Olinda Reshinjabe Silvano et Silvia Ronincaisy Ricopa, © Photo : Alina Ilyasova, tous droits réservés
Gala Berger, Olinda Reshinjabe Silvano et Miguel A. López. Commissaires de l’exposition Madres Plantas y Mujeres Luchadoras. Visiones desde Cantagallo [Plantes-mères et femmes en lutte. Visions de Cantagallo] au MAC Lima, 2022, © photo : Juan Pablo Murrugarra
Vue d’exposition, Madres Plantas y Mujeres Luchadoras. Visiones desde Cantagallo [Plantes-mères et femmes en lutte. Visions de Cantagallo], MAC Lima, 2022, © Photo : Juan Pablo Murrugarra
Vue d’exposition, Madres Plantas y Mujeres Luchadoras. Visiones desde Cantagallo [Plantes-mères et femmes en lutte. Visions de Cantagallo], MAC Lima, 2022, © Photo : Juan Pablo Murrugarra
Vue d’exposition, Madres Plantas y Mujeres Luchadoras. Visiones desde Cantagallo [Plantes-mères et femmes en lutte. Visions de Cantagallo], MAC Lima, 2022, © Photo : Juan Pablo Murrugarra
Vue d’exposition, Madres Plantas y Mujeres Luchadoras. Visiones desde Cantagallo [Plantes-mères et femmes en lutte. Visions de Cantagallo], MAC Lima, 2022, © Photo : Juan Pablo Murrugarra
À la fin des années 1990, le Séminaire d’Histoire Rurale Andine (SHRA) de l’Université Nationale de San Marcos à Lima au Pérou — fondé en 1966 par l’historien Pablo Macera — a initié un ambitieux projet de valorisation de l’histoire autochtone amazonienne. Dans ce cadre, le SHRA a organisé des expositions mettant en lumière des artistes de la communauté shipibo-conibo, parmi lesquelles Elena Valera Bawan Jisbe (née en 1968) et Lastenia Canayo García Pecón Quena (née en 1962). Ces recherches, ateliers et expositions ont mené à l’inscription, en 2008, des motifs kené au registre du Patrimoine Culturel Immatériel de la Nation par l’Institut national de la culture du Pérou — une reconnaissance officielle de leur valeur esthétique, symbolique et spirituelle. Cette dynamique se prolonge jusque dans les années 2020. En 2022, le MAC Lima, sous l’impulsion de Gala Berger et Miguel A. López, a accueilli l’exposition Madres Plantas y Mujeres Luchadoras. Visiones desde Cantagallo [Plantes-mères et femmes en lutte. Visions de Cantagallo], consacrée aux visions contemporaines de artistes femmes shipibo-conibo vivant à Cantagallo, quartier de Lima abritant l’une des plus grandes communautés autochtones urbaines du Pérou.1 Canela Laude-Arce a rencontré l’une des artistes et commissaire de l’exposition : Olinda Reshinjabe Silvano (née en 1969).
O. Silvano est une artiste, chanteuse, porte-parole communautaire et guérisseuse traditionnelle shipibo-conibo, installée dans le quartier autochtone de Cantagallo, à Lima, au Pérou. Dans cet entretien pour AWARE, elle revient sur sa pratique artistique et l’importance du travail collectif, notamment au sein des groupes Madres Artesanas de Cantagallo [Mères artisanes de Cantagallo] et Soi Noma. Ses œuvres gagnant en visibilité dans le contexte péruvien et du marché de l’art, cet échange interroge également la réception de l’art shipibo-conibo dans des contextes variés. O. Silvano explore enfin les défis liés à son rôle de porte-parole communautaire et la place essentielle de la communauté shipibo-conibo de Cantagallo dans la lutte contre les discriminations ainsi que dans la préservation de ses traditions culturelles et artistiques autochtones.
Olinda Reshinjabe Silvano dans son atelier à Cantagallo, Août 2024, © photo : Canela Laude-Acre
Olinda Reshinjabe Silvano dans son atelier à Cantagallo, Août 2024, © photo : Canela Laude-Acre
Olinda Reshinjabe Silvano dans son atelier à Cantagallo, Août 2024, © photo : Canela Laude-Acre
Olinda Reshinjabe Silvano dans son atelier à Cantagallo, Août 2024, © photo : Canela Laude-Acre
Canela Laude-Arce : Chère Olinda, peux-tu nous raconter comment a débuté ta pratique artistique ?
Olinda Reshinjabe Silvano : Cela n’a pas été facile. Je viens d’une famille modeste de la communauté autochtone de Pauviano, à Bajo Ucayali. Jamais je n’aurais imaginé arriver un jour à Lima. Petite, ma grand-mère me soignait avec des plantes comme le piri piri, qu’elle appliquait sur mes yeux et mon corps pour que mon être tout entier absorbe ses propriétés. [Note : Née prématurée, O. Silvano est une enfant qui a nécessité une attention particulière. Elle relate dans plusieurs entretiens l’apposition par sa grand-mère d’une « couronne invisible », qui, selon elle, la protège et l’inspire encore aujourd’hui.2] À l’époque, je ne réalisais pas que ces soins faisaient partie de ma préparation pour l’avenir. L’art m’a changée, il m’a menée loin.
Depuis l’enfance, j’aime dessiner. Faute de matériel, je balayais le sol sous un arbre et traçais des formes dans la terre. Dans ma communauté, il fallait cultiver le coton et attendre un an, parfois plus, avant d’obtenir du fil pour tisser. Alors, je dessinais à même la terre, même si, à la fin de la journée, la pluie effaçait tout. En grandissant, j’ai réussi à m’acheter un petit morceau de tissu brodé. Je ramassais les fils éparpillés au sol et les utilisais pour réaliser mes premières broderies. À huit ans, une étrangère a acheté l’un de mes travaux. Cela m’a donné la force et la motivation pour continuer. J’ai également appris par ma famille l’art du kené.
À l’adolescence, j’ai décidé de partir à Pucallpa. Je voulais étudier, m’habiller comme je l’entendais, être libre. Ma grand-mère avait d’autres plans pour moi : elle souhaitait que j’épouse un homme plus âgé. Mais moi, je voulais apprendre, travailler et construire mon propre chemin, même sans soutien. À cette époque, c’était un vrai défi.
En 1996, j’ai quitté Pucallpa pour Lima, en quête d’une vie meilleure et d’un avenir pour mes enfants. D’abord installée à Comas, j’ai découvert grâce à mon cousin qu’une communauté se formait à Cantagallo. J’ai tout de suite senti que c’était un retour à mes racines, à mon identité. J’ai commencé à y vendre de l’artisanat, bien que nous ayons affronté de nombreuses difficultés : discrimination, mauvais traitements, conditions de vie précaires. En tant que femme autochtone, j’ai appris à travailler honnêtement et à vivre avec effort. Nous luttons, nous gardons espoir, même quand la fatigue nous accable, même quand nos pieds brûlent d’avoir trop marché. Je travaillais de six heures du matin à huit heures du soir pour ramener quelque chose à ma famille. C’est ainsi que j’ai grandi, en apprenant à tout faire : mon père m’a enseigné à pêcher, semer, faire de l’artisanat, et surtout, à travailler avec bonté et à aider les autres.
Collectif Soi Noma, Maya Kené. Río Ucayali, 2024, avec l’aimable autorisation de la Galería del Paseo, Lima
Julia Ortiz et Olinda Reshinjabe Silvano, Historias de la selva y la ciudad [Histoires de la jungle et de la ville], 2013, peinture à l’huile, teintures naturelles et broderie traditionnelle shipibo sur toile de coton tocuyo, 130 × 153 cm
C. Laude-Arce : Comment s’est développée la communauté shipibo-conibo actuelle à Cantagallo, où sont basés les collectifs des Madres Artesanas de Cantagallo [Mères artisanes de Cantagallo] et Soi Noma auquel tu appartiens ?
O. Silvano : Quand je suis arrivée à Cantagallo en 2000, ce n’était qu’un terrain vague quasi-désert. Ma maison a été l’une des premières à être construite, puis d’autres familles nous ont rejoint·es. Peu à peu, nous avons commencé à vendre notre artisanat et à travailler ensemble, en parlant notre langue. C’est essentiel pour moi, car je ne suis pas mestiza : même si je parle espagnol, il arrive que l’on ne me comprenne pas toujours bien. C’est ainsi que nous avons avancé. Pourtant, après vingt-cinq ans, nous n’avons toujours pas obtenu nos titres de propriété. L’État péruvien refuse encore de nous reconnaître. Nous ne comprenons pas pourquoi, en tant qu’Autochtones, nous ne pouvons pas obtenir la reconnaissance légale d’une terre qui nous appartient de droit. [Note : Le père d’O. Silvano est décédé à la suite de blessures infligées lors d’un passage à tabac à Cantagallo alors qu’il défendait son droit à occuper la terre. L’artiste explore notamment cette tragédie dans l’œuvre Historias de la selva y la ciudad [Histoires de la jungle et de la ville, 2013], réalisée avec l’artiste Julia Ortiz (née en 1975), ayant également perdu son père, victime du terrorisme. Grâce au concours du commissaire César Ramos Aldana, cette œuvre est l’une des premières d’O. Silvano à être exposée en contexte institutionnel pour Mujeres de la floresta. Arte originario, popular y contemporáneo [Femmes de la forêt. Art autochtone, populaire et contemporain] au Centro Cultural de España de Lima, en 2013.3
Le 4 novembre 2016, à onze heures du soir, un terrible incendie a ravagé notre communauté en pleine nuit. Nous avons tout perdu : nos maisons, nos biens… Nous nous sommes retrouvé·es sans rien. Mais avec courage et solidarité, nous avons commencé à reconstruire, petit à petit. La création de peintures murales nous a alors servi de thérapie : après une telle épreuve, nous avions du mal à trouver le sommeil. Ces œuvres nous ont apporté un peu de paix et de force pour continuer notre lutte. Lutte par laquelle nous avons réussi à obtenir des infrastructures essentielles : un réfectoire, une infirmerie, l’accès à l’eau et à l’électricité, un réservoir, ainsi qu’une maison culturelle. Nous poursuivons nos efforts pour créer un centre de soins.
Vue d’exposition, Encuentro de ríos [Confluence des rivières], Collectif Soi Noma, Galería del Paseo, Lima, 2024
Vue d’exposition, Encuentro de ríos [Confluence des rivières], Collectif Soi Noma, Galería del Paseo, Lima, 2024
Vue d’exposition, Encuentro de ríos [Confluence des rivières], Collectif Soi Noma, Galería del Paseo, Lima, 2024
ARCOMadrid 2025, Wametisé: ideas para un Amazofuturismo [Wametisé: idées pour un Amazofuturisme], Tous droits réservés
C. Laude-Arce : Tu évoques la création d’œuvres murales collectives. Comment décrirais-tu l’importance du travail communautaire dans ta pratique artistique ? En outre, as-tu constaté une évolution dans la perception de l’art shipibo-conibo, tant au Pérou qu’à l’international ?
O. Silvano : En 2014, nous avons fondé le collectif de muralistes shipibo-conibo Soi Noma, que je mène et qui réunissait à l’origine exclusivement des femmes de la communauté de Cantagallo, parmi lesquelles Wilma Maynas Inuma (née en 1964) et Silvia Ronincaisy Ricopa (née en 1965). Notre première peinture murale a été réalisée un 28 juillet, jour de la fête nationale péruvienne. Avec le temps, et surtout pendant la pandémie de la COVID-19, notre groupe s’est agrandi. Aujourd’hui, nous sommes douze femmes et quatre hommes muralistes. Petit à petit, les Péruvien·nes commencent à apprécier notre travail artistique : nous avons ainsi travaillé dans des lieux tels que le Centre culturel de San Isidro et en 2015, à l’espace LUM à Lima. [Note : En 2024, le collectif Soi Noma présente sa première exposition individuelle à la Galería del Paseo, à Lima. Commissariée par Giuliana Vidarte, Encuentro de ríos [Confluence des rivières] intègre des œuvres réalisées par O. Silvano, S. Ricopa et les artistes Salome Buenapico Silvano (née en 1987), Dora Inuma (née en 1952), Delia Pizarro (née en 1979), Cordelia Sánchez Pesin Kate (née en 1965), Sadith Silvano (née en 1988), Jessica Silvano (née en 1982) et Nelda Silvano (née en 1970).4
Cependant, c’est à l’étranger que nous jouissons d’une reconnaissance bien plus grande. Par exemple, nos créations de design textile ont été très bien accueillies aux États-Unis – en Californie, à New York et à Santa Fe – car ils répondent à une demande de vêtements fabriqués de manière durable, dans ce cas, avec des teintures naturelles extraites de plantes comme le mahogany, la mangue et la goyave. [Note : Hors du Pérou, O. Silvano a participé, à titre personnel ou en collectif, à des expositions au sein du Museum of Anthropology de Vancouver (2018) pour Arts of Resistance: Politics and the Past in Latin America, au Centre de Cultura Contemporània de Barcelone (CCCB) en 2024 pour l’exposition Amazonias. El futuro ancestral [Amazonies. L’avenir ancestral] et au sein du programme thématique Wametisé: ideas para un Amazofuturismo [Wametisé: idées pour un Amazofuturisme] de la foire ARCO Madrid 2025.]
Le muralisme est devenu pour nous un espace de résilience et de thérapie. Peindre ensemble nous permet d’exprimer nos émotions, de partager, de rire, d’imaginer et de chanter. Cela nous a apporté du réconfort dans des moments difficiles. Aujourd’hui, en plus du travail collectif, je suis régulièrement invitée à peindre à l’étranger. Lorsque je voyage, je ne peux emmener que deux ou trois collègues avec moi. Nous avons déjà réalisé des fresques à Washington, à la Banque interaméricaine de développement, et bientôt, nous partirons en Argentine. Le kené incarne l’union et j’espère que par lui l’identité shipibo-conibo ne disparaîtra pas.
Olinda Reshinjabe Silvano (1969-) est une artiste, chanteuse, porte-parole communautaire et guérisseuse traditionnelle shipibo-conibo. Originaire de la région de Bajo Ucayali, elle s’installe à Lima dans les années 2000 et participe à la fondation du quartier autochtone de Cantagallo. Présidente de l’association de femmes AYLLU, elle défend les savoirs traditionnels et les droits des communautés autochtones andines et amazoniennes. Ses œuvres ont été exposées au CCCB à Barcelone, à la foire d’art ARCO à Madrid, à la Banque de développement interaméricaine, et au musée de l’université nationale San Marcos à Lima.
Canela Laude-Arce est une politiste franco-péruvienne diplômée du King’s College London, de la SOAS University of London et de l’Institut des hautes études de l’Amérique latine. Dans son travail, elle se spécialise sur l’intersection des questions culturelles et politiques, notamment en Amérique latine. Dans sa recherche récente, elle a analysé l’art d’Amazonie péruvienne et son exposition dans les musées en France et au Pérou. Elle contribue régulièrement au magazine Lupita, en publiant des portraits d’artistes latino-américain·nes établi·es à Paris.