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À la recherche de Luce Turnier : les années françaises (1951-1955 et 1960-1977)

02.05.2025 |

Luce Turnier en train de dessiner Rue de la Grenouillère, à Chartres, France, été 1960, Collection Centre d’Haïti, tous droits réservés

À la recherche de Luce Turnier : les années françaises (1951-1955 et 1960-1977) - AWARE Artistes femmes / women artists

Luce Turnier, avec l’aimable autorisation de la Famille Turnier

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Luce Turnier, avec l’aimable autorisation de la Famille Turnier

De juin à août 2024, j’ai bénéficié d’une résidence de recherche au centre de documentation d’AWARE, dans le cadre du programme Marie-Solanges Apollon. J’y ai mené des recherches sur Luce Turnier (1924-1994), peintre et collagiste moderniste née en Haïti. Elle noue ses premiers liens avec la France dès 1946, lorsque son tableau Sarcleur (s. d.) est présenté au sein d’une exposition d’art haïtien au musée d’Art moderne de Paris, organisée sous l’égide de l’Unesco. Après une résidence à New York, L. Turnier est encouragée à poursuivre son parcours artistique à Paris. Comme le rappelle sa fille, Jézabel Turnier-Traube, dans un podcast produit par le Centre Pompidou à l’occasion de l’exposition Paris noir (2025) : « On lui avait conseillé de venir en France car, à l’époque, la France était le pays des peintres.1 » Suivant ces recommandations, L. Turnier s’installe à Paris en octobre 1951, où elle vécut jusqu’en 1955, bénéficiant d’une modeste bourse de la Fondation Rockefeller, de l’Institut français d’Haïti, ainsi que du soutien généreux de ses ami·es et de sa famille. Entre 1951 et 1953, elle étudie à l’académie de la Grande Chaumière, où elle participe à des ateliers de dessin d’après modèle vivant et se familiarise avec l’expressionnisme abstrait ainsi qu’avec d’autres courants modernistes2. En 1960, fuyant la dictature de François Duvalier en Haïti, elle revient en France. Disposant de maigres ressources financières, elle s’installe d’abord avec sa famille à Lucé, en banlieue de Chartres. En 1962, elle déménage à Paris, puis, en 1965, à Saint-Maur-des-Fossés, en banlieue sud-est de la capitale, avant de s’établir à Champigny-sur-Marne, où elle demeure jusqu’à son retour en Haïti en 1977.

Les informations disponibles sur le séjour français de Luce Turnier proviennent principalement des souvenirs et témoignages de ses proches. Son histoire se raconte donc à travers des voix tierces – une voix seconde – en raison de l’absence d’archives officielles retraçant son passage dans un pays qui, pour de nombreuses personnes d’ascendance africaine, représente à l’époque un refuge face au racisme américain, ainsi qu’une opportunité de réussite académique et économique pour les citoyen·nes issu·es des anciennes colonies.

Mon désir de mener des recherches sur la vie créative de L. Turnier est né de la volonté de répondre à deux questions fondamentales : comment inscrit-on une personne dans l’histoire ? Et comment parvient-on à connaître sa vie lorsqu’il existe peu d’archives pour établir sa présence ? Ces interrogations ont émergé chez moi il y a plusieurs années, au début de mes recherches doctorales. En étudiant l’art haïtien, à la fois traditionnel et moderne, j’ai découvert une mine d’informations sur la fondation du Centre d’art d’Haïti et sur les artistes autodidactes – majoritairement des hommes – qui y ont travaillé et étudié. En revanche, la documentation sur les femmes ayant enseigné, suivi des cours et produit des œuvres au Centre, telles que Marie-José Nadal-Gardère (1931–2020), Rose-Marie Desruisseau (1933–1988) ou encore Andrée Malebranche (1916–2013), était singulièrement absente. Ce projet de recherche est donc animé par le désir de contribuer à l’histoire de l’art de l’Atlantique noir en réinsérant dans le récit une artiste haïtienne dont la présence a été largement éludée. Il s’inscrit également dans une approche d’histoire de l’art féministe noire et dans une pratique d’excavation archivistique, en se concentrant sur la vie et l’œuvre d’une artiste encore peu étudiée. Ce travail vise ainsi à combler certaines lacunes et omissions, tant esthétiques qu’historiographiques, et à enrichir la production de savoirs sur les artistes femmes de l’Atlantique noir. Ce travail est ainsi dans la droite ligne de la mission générale d’AWARE.

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Photographie portrait de Luce Turnier peignant, Document d’archives recensé par Jerry Philogène lors de sa résidence de recherche en 2024 au Centre de documentation d’AWARE, dans le cadre du programme Marie-Solanges Apollon

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Photographie portrait de Luce Turnier, Document d’archives recensé par Jerry Philogène lors de sa résidence de recherche en 2024 au Centre de documentation d’AWARE, dans le cadre du programme Marie-Solanges Apollon

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Œuvre de Luce Turnier, Recensée par Jerry Philogène lors de sa résidence de recherche en 2024 au Centre de documentation d’AWARE, dans le cadre du programme Marie-Solanges Apollon

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Œuvre de Luce Turnier, 1970, Recensée par Jerry Philogène lors de sa résidence de recherche en 2024 au Centre de documentation d’AWARE, dans le cadre du programme Marie-Solanges Apollon

J’ai passé la majeure partie de ma résidence à Paris, où j’ai mené de nombreux entretiens avec les filles de L. Turnier, Jézabel et Léonora, ainsi qu’avec des proches de l’artiste qui possédaient plusieurs de ses tableaux et de ses collages – reçus en cadeau ou achetés. Durant mon séjour parisien, j’ai également eu accès à de nombreux documents personnels de l’artiste : carnets intimes, correspondances, ainsi que des cahiers de croquis soigneusement conservés par ses filles. J’ai également passé quelques jours en Toscane et à Strasbourg pour rencontrer d’autres de ses proches et étudier des peintures et des dessins de L. Turnier en leur possession. L’histoire de L. Turnier est celle d’une trajectoire artistique qui résiste aux archives conventionnelles – ce qui est écrit, ce qui est su, ce qui est attendu. Elle ne s’inscrit pas dans une narration tragique, mais plutôt dans une trame faite d’omissions et d’effacements. En revanche, elle révèle une créativité visionnaire et éloquente, façonnée par une femme qui a refusé de laisser ni le genre ni la race contraindre ses capacités ou ses ambitions artistiques. En rassemblant ces souvenirs personnels, ces lettres manuscrites sur papier fin, ces cartes postales et ces photographies monochromes ou en couleurs, se dessine peu à peu un portrait, celui d’une vie débordante d’imagination, d’énergie créative et de joie, assombri toutefois par des difficultés personnelles et financières. Les entretiens avec ses filles et ses ami·es révèlent une femme profondément privée et fière, entièrement dévouée à son art, toujours en quête de nouvelles façons de nourrir et d’élargir sa pratique du dessin et de la peinture.

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Luce Turnier, Femme nue dans un fauteuil, 1977, huile sur Masonite, 81,3 x 121,9 cm, avec l’aimable autorisation de la Collection Gardy St. Fleur & de Saint Fleur inc.

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Luce Turnier, Sans titre, 1986, huile sur toile, 109 x 99 cm, avec l’aimable autorisation de la Collection Gardy St. Fleur & de Saint Fleur inc.

Les sujets de L. Turnier vont des natures mortes aux paysages, en passant par les portraits, tous exécutés dans des tonalités subtiles et feutrées qui transmettent une intimité discrète et une affection palpable pour ses modèles, empreint·es de dignité. À travers ces lignes sensuelles et ces couleurs adoucies, L. Turnier exprime son goût ancré pour la représentation de la figure noire. Pour la soutenir, ses proches lui ont souvent commandé leurs effigies ou celles de membres de leurs familles. Toutefois, L. Turnier a produit une large part de ses portraits à son retour en Haïti en 1977. Au cours d’un entretien mené en anglais par Donato « Danny » Pietrodangelo dans les années 1980 à Port-au-Prince, l’artiste déclare :

« – Ma période préférée, ça a été entre 1965 et 1972.
– Vous étiez alors à Paris.
– Parce que
[mon art] était plus abstrait. C’est une période à part, que j’aime. […] C’est le moment où j’ai été le plus concentrée de toute ma vie.
– À cette époque – d’après ce que j’ai lu –, vous expérimentiez aussi un peu plus.
[…] C’est là que j’ai commencé à faire du collage pour la première fois. […] Maintenant, je représente des gens, car cela me plaît beaucoup. […] En particulier en Haïti. Ce n’est pas parce que je suis… je ne sais pas… nationaliste, mais je pense qu’ici les gens sont très gracieux. Je suis beaucoup plus intéressée par la figure ici qu’ailleurs. Je pense que les paysages sont plus beaux en France. J’aime beaucoup peindre les paysages français, mais c’est ici que je préfère peindre les gens3. »

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Luce Turnier, Sans titre, 1969, collage, 20,32 × 22,9 cm, Collection Fondation Marie et Georges S. Nader

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Luce Turnier, Cabane de chantier, vers 1970, Collage, huile sur papier, 92 × 74 cm, Collection Jézabel Turnier-Traube, avec l’aimable autorisation du Centre Pompidou

Lors d’un entretien mené en août 2024 avec la fille de l’artiste, Jézabel Turnier-Traube, cette dernière a réaffirmé que c’est en France, lors d’une période d’exploration artistique, que L. Turnier a commencé à expérimenter le collage – une approche qui allait devenir une composante fondamentale de son œuvre.

Elle avait pris l’habitude de récupérer des chutes de papier noir et blanc, issues du miméographe de son lieu de travail, et s’est prise de fascination pour les formes et les textures que ces fragments abandonnés offraient. J. Turnier-Traube se souvient de la manière dont sa mère répandait ces morceaux de papier découpés sur le sol du salon, puis marchait lentement autour d’eux jusqu’à ce qu’une composition se révèle. Elle se rappelle :

« Elle travaillait comme secrétaire dans un cabinet d’avocats. [Note : dans le podcast produit par le Centre Pompidou pour l’exposition Paris noir, Jézabel Turnier-Traube mentionne que cela s’est produit lorsque sa mère travaillait comme secrétaire au Centre national de la recherche scientifique (CNRS).] Elle était très mauvaise [rires], mais les patrons l’aimaient bien. À cette époque, il n’y avait pas de photocopieurs – seulement des miméographes, qu’il fallait recharger en encre manuellement. Il y avait toujours beaucoup de papier gâché, et elle le rapportait à la maison. Elle aimait l’effet de l’encre sur le papier, la texture de celui-ci. Un an plus tard, la machine étant vieille, ils ont voulu la jeter, mais ils l’ont laissée la rapporter à la maison. Alors elle l’a mis dans le salon, avec ses encres. Elle arrangeait le tout sur un panneau et essayait différentes compositions jusqu’à ce qu’elle trouve celle qui lui plaisait. »

Avec subtilité et détermination, L. Turnier s’est imposée comme une figure centrale dans la voie de l’expérimentation visuelle et des complexités esthétiques du modernisme noir ; son œuvre nous invite à repenser l’historiographie de l’art de la diaspora africaine en reconnaissant les contributions culturelles, esthétiques et idéologiques d’Haïti. À travers ses portraits expressifs de modèles masculins et féminins, L. Turnier élève la figure noire au rang de sujet de beauté, de grâce et de dignité, soulignant ainsi son importance formelle et conceptuelle. Avec leur touche souple et leurs arrière-plans atténués, les toiles de L. Turnier irradient de sérénité. Une analyse attentive de la dynamique formelle de ses compositions – en particulier de ses portraits – ainsi que de sa manière nuancée de figurer et de représenter les femmes, nous conduit à percevoir la puissance et la portée de sa pratique comme une force de proposition conceptuelle provocatrice au sein de la tradition du portrait.

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Vue de l’exposition Paris Noir au Centre Pompidou, Paris, À l’image : vidéo de Luce Turnier interviewée par Donato « Danny » Pietrodangelo © Hervé Véronèse, avec l’aimable autorisation du Centre Pompidou

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Présentation consacrée à Luce Turnier au sein de l’exposition Paris Noir (2025) au Centre Pompidou, Paris, © Photo : Louise Thurin

Peut-être plus important encore, une analyse approfondie de la biographie de L. Turnier et de son œuvre remet en question le récit, largement dominé par les hommes, qui a longtemps façonné l’histoire des origines de l’art moderne haïtien. Son travail révèle les intersections complexes entre classe sociale, racialisation, genre et représentation – nous fournissant ainsi un nouveau cadre pour appréhender les histoires de l’art moderne d’Haïti et de la diaspora.

« De 1945 à 1990, L. Turnier a bénéficié d’une présence continue – bien que peu reconnue – en France, dans d’autres pays d’Europe, aux États-Unis et en Haïti. Comme nous le savons, l’histoire dominante du modernisme occidental tend à omettre ou à mettre de côté les artistes ayant fait le choix politique et personnel de rester dans les îles. Mais dans le cas de L. Turnier, ce n’est pas seulement sa localisation géographique qui a contribué à la marginalisation de son œuvre ; c’est également le fait qu’elle ait travaillé en dehors de ce qui est canoniquement reconnu comme étant ‘l’art haïtien’ 4

L’histoire de L. Turnier – comme celle de nombreuses artistes femmes, en particulier d’ascendance africaine – porte les marques de la négligence, de l’occultation et de l’inadéquation des soutiens qui lui ont été jusque-là réservé. Certains détails de sa vie semblent être déjà perdus, comme la documentation de son exposition d’avril 1952 à la Maison internationale de la Cité universitaire de Paris, où elle exposa aux côtés des peintres haïtiens Roland Dorcély (1930–2017), Luckner Lazard (1928–1998) et Max Pinchinat (1925–1985)5. Pourtant, son œuvre ne restera plus confiné dans des espaces à part, marginalisés. L. Turnier se tient désormais aux côtés de ces artistes qui sont redécouvert·es, réhabilité·es et réinscrit·es dans les annales de l’histoire de l’art de l’Atlantique noir. En définitive, mon projet de recherche entre en dialogue avec les processus plus larges de récupération, de mémoire culturelle et de production d’histoire – en posant des questions de manière critique sur qui est jugé digne d’être commémoré, comment les récits sont construits et ce qui entre dans les archives6.

Traduit de l'anglais par Delphine Wanes.

1
Turnier-Traube, Jézabel, propos recueillis dans Visites d’expos : Paris noir, podcast, Paris, Centre Pompidou, 2025 [transcription : https://www.centrepompidou.fr/fileadmin/user_upload/Agenda/PDF/transcriptions-podcast/20250319_Paris_noir_-_transcription_du_podcast.pdf].

2
Rockefeller Foundation, « Annual Report », 1951, p. 428 [https://www.rockefellerfoundation.org/wp-content/uploads/Annual-Report-1951.pdf] : « Haïti. Mlle Luce Turnier, Port-au-Prince ; 300 $ pour des fournitures artistiques essentielles à ses études de peinture en France en tant que boursière de l’État français. » Traduction libre de l’anglais.

3
Traduction libre de l’anglais. Entretien avec Donato « Danny » Pietrodangelo, 1983 [https://www.youtube.com/watch?v=2-oQkQ-u5Rk], extraits : 01:33– et 10:30-11:23.

4
Traduction libre de l’anglais. Philogene, Jerry, « Beyond and against the Archives: Luce Turnier, a Feminist Haitian Modernist », Small Axe, What and When was Caribbean Modernism? A 2024 Small Axe Project, 2025.

5
Dans son essai inédit et méticuleusement documenté sur Roland Dorcély, Judith Kumin note : « Dorcély, Lazard, Pinchinat et Luce Turnier ont tous eu une exposition collective à la Maison internationale de la Cité internationale universitaire en avril 1952. » [Traduction libre de l’anglais.] Toutefois, malgré nos efforts conjoints, ni Kumin ni moi n’avons pu identifier de sources liées à cette exposition.

6
Trouillot, Michel-Rolph, Silencing the Past: Power and the Production of History, Boston, Beacon Press, 1995.

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