Huguette Caland, mes jeunes années, cat. expo., Galerie Janine Rubeiz, Beyrouth (12 janvier – 12 février 2011), Beyrouth, Galerie Janine Rubeiz, 2011
→Huguette Caland, Everything Takes the Shape of Person, 1970-78, Genève, Skira, 2018
→Huguette Caland : works, 1964-2012, Beyrouth Exhibition Center (2012), Beyrouth, Solidere, 2013
→Anne Barlow (dir.), Huguette Caland, cat. expo., Tate St Ives (2019), Londres, Tate Publishing, 2019
Huguette Caland, Beirut Exhibition Center, Beyrouth, 14 janvier – 28 février 2013
→Huguette Caland, Tate St Ives, St Ives, 24 mai – 1 septembre 2019
→Huguette Caland. Tête-à-Tête, The Drawing Center, New York, 22 mai – 13 septembre 2020
Plasticienne libanaise.
Huguette Caland, qui au moment de l’écriture de ce texte vient de décéder à l’âge de 88 ans des suites d’une maladie neurologique, était une figure exubérante qui avait su s’affranchir des conventions que la vie lui réservait. En effet, elle aurait pu mener une existence sans complications, fastueuse et peut-être même belle. Mais H. Caland avait fait le choix de la liberté – terme qui, dans son cas, n’est pas galvaudé, si l’on considère l’éducation qu’elle a reçue et les décisions qui ont été les siennes malgré tout.
En 1943, lorsque H. Caland a 12 ans, son père devient le premier président du Liban après l’indépendance du pays. Parce qu’elle est sa fille unique, on attend d’elle qu’elle devienne l’épouse dévouée d’un Libanais. Pourtant, elle s’obstine contre ces attentes. Non seulement elle épouse un Français, Paul Caland, neveu de l’un des rivaux de son père, dont elle porte les enfants, mais elle prend également des amants.
À 30 ans passés, H. Caland commence à suivre des cours d’art à l’Université américaine de Beyrouth et fait un temps partie d’un milieu artistique que fréquente aussi son amie Helen Khal (1923-2009), qui fonde la galerie One à Beyrouth et expose ses œuvres, mais aussi celles d’Etel Adnan (1925-2021), de Simone Fattal (née en 1942), de Shafic Abboud (1926-2004) et de bien d’autres artistes qui deviendront les figures de proue du modernisme libanais.
Or, pour une quelconque raison, les toiles aux contours minutieusement tracés d’H. Caland ne trouvent pas leur place au Liban. Celle-ci décide alors de quitter mari, enfants et amants puis s’installe à Paris en 1970. Elle y découvre un tout autre milieu et entame sa fameuse série des Bribes de corps, qu’elle enrichira tout au long des années 1970. Ces œuvres, en quelque sorte des autoportraits, sont constituées de formes et d’abstractions voluptueuses, sinueuses et colorées qui suggèrent le corps sans jamais le révéler.
Cette série, comme bien d’autres, est empreinte d’un érotisme à la fois évident et subtil. Bribes de corps (1973), par exemple, montre une forme irrégulière dont la base se fond dans une ombre. S’agit-il de deux lèvres ? Sont-elles là pour nous séduire ou simplement pour être admirées ? Dans Bribes de corps (1979), une forme centrale, qui évoque à la fois un corps, un utérus ou toute autre partie du corps féminin, explose de reliefs en teintes de rose, d’orangé et de jaune. L’une de ses peintures les plus provocantes et les plus espiègles, Bribes de corps, self-portrait (1973), est une merveilleuse toile rose qui pourrait au premier abord faire penser à un color field classique, mais un coup d’œil en bas du tableau laisse voir une petite fente, nous mettant ainsi face à face avec des fesses de femme protubérantes.
La précision de la « ligne » d’H. Caland a fait l’objet de nombreuses analyses, dont je me dois de parler également. Au-delà de ses peintures, l’artiste produit au cours des dernières années de sa vie une grande quantité de dessins complexes, qui prennent souvent comme sujets ses amants, tel Moustapha, l’une de ses muses récurrentes, qui apparaît dans le remarquable Moustapha, poids et haltères (1970). Cette obsession dévorante se développe durant toute sa carrière, y compris dans les robes et les blouses qu’elle conçoit en collaboration avec Pierre Cardin à Paris. Les robes semblent avoir été inspirées par les grands caftans qu’elle se confectionnait à Beyrouth, à une époque où l’on considérait encore, selon les normes sociales établies, qu’elle était en surpoids.
En 1987, après la mort de son compagnon, le sculpteur George Apostu (1934-1986), H. Caland décide d’emménager à Venice, en Californie, où elle se crée un atelier qui est lui-même une œuvre d’art. Les poignées des armoires de la chambre disparaissent dans des bouches peintes et la cuisine se retrouve envahie par une fresque géante. C’est vraisemblablement là qu’H. Caland devient une doyenne de la scène artistique de Los Angeles, le point de convergence d’un cercle d’artistes, parmi lesquels figure son ami proche, Ed Moses (1926-2018). Elle passe des jours entiers dans l’atelier, à travailler à des fresques monumentales réalisées à l’aide d’outils divers, notamment le marqueur et le stylo. Citons comme exemple de sa production de cette époque Under Cover VI (date inconnue), qui montre le corps érotisé caractéristique de son travail, cette fois-ci entouré d’un paysage fait de formes multiples de plus en plus bariolées. Citons également son diptyque Rossinante (2011), l’une de ses dernières œuvres. Ici, corps et espace fusionnent dans une explosion de couleurs, comme émergeant d’un futur dystopique.
Affaiblie par la maladie, H. Caland retourne à Beyrouth en 2013, où elle mourra en 2019. Six mois avant son retour dans la capitale libanaise, elle bénéficie d’une rétrospective au Beirut Exhibition Center. Son œuvre fait depuis l’objet d’un intérêt croissant, avec une présentation majeure à la biennale du Hammer Museum à Los Angeles en 2016, ainsi qu’une rétrospective à la XIVe Biennale de Sharjah et une exposition individuelle présentant quinze ans de carrière à la Tate St Ives en 2019. Citons encore une exposition individuelle au Drawing Center à New York en 2020, la première de l’artiste dans une institution états-unienne.
Cet intérêt nouveau reste néanmoins mineur et regrettablement tardif au vu de l’œuvre qu’a produite H. Caland tout au long de sa vie extraordinaire. Dans le monde arabe, elle est avant tout une femme courageuse, qui s’est libérée des normes pour suivre un chemin qui a fait d’elle sans doute la première artiste du monde arabe à se spécialiser dans l’art abstrait érotique. Cependant, son travail ne doit pas être relégué uniquement à ce seul monde arabe, car H. Caland était aussi française et américaine, et ses domaines d’inspiration et d’influence se devaient de refléter et de faire écho à une histoire de l’art mondiale – une histoire qui a trop longtemps laissé son œuvre dans ses marges.