Entretiens

« Pour les femmes, l’exercice du pouvoir est une puissance en attente » : Natalia Iguiñiz et l’activisme féministe au Pérou

12.01.2024 |

Natalia Iguiñiz, Buscando a María Elena [À la recherche de María Elena], 2011-2012, intervention dans la rue © Courtesy Natalia Iguñiz

Cette interview aborde les pratiques activistes féministes de Natalia Iguiñiz1. Perrahabl@, en 1999, la première action urbaine réalisée par Iguiñiz en tant que membre du collectif LaPerrera2, consiste à distribuer dans la rue 3 000 affiches représentant une chienne et une série de phrases banalisées dans le langage courant associant femme, sexualité et animalité3. À la suite de cette œuvre qui provoqua un débat au niveau national, elle réalise Buscando a María Elena [À la recherche de María Elena, 2011-2012], et Dejo este cuerpo aquí [Je laisse ce corps ici, 2020], œuvres urbaines également, qui abordent des enjeux notamment biographiques. L’entretien s’achève avec la présentation de son dernier projet produit dans le cadre du collectif Retablos para la Memoria [Retables pour la mémoire, 2022-2023] dont elle est membre.

« Pour les femmes, l’exercice du pouvoir est une puissance en attente » : Natalia Iguiñiz et l’activisme féministe au Pérou - AWARE Artistes femmes / women artists

Colectivo LaPerrera, Perrahabl@, 1999, intervention dans la rue © Courtesy Natalia Iguñiz

« Pour les femmes, l’exercice du pouvoir est une puissance en attente » : Natalia Iguiñiz et l’activisme féministe au Pérou - AWARE Artistes femmes / women artists

Colectivo LaPerrera, Perrahabl@, 1999, affiche © Courtesy Natalia Iguñiz

María Laura Rosa : J’observe une grande fluidité entre les œuvres que tu destines à la rue et celles que tu montres dans des expositions, dans le milieu de l’art. Pourrais-tu préciser les modalités de ce passage de la salle d’exposition à la rue ?

Natalia Iguiñiz : Perrahabl@, María Elena et Dejo este cuerpo aquí sont traversées par des questions personnelles spécifiques à ma biographie, mais aussi par des dynamiques sociales, qui ouvrent la possibilité d’entamer un dialogue entre des espaces d’exposition et la rue. Les passages dont tu parles relèvent de la complémentarité pour moi. Je crois qu’il y a dans la rue une grande énergie liée à la rencontre avec des gens qui n’appartiennent pas à ton entourage, ni à ton travail, ni à ta famille, comme cela a lieu dans de grandes villes telles que Lima, particulièrement fragmentées, d’un point de vue social aussi bien qu’économique ou culturel.

La possibilité de prendre la rue – avec des groupes et des collectifs ou de manière individuelle – apparaît comme une tentative pour tisser des ponts entre les espaces d’exposition et la rue, de voir ce que cela produit, comment réagissent et ce qu’en pensent des personnes qui n’évoluent pas dans le milieu de l’art contemporain. Cela donne de l’énergie. Rencontrer des gens qui font que je me sente appartenir à cette communauté est essentiel pour moi, cela m’empêche d’avoir l’impression de porter seule le poids de la structure sociale si inégalitaire et injuste dans laquelle nous vivons.

Avec Perrahabl@, on est à la fin de l’ère de la dictature Fujimori. À ce moment-là, les féminismes issus des années 1970 s’orientent vers des démarches plus institutionnelles, ne vont plus dans la rue. Avec Perrahabl@ nous proposions de revenir aux pratiques des années 1970, en mobilisant des processus étrangers au contexte de la dictature, notamment vis-à-vis des moyens de communication alors manipulés par le régime fujimoriste. Des affiches avec des messages à but non commercial commencent à se déployer dans les rues. Les messages diffusés ne sont pas des déclarations institutionnelles telles que « Contre la violence de genre », qui interpelle peu, et n’ont de ce fait qu’un impact limité. Dans un contexte où peu de place est laissée à l’ironie, Perrahabl@ utilise des phrases machistes, ironiques, sans commentaires. Nous nous sommes infiltrées dans un circuit afin de profiter des possibilités qu’il offrait en tant que projet politique cherchant à interroger la structure des violences sexuelles. Avec Perrahabl@, je commence à travailler avec plusieurs ONG féministes, avec qui nous réalisons des campagnes qui ont des objectifs plus clairement définis. Ce moment est important pour moi, parce que je me mets alors en contact avec le Sindicato de Trabajadoras del Hogar [Syndicat des travailleuses domestiques], je fais plusieurs campagnes avec elles, et je mets en connexion le travail que j’étais en train de faire avec cet agenda féministe et syndical ainsi qu’avec ses problématiques.

« Pour les femmes, l’exercice du pouvoir est une puissance en attente » : Natalia Iguiñiz et l’activisme féministe au Pérou - AWARE Artistes femmes / women artists

Natalia Iguiñiz, Buscando a María Elena [À la recherche de María Elena], 2011-2012, affiche © Courtesy Natalia Iguñiz

« Pour les femmes, l’exercice du pouvoir est une puissance en attente » : Natalia Iguiñiz et l’activisme féministe au Pérou - AWARE Artistes femmes / women artists

Natalia Iguiñiz, Buscando a María Elena [À la recherche de María Elena], 2011-2012, affiche © Courtesy Natalia Iguñiz

« Pour les femmes, l’exercice du pouvoir est une puissance en attente » : Natalia Iguiñiz et l’activisme féministe au Pérou - AWARE Artistes femmes / women artists

Natalia Iguiñiz, Buscando a María Elena [À la recherche de María Elena], 2011-2012, intervention dans la rue © Courtesy Natalia Iguñiz

« Pour les femmes, l’exercice du pouvoir est une puissance en attente » : Natalia Iguiñiz et l’activisme féministe au Pérou - AWARE Artistes femmes / women artists

Natalia Iguiñiz, Buscando a María Elena [À la recherche de María Elena], 2011-2012, affiche © Courtesy Natalia Iguñiz

MLR : Quel est le contexte de création de Buscando a María Elena ?

NI : Une dizaine d’années plus tard, avec Buscando a María Elena, le contexte péruvien a changé. Lima est sous le coup des séquelles du gouvernement d’Alan García avec le taux d’inflation le plus élevé qu’on n’ait jamais connu. À la suite d’un conflit armé particulièrement destructeur, la ville est en lambeaux. Les années 1990 prolongent les vices néolibéraux du gouvernement Fujimori. María Elena Moyano (Lima, 1958-1994) était une militante afropéruvienne, leader de la gauche et féministe, que j’ai connue dans mon enfance. Elle se mobilise contre l’organisation terroriste du Sentier lumineux. En conséquence de quoi elle est assassinée, son corps est dynamité, il explose en morceaux. Au Pérou, le mythe de l’Inkarri raconte que lorsque l’Inkarri fut tué, son corps s’est fragmenté en morceaux et que chacun de ses membres a trouvé sa place dans ce qui était connu comme le Tahuantinsuyu. Dans chaque suyus (régions) était conservée une extrémité, tandis que sa tête se trouvait dans le Cuzco. Le mythe raconte que l’ordre injuste qui a été imposé ne sera renversé que lorsque l’Inkarri rassemblera les différentes parties de son corps. Cette interprétation vaut aussi du point de vue des actions que la population pourrait mener dans sa quête d’une vie meilleure. Il me semble que la figure de María Elena, en tant qu’elle a été réduite en morceaux par le Sentier lumineux – alors même qu’elle lui tenait tête dans sa lutte pour la vie et pour que cesse la violence –, contient une force immense et des potentialités à explorer, non seulement du point de vue de l’accès des femmes au pouvoir, mais également du point de vue du modèle différent de pouvoir qu’elle incarnait. À ce moment-là, en 2010, la droite, hantée par le fantôme du conflit armé cherche à associer directement la gauche et le terrorisme, va attaquer sans relâche la maire de Lima, première femme à avoir été élue à ce poste. C’est pour moi une manière de continuer à débattre des possibilités que nous, les femmes, avons d’accéder au pouvoir tout en se revendiquant du féminisme et de la gauche. Avec mon travail, je cherche à aller au-delà du personnage qui se construit à travers la figure de María Elena pour aborder davantage la personne, dans toutes ses contradictions et sa complexité.

La pièce consiste à produire des affiches qui représentent chacune des parties du corps de María Elena, dans le but de les réunir le jour de l’anniversaire de sa mort. Mais quand ce jour arrive, je décide finalement de ne pas réunir les affiches, car un exercice du pouvoir qui intègre le plaisir, la sexualité, n’existe toujours pas. Pour les femmes, l’exercice du pouvoir est une puissance en attente.

Entre Perrahabl@ et Buscando a María Elena il y a eu un changement d’esthétique. Dans la première, nous nous étions réapproprié la publicité chicha4, avec un design artisanal et des couleurs fluo. Les forts contrastes avec la couleur qui irradie s’articulent à une esthétique qui renvoie plutôt aux années 1970, au psychédélisme, dans la veine de l’esthétique de beaucoup de groupes de cumbia de ce moment-là. Cependant, quand je commence à travailler le corps de María Elena, qui d’une certaine manière est aussi mon corps, la couleur n’est plus nécessaire. J’ai eu accès à plusieurs de ses textes, à des entretiens diffusés par les médias. J’ai donc sélectionné certaines de ses phrases pour les mettre dans les affiches. Celles-ci sont monochromes, en noir et blanc. On ne voit pas une chienne mais un corps qui apparaît.

M’occuper intensivement de mes enfants m’a conduite à imaginer de nouvelles manières de poursuivre mon travail. Prendre soin de la maison et de mes enfants, seule, avec toute la charge que cela implique, a fait que j’ai davantage travaillé à la maison. Entre 2012 et 2016, je continue à produire dans la limite de mes moyens, en cherchant à politiser le domestique, tout particulièrement avec la photographie. En 2016 avec #Ni una menos [#Pas une de moins], mouvement venu d’Argentine, je commence de nouveau à sortir dans la rue.

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Natalia Iguiñiz, Dejo este cuerpo aquí [Je laisse ce corps ici], 2020, panneaux en carton © Courtesy Natalia Iguñiz

MLR : De quelle manière l’ampleur du mouvement féministe, à partir de 2015, impacte-t-elle ton œuvre Dejo este cuerpo aquí ?

NI : À partir de 2016 je commence à donner des cours sur l’art et le féminisme. Je participe à des collectifs féministes. Mais les statistiques quant à la violence ne bougent pas. J’ai l’impression que tout cela n’a aucune conséquence. On sort manifester, on fait des rassemblements mais la violence continue. Tout au contraire, elle s’acharne davantage, les viols touchent des filles encore plus jeunes, même des bébés. Une fille est brûlée vive dans un bus. Dejo este cuerpo aquí n’a pas pour but de dénoncer. C’est une action désespérée. Je me souviens que dans mon enfance, encore petite, j’étais intriguée par des cartons attachés aux poteaux dans la rue, sur lesquels les gens demandaient des médicaments. Certains cartons étaient abandonnés sur des avenues, là où personne ne les voyait. C’est dans ce sens que je parle d’actes désespérés. J’avais compilé des photographies qui documentaient les différentes manières d’utiliser ces cartons, lors de manifestations, comme des pancartes, ou pour demander de l’aide, de la nourriture ou faire l’aumône. Également, lors du conflit armé au Pérou, les corps exhumés des fosses communes ont été rendus aux familles dans des boîtes en carton. J’ai réuni tout ce matériel comme on compilerait des références pour dresser un état de la question, un état de l’art. Je travaille sur l’usage des cartons comme moyen d’expression, mais aussi pour s’abriter, pour faire des revendications, pour demander de l’aide.

Et au milieu de tout ça survient la pandémie. Je reste enfermée chez moi avec mes deux enfants. Les paquets des livraisons s’accumulent. En même temps, j’ai en tête cette idée d’un corps qui a besoin de repos. C’est de là que vient l’idée d’un corps allongé par terre. La pandémie affecte tout particulièrement les femmes salariées confinées à la maison et les travailleuses au foyer, qui ne bénéficient d’aucune aide ni de l’appui d’un réseau. Beaucoup de femmes se retrouvent enfermées avec leurs agresseurs. Une des manières de sortir le corps dehors se fait à travers des affiches accrochées dans les lieux les plus insolites. Le texte est écrit en tout petit afin de perturber la circulation et obliger à s’en approcher, à se pencher pour voir ce qui se passe. Ce fut une autre stratégie que celle des affiches. Il ne s’agissait plus de crier dans la rue, mais de se demander comment résister, comment participer tout en restant à l’intérieur. Ce travail correspondait à ce moment, à une époque de repli, il s’agissait de trouver d’autres stratégies pour affronter les violences qui nous touchaient alors, et qui continuent de nous toucher aujourd’hui.

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Colectiva Retablos por la Memoria, Première intervention avec cent retablos pour la démocratie, décembre 2022, réalisée à Barranco avec la participation de plusieurs artistes péruviens © Courtesy Natalia Iguñiz

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Colectiva Retablos por la Memoria, Première intervention avec cent retablos pour la démocratie, décembre 2022, réalisée à Barranco avec la participation de plusieurs artistes péruviens © Courtesy Natalia Iguñiz

MLR : Pourrais-tu nous en dire un peu plus sur le projet que tu mènes actuellement avec la collective5 Retablos por la Memoria, que tu as commencé fin 2022 ?

 

NI : La collective Retablos para la Memoria est créée dans le contexte de la contestation qui suit la tentative de coup d’État de Pedro Castillo, et la manière dont le nouveau gouvernement de Dina Boluarte y répond. Gala Berger nous contacte, Venuca Evanán et moi, dans l’idée de toucher les personnes qui se trouvent déconnectées de cette crise qui affecte le pays. Notre objectif est de rendre hommage aux personnes assassinées, en insistant pour que le processus de résolution des conflits ne passe pas par l’institutionnalisation de la violence ou par la répression. Venuca propose que cet avertissement prenne la forme d’un retable qui évoque une maison avec des portes ouvertes et accueillantes. Nous voulons que toute personne au Pérou prenne conscience que sa vie vaut quelque chose et qu’elle se doit d’être protégée. Nous ne pouvons pas accepter que des vies soient volées parce qu’on a haussé la voix pour réclamer les droits qui nous reviennent en tant que citoyen·nes. Le premier projet a été un retable en réponse au massacre d’Ayacucho. Nous avons défilé avec dans les rues du quartier de Miraflores (à Lima) dans le cadre de notre participation à l’appel réalisé par la Red de artistas por la Democracia [Réseau des artistes pour la démocratie], qui comprenait différentes actions culturelles dans des quartiers de Lima. Nous avons ensuite agrandi le retable pour y inclure les victimes du massacre de Puno et nous l’avons montré lors de la grande manifestation du 12 janvier 2023. À la suite du très bon accueil qu’il a reçu, nous avons décidé de travailler sur des pancartes-retables et d’en choisir dix pour les prochaines manifestations qui s’organiseraient. Nous avons finalement emporté toutes les pancartes à la grande manifestation du 9 février 2023 sur la Plaza 2 de Mayo, pour commémorer la tuerie de Juliaca. En ce moment, nous organisons des ateliers pour la réalisation d’autres retables, lesquels ont commencé à se diffuser dans d’autres pays latino-américains.

Traduit de l'espagnol par Annabela Tournon Zubieta.

1
Une version abrégée et en espagnol de cet entretien, réalisé entre janvier et octobre 2023, a été publiée sur le site de DISIDENTA.

2
Groupe actif à Lima entre 1999 et 2004.

3
Au Pérou, « perra » (chienne) désigne les femmes qui disposent librement de leur corps, en transgressant les normes sociales et religieuses. Le terme « perrera » désigne en espagnol un chenil.

4
Esthétique kitsch péruvienne caractéristique des années 1980. (NdT)

5
Le texte original féminise le genre du substantif « collectif » ; nous en faisons de même, à l’instar de certains groupes militants féministes en France qui féminisent également « la collective ». (NdT)

Un article réalisé dans le cadre du réseau académique d’AWARE, TEAM international academic network: Teaching, E-learning, Agency and Mentoring.

Pour citer cet article :
María Laura Rosa & Natalia Iguiñiz , « « Pour les femmes, l’exercice du pouvoir est une puissance en attente » : Natalia Iguiñiz et l’activisme féministe au Pérou » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 12 janvier 2024, consulté le 29 avril 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/pour-les-femmes-lexercice-du-pouvoir-est-une-puissance-en-attente-natalia-iguiniz-et-lactivisme-feministe-au-perou/.

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