peut révéler de la vie migratoire ? Qu’est-ce qui fait qu’une vie est digne d’archives ? Interagir avec cette œuvre m’a permis de réfléchir à l’histoire de ma propre mère, qui, en tant que femme guyanienne, a reçu son premier passeport et a été en mesure de voyager à l’étranger pour la première fois à la fin de sa trentaine. Si nous écoutons ces passeports de femmes guyaniennes, nous pouvons entendre la dépossession qui persiste toujours pour nombre de femmes dans les Caraïbes aujourd’hui – des femmes qui ne sont pas libres de se déplacer dans le monde ou qui sont contraintes d’attendre cette liberté.

Traduit de l'anglais par Delphine Wanes.

1
Grace Aneiza Ali (dir.), Liminal Spaces : Migration and Women of the Guyanese Diaspora, Cambridge, Open Book Publishers, 2020, https://doi.org/10.11647/OBP.0218.

2
Chimamanda Ngozi Adichie, « The Danger of a Single Story », TED Talks, juillet 2009, https://www.ted.com/talks/chimamanda_ngozi_adichie_the_danger_of_a_single_story.

3
Clifford Krauss, « The $20 Billion Question for Guyana », The New York Times, 20 juillet 2018, https://www.nytimes.com/2018/07/20/business/energy-environment/the-20-billion-question-for-guyana.html.

4
Tina Campt, Listening to Images, Durham, Duke University Press, 2017.

5
Grace Aneiza Ali (ed.), Liminal Spaces: Migration and Women of the Guyanese Diaspora. Cambridge, UK: Open Book Publishers, 2020, https://doi.org/10.11647/OBP.0218.

Pour citer cet article :
Grace Aneiza Ali, « Mettre au cœur du récit l’art et les histoires de migration des femmes guyaniennes » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 12 juillet 2024, consulté le 15 juillet 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/mettre-au-coeur-du-recit-lart-et-les-histoires-de-migration-des-femmes-guyaniennes/.
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