Prix AWARE

Gaëlle Choisne
Lauréate du Prix 2021

© Photo : Michaël Huard

En introduction à sa conférence performée Temple of Love (2020), récemment présentée au MO.CO., à Montpellier, Gaëlle Choisne a offert au public une expression de créole haïtien : cric crac. Selon la tradition orale, la personne qui souhaite conter une histoire lance un « cric », auquel son auditoire, s’il veut bien l’écouter, répondra « crac ».

Gaëlle Choisne - AWARE Artistes femmes / women artists

Gaëlle Choisne, Temple of love – Absence, 2019, serre, céramiques, métal, bois, tissus, chaînes plaquées or, pièces de monnaie, humidificateur d’air et matériaux divers, Courtesy Gaëlle Choisne, © Photo : Blaise Adilon, © ADAPG, Paris

À qui veut donc l’entendre, l’artiste renseigne les contours de ses coordonnées individuelles : une mère haïtienne, un père breton, la difficile transmission d’une histoire marquée par les ravages de la dictature des Duvalier1. Puis ses objets de travail : les vestiges du colonialisme (expositions universelles, jardins, serres, architectures) et les incarnations de son continuum (marchandises et commodités, pratiques extractivistes, survivances vernaculaires et cultures globalisées) à l’heure de la sixième extinction de masse.

Pour investir l’épaisseur de ces dynamiques complexes, mouvantes et en perpétuelle révolution, G. Choisne fait appel à des formes artistiques chorales qu’elle qualifie volontiers d’expérimentales. Si la sculpture, l’installation et un goût pour la confrontation brute à la matière l’ont toujours accompagnée, c’est au même titre que la pratique de la vidéo, naviguant entre héritage documentaire, found footage et narrations spéculatives. Entre ces deux grandes familles de consistances que peuplent ses œuvres se logent des collections d’objets trouvés, entretenues pour certaines depuis de nombreuses années, qui disent son attention particulière aux breloques, aux amulettes, aux talismans, aux cartes à jouer et bien d’autres choses encore. Ces ensembles charrient l’intérêt de l’artiste pour l’occulte, les taxinomies, l’exotisme marchand, la spiritualité et les pratiques populaires parfois dites « amateurs ».

Gaëlle Choisne - AWARE Artistes femmes / women artists

Gaëlle Choisne, If My hands try to says something (slavery and others aventures), 2019, tissus, couverture coréenne verte, covering caméléon, dessin au feutre, plastique imprimé, mégots, pièces de monnaie, Courtesy Gaëlle Choisne, © Photo : Blaise Adilon, © ADAPG, Paris

Gaëlle Choisne - AWARE Artistes femmes / women artists

Vue de la performance en collaboration avec la HOUSE OF NINJA au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, Nuit Blanche 2020, Agence Eva Albarran, sponsorisé par Mac Cosmétique, © ADAPG, Paris

Dans son ouvrage Autobiographical Voices : Race, Gender, Self-Portraiture, paru en 1989, Françoise Lionnet emprunte à Édouard Glissant et à Claude Lévi-Strauss les concepts de métissage et de bricolage pour former une catégorie esthétique d’« instabilité créative », dans laquelle le pur et l’unitaire n’ont pas lieu d’être, comme chez G. Choisne. Au contraire, l’affirmation d’une pratique de la multiplicité, de l’hybridation, permet la production de nouvelles narrations encapacitantes qui nourrissent les identités hétérogènes et mouvantes des sujets postcoloniaux. Parmi celles-ci, F. Lionnet s’attache à décrire l’autoethnographie, une stratégie de perturbation des économies culturelles coloniales par une écriture de soi – réflexive et anthropologique – qui navigue constamment du multiple au particulier et s’autorise à emprunter la voix et le ton du colonisateur, tout en en détournant les objets d’étude.

Dans son récent film Accumulation primitive (2020), G. Choisne part à la rencontre de plusieurs femmes : une docteure-feuille et une prêtresse vaudou en Haïti, l’artiste et productrice musicale française Christelle Oyiri et sa mère, Marie-Carmen Brouard. Ces récits s’entrelacent de vidéos d’archives, d’évocations poétiques d’Haïti et de réflexions philosophiques sur l’asservissement des femmes. G. Choisne y cherche, par tâtonnements, les connexions émancipatrices qui peuvent relier une histoire, collective et personnelle, aux désordres du présent. En occupant une position orpheline, elle se construit une généalogie propre, à travers les capacités d’endurance, de mutation et de transmission des sujets qu’elle représente – et d’elle-même.

Thomas Conchou

 

Gaëlle Choisne (née en 1985 à Cherbourg) vit et travaille à Paris et à Londres. Elle est engagée auprès de différentes institutions privées et publiques, dans des projets alternatifs, dans des projets collectifs et des extra-projets culturels en Haïti. Elle a présenté ses installations sculpturales à différentes occasions : une exposition personnelle à la galerie La Centrale Powerhouse à Montréal, la galerie Untilthen à Paris, Zacheta à Varsovie, The Mistake Room à Los Angeles. Elle a participé à plusieurs résidences en France et à l’étranger : OPTICA and Art3 Valence à Montréal, la Cité internationale des arts à Paris, la Rijksakademie à Amsterdam et la résidence de l’Atelier Van Lieshout. Elle a aussi participé, en 2015, à la Biennale internationale de La Havane et à la Biennale internationale de Lyon, et en 2017 à la Biennale de Sharjah, à Beirut Tamawuj Act II, et à la Biennale de Curitiba, au Brésil. Elle a eu la chance d’exposer son travail dans de remarquables institutions, comme le musée des Beaux-Arts de Lyon, le MAMO de la Cité radieuse de Le Corbusier, le site archéologique Lattara – musée Henri Prades en partenariat avec le MO.CO à Montpellier, le CAFA Museum à Beijing et au musée Pera à Istanbul.

1
La dictature des Duvalier, ou duvaliérisme, désigne le régime autoritaire et répressif instauré par François Duvalier, dit Papa Doc, en 1957, et poursuivi par son fils, Jean-Claude Duvalier, dit Bébé Doc, jusqu’en 1986.

Thomas Conchou est curateur, cofondateur du collectif curatorial Le Syndicat Magnifique avec Anna Frera, Carine Klonowski et Victorine Grataloup. Il est coordinateur général pour Societies, structure à but non lucratif agréée par la Fondation de France pour la mise en place de l’action Nouveaux commanditaires. En 2020-2021, il est curateur en résidence au centre d’art de la Maison populaire de Montreuil, une association d’éducation populaire et de pratique amateur, où il développe un cycle d’expositions et d’événements sur les pratiques artistiques et les relationnalités queer.
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