Sophia Al-Maria, Future Tents, 2010, détail de la performance, Art Dubai, collection de l’artiste et The Third Line, Dubaï © DR
Dans certaines principautés arabes du golfe Persique, des espaces urbains ont été transformés en lieux de consommation massive et de loisirs, reflétant une logique hypercapitaliste et un mode de vie globalisé. Que ce soit le centre commercial Villaggio à Doha, célèbre pour son architecture inspirée de Venise, l’île artificielle de Palm Jumeirah à Dubaï, renommée pour ses hôtels fastueux et sa vue panoramique sur le littoral, ou encore le réaménagement massif de l’île de Saadiyat à Abu Dhabi, transformée en un vaste complexe touristique et culturel, de nombreux exemples illustrent cette réalité. Il pourrait sembler que ce phénomène incarne ce que l’on appelle le Gulf Futurism. Et pourtant, ce concept, loin d’être une idéologie de développement, est avant tout une critique artistique de ces transformations. Né au début des années 2010, le Gulf Futurism a évolué de manière significative depuis ses premières formulations. Au cœur de cette évolution se trouve Sophia Al-Maria (née en 1983), artiste, écrivaine et réalisatrice américano-qatarie, dont les œuvres et interventions ont façonné et redéfini ce concept au fil du temps. Comment le Gulf Futurism a-t-il évolué depuis son émergence ? En quoi S. Al‑Maria a-t-elle permis de le réinventer ? Et dans quelle mesure peut-on le considérer comme un outil de critique sociale et culturelle des sociétés du Golfe ? Ces questions soulignent l’importance de repenser les méthodes et les historiographies pour écrire une histoire de l’art autour de cette notion, à travers les contributions clés de S. Al‑Maria, tout en explorant la façon dont sa vision s’est ajustée aux dynamiques socioculturelles du Golfe et du champ de l’art contemporain pendant plus d’une décennie1.
Les racines du Gulf Futurism remontent à 2008, avec l’autopublication par S. Al‑Maria de The Gaze of Sci-Fi Wahabi: A Theoretical Pulp Fiction and Serialized Videographic Adventure in the Arabian Gulf2. Ce travail, mêlant essai théorique et science-fiction, pose les bases conceptuelles du Gulf Futurism, entre autres l’introduction de l’idée du « seuil » (threshold), un espace liminaire entre réalité et fiction permettant d’explorer les transformations rapides des sociétés du Golfe.
Sophia Al-Maria, couverture de The Gaze of Sci-Fi Wahabi. A Theoretical Pulp Fiction and Serialized Videographic Adventure in the Arabian Gulf, Doha, autopublication, 2008, collection de l’artiste et The Third Line, Dubaï © DR
Dans ce texte, elle crée Sci-Fi Wahabi, un alter ego qui lui permet de réfléchir et de critiquer les thèmes de l’impact des nouvelles technologies, de l’urbanisation accélérée ou encore des tensions entre tradition, modernité et contemporanéité. Elle s’inspire de la science-fiction occidentale et de la mystique musulmane tout en les adaptant au contexte spécifique du Golfe, créant ainsi ce qui deviendra la marque du Gulf Futurism.
Cette première formulation met l’accent sur la critique sociale et l’exploration des effets de la pétro-culture sur les sociétés du Golfe, tout en évitant une approche purement documentaire grâce à l’utilisation d’éléments de science-fiction : la thématique du voyage dans le temps, le sous-genre du cyberpunk. En effet, l’idée n’est pas uniquement de formuler une critique mais de penser des espaces de création. S. Al‑Maria réutilisera Sci-Fi Wahabi dans d’autres œuvres comme dans la performance Future Tents, présentée pour la première fois à la foire Art Dubai en 2010. C’est lors de cet événement qu’a lieu sa première rencontre avec la musicienne koweïtienne Fatima Al Qadiri (née en 1981), qui assiste à la performance, les amenant à collaborer par la suite autour du Gulf Futurism.
Sophia Al-Maria, Future Tents, 2010, détail de la performance, Art Dubai, collection de l’artiste et The Third Line, Dubaï © DR
À partir de 2010, S. Al‑Maria et F. Al Qadiri s’allient pour donner une définition plus formelle du Gulf Futurism, créant en duo les clips Warn U (2010) et How Can I Resist U (2011). Cela ne les empêche pas d’utiliser le concept dans des productions individuelles telles que l’album Desert Strike (2012) de F. Al Qadiri, ou la vidéo Liminal: A New Fragrance by T.A.Z. (2011) de S. Al‑Maria. En somme, les deux artistes expérimentent cette esthétique entre sons, images et textes.
Fatima Al Qadiri, pochette de Desert Strike, Extended Play Los Angeles, Fade to Mind, 16 min 38 sec, 2012 © DR
Sophia Al-Maria et Fatima Al Qadiri, Liminal: A New Fragrance by T.A.Z., 2011, photogramme, vidéo HD à canal unique, couleur, son, 1 min 15 sec, collection de l’artiste © DR
Cette collaboration aboutit à un entretien dans le magazine britannique Dazed & Confused et à un article manifeste publié sur la plateforme en ligne du même magazine, Dazed Digital, à quelques jours d’intervalle en novembre 2012. Dans ces textes, les deux artistes présentent le Gulf Futurism comme une réponse artistique aux transformations rapides des sociétés du Golfe au cours des cinquante dernières années. Elles illustrent cet argumentaire par des exemples tangibles : l’hôtel Sheraton de Doha et les châteaux d’eau de la ville de Koweït sont de parfaits témoins de l’architecture rétrofuturiste khalijite des années 1970-1980. Quant aux projets d’extension de la Grande Mosquée de La Mecque, ils sous-entendent autant une destruction du patrimoine qu’un écocide. Malgré ces changements radicaux, la société civile s’adapte à ce phénomène. En atteste l’exemple du PDG Ahmed Al Jaber, dont la légende raconte qu’il possèderait une DeLorean en plus de ses Mercedes et Kawasaki en or.
Image des châteaux d’eau de la ville de Koweït publiée dans l’article de Sophia Al-Maria et Fatima Al Qadiri « On Gulf Futurism », Dazed Digital, 14 novembre 2012 © DR
Ces définitions visuelles du Gulf Futurism élargissent la portée du concept au-delà des travaux individuels des deux artistes en l’établissant comme une esthétique critique à part entière. Elle met également l’accent sur les liens entre le Gulf Futurism et d’autres mouvements artistiques, notamment le futurisme européen du début du xxe siècle et le rétrofuturisme et le kitsch américain de la seconde moitié du xxe siècle. Cette publication dans Dazed & Confused marque un tournant décisif en propulsant les artistes sur la scène internationale de l’art contemporain. Cette diffusion, réalisée en anglais et non traduite en arabe, permet ainsi au Gulf Futurism de transcender ses origines géographiques. Les idées véhiculées par ces textes trouvent par conséquent un écho non seulement dans les cercles artistiques mondialisés du Golfe, mais aussi dans les milieux culturels d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale.
Couverture et détail des deux premières pages de l’entretien de Karen Orton avec Sophia Al-Maria et Fatima Al Qadiri, « The Desert of the Unreal », Dazed & Confused, vol. 3, no 15, novembre 2012, p. 94-99. Photographies : Joan Grandjean © DR
Au cours des années suivantes, S. Al‑Maria nuance et approfondit sa vision du Gulf Futurism. Par exemple, lors de la série de conférences « The Future of the Future » à la Vancouver Art Gallery en 2014, elle revisite le concept en exprimant son ambivalence face à la rapide popularisation du Gulf Futurism, qui était auparavant à un stade expérimental3. Elle évoque notamment un article controversé, intitulé « “Gulf Futurism” is Killing People », qui détourne le concept pour critiquer les conditions de travail des ouvriers migrants sur les chantiers de bâtiments futuristes dans le Golfe, comme la tour de Djeddah ou Burj Khalifa à Dubaï4.
Cette appropriation médiatique du terme, bien qu’éloignée de l’intention originale de S. Al‑Maria, a paradoxalement relancé l’intérêt pour le Gulf Futurism, tant dans les cercles artistiques que dans les médias. Face à ces interprétations qui l’enferment dans une esthétique contemporaine, elle profite de cette conférence pour clarifier sa vision, approfondissant les exemples cités dans Dazed et explorant leurs évolutions à travers ses productions visuelles et écrites. Ses mémoires de jeunesse, The Girl Who Fell to Earth (2012), sont par exemple un témoignage personnel des transformations de la région dans les années 1990-2000, qu’elle percevait déjà comme un récit de science-fiction5. Elle élargit aussi la portée du Gulf Futurism en incluant des préoccupations environnementales dans la vidéo A Whale is a Whale is a Whale: Swan Song for the Arabian Humpback (2014), retraçant la quasi-extinction de la baleine à bosse d’Arabie, de sa chasse à la destruction de son habitat, causée par l’industrialisation massive de la région depuis les années 1960.
Sophia Al-Maria, couverture de The Girl Who Fell to Earth: A Memoir, New York, HarperCollins, 2012 © DR
Sophia Al-Maria, A Whale is a Whale is a Whale: Swan Song for the Arabian Humpback, 2014, photogramme, vidéo HD à canal unique, couleur, son, collection de l’artiste ; avec l’autorisation de Creative Time Reports © DR
Après s’être tournée vers la thématique du désert et du voyage dans des temporalités anciennes dans les vidéos The Future Was Desert Part 1 & 2 (2016), S. Al‑Maria s’intéresse à la société de consommation et au centre commercial. Elle poursuit cette recherche avec d’autres lieux communs du Gulf Futurism qu’elle matérialise entre autres dans l’installation Black Friday (2016), créée et présentée au Whitney Museum of American Art à New York lors de sa première exposition personnelle aux États-Unis.
Sophia Al-Maria, The Future Was Desert (Part I & II), 2016, photogramme, vidéo HD à canal unique, couleur, son, 5 min 17 sec, collection de l’artiste, avec l’autorisation de Project Native Informant, Londres © DR
Sophia Al-Maria, Black Friday, 2016, photogramme, vidéo numérique projetée verticalement, couleur, son, 16 min 36 sec, collection de l’artiste, avec l’autorisation de The Third Line, Dubaï © DR
Comme l’artiste le rappelle, le Gulf Futurism n’est en aucun cas une approche qui tenterait de discuter de l’art et des changements sociaux à travers la science et la technologie, à l’instar de l’ethnofuturisme finno-ougrien ou de l’afrofuturisme, tel qu’ils ont été définis dans les années 1980 et 1990 respectivement. Il s’agit plutôt d’une esthétique qui critique la façon dont certains changements sociaux et politiques ont été programmés par des pays du Golfe dans le passé en développant considérablement la science et la technologie. C’est une vision d’un futur passé, mais qui se réactualise en permanence, nécessitant de mettre constamment à jour la critique que l’on souhaite formuler.
À travers ses nombreuses interventions, S. Al‑Maria a constamment redéfini et enrichi le concept de Gulf Futurism, dont l’évolution reflète non seulement les changements rapides des sociétés du Golfe, mais aussi les transformations plus larges du monde de l’art contemporain. Après 2016, sa démarche évolue et ne traite plus directement du Golfe. Si la science-fiction imprègne sa démarche, elle l’adapte en faveur d’une géographie globale de l’humanité.
Toutefois, dans le recueil de textes Sad Sack (2019), elle revisite le concept à travers l’essai « Gulf Futurisms »6. Ce texte marque une réflexion rétrospective sur un concept qu’elle avait temporairement délaissé. Elle y examine son évolution et son impact, notant avec fierté son adoption par une nouvelle génération d’artistes dans la région du Golfe. À la fin de son essai, elle cite la vidéo Behind the Sun (2013) de Monira Al Qadiri (née en 1983) comme « une belle expression du Gulf Futurism à la fin des temps7 ». Plus récemment, elle a souligné que ce concept était devenu un point de ralliement, facilitant les connexions entre les jeunes créateur·rices partageant des intérêts similaires8. Cette perspective met en lumière la transformation du Gulf Futurism, passant d’une idée émergente à un genre artistique influent, catalysant la créativité et les échanges culturels dans toute la région de personnalités qui souhaitent s’ériger contre des systèmes qu’elles désapprouvent.
À travers l’évolution du Gulf Futurism, S. Al‑Maria a non seulement théorisé, mais aussi incarné les paradoxes et les potentiels créatifs d’une région en pleine transformation. Plus qu’un simple concept, le Gulf Futurism est en quelque sorte un miroir de Persée face à Méduse, qui fonctionne comme un reflet critique constamment poli par ceux qui le brandissent. Il permet d’affronter et de déconstruire les aspirations vertigineuses et les contradictions pétrifiantes d’une région qui, comme la Gorgone, fascine autant qu’elle inquiète.
Joan Grandjean est enseignant-chercheur, attaché temporaire pour l’enseignement et la recherche (ATER) en histoire de l’art contemporain au département d’arts plastiques de l’université Rennes 2, rattachée au PTAC (EA 7472 – Pratiques et Théories de l’Art Contemporain). Ses recherches portent sur l’intersection entre l’art contemporain, la mondialisation et les futurs imaginés. Il a co-dirigé « Photographie et politique », un double numéro de Tumultes, et le catalogue d’exposition Arabofuturs. Science-fiction et nouveaux imaginaires à l’Institut du monde arabe. Impliqué dans plusieurs associations de recherche comme l’ARVIMM, il a également co-fondé la plateforme Manazir.