Prix AWARE

Gloria Friedmann
Nommée au Prix d’honneur 2017

Gloria Friedmann, thanatique

Plusieurs penseurs, parmi lesquels le philosophe Vladimir Jankélévitch, ou les historiens Philippe Ariès ou Michel Vovelle, ont montré comment la mort, si présente dans le quotidien de la vie sociale aux périodes médiévales et modernes, était progressivement devenue le grand tabou contemporain : ce dont on ne parle pas, ce que l’on ne montre pas. La civilisation, prise en étau entre un hédonisme exacerbé étanche à l’idée de finitude, et une angoisse nihiliste qui rend le trépas tout à fait désespérant, hait les menaces thanatiques ; elle les cache, les nie, parfois les transcende dans le loisir et le spectacle.

Or, Gloria Friedmann, fidèle à une tradition bien connue – la peinture de vanité, l’iconographie des danses macabres… – est aujourd’hui une des artistes dont la puissance d’expression tient précisément à la capacité d’affirmer la mort. Il ne s’agit pas chez elle d’un thème parmi d’autres, mais bel et bien de la grande obsession fédératrice de son œuvre, parfois sur un ton incongru (les crânes et squelettes roses du musée Bourdelle en 2008), parfois sur un ton plus ouvertement tragique (Envoyé spécial, 1995, le cerf taxidermisé bramant sur un cube de journaux). L’œuvre de Gloria Friedmann est extrêmement protéiforme dans ses déclinaisons plastiques : beaucoup d’installations, mais aussi de la photographie, plus récemment de la peinture et même des modules d’architecture. Cette obsession est donc tout à fait cruciale pour bien comprendre ce qui aujourd’hui, dans le cours d’une carrière déjà largement reconnue, lui donne son sens rétrospectif et explique sa nécessité actuelle.

Bien avant que le sujet ne devienne vraiment central, Gloria Friedmann s’est montrée extrêmement préoccupée de rendre sensible les liens entre l’Humanité et son environnement, non seulement à travers la matérialisation de la dialectique classique (nature/culture…) mais en proposant, là encore, des visions fulgurantes et parfois glaçantes. Ainsi Matrix (2005), sculpture dont il faut bien souligner le caractère âpre, est dépourvu de toute forme de séduction. Cette icône parfaite du fardeau du monde use de matériaux abrupts et d’une silhouette anthropomorphe sans grâce qui porte, en lévitation peut-être, ou sur le point de chuter, une lourde sphère.

La plainte (dont est imprégné le personnage de Matrix aussi bien que de nombreux motifs de Gloria Friedmann), c’est manifester l’injustice de devoir supporter ce qui excède soi-même, ce qui est trop lourd pour soi. Chez l’artiste franco-allemande, au-delà des grincements humoristiques et des saillies ironiques, il y a un sérieux profond, presque élégiaque qui ne raconte pas seulement la peur de la mort individuelle mais celle de l’espèce entière. Une ère de la thanatocratie, d’après Michel Serres, de l’obsolescence de l’homme d’après Günther Anders, tabou parmi les tabous, que Gloria Friedmann rend intensément visible.

Thomas Schlesser

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