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Elena Valera (Bawan Jisbe) : peindre la réciprocité avec le territoire

07.04.2023 |

Mónica Newton, Asi es mi pueblo, Elena Valera, Cantagallo, Lima [C’est ma ville, Elena Valera, Cantagallo, Lima], 2004, impression digitale sur papier photographique, 20 x 30 cm

La trajectoire d’Elena Valera (Bawan Jisbe, 1968-), peintre shipibo-conibo, permet de penser un ensemble de changements importants survenus aux frontières politiques de la scène artistique péruvienne au cours des dernières décennies. En 1998, E. Valera suit le Séminaire d’histoire rurale andine (SHRA) à l’invitation de son fondateur, l’historien Pablo Macera. Le SHRA est un projet de l’Université nationale majeure San Marcos, imaginé par P. Macera en 1966 afin d’étudier les structures de la domination coloniale au moyen de la recherche, de l’art et de la littérature. Dans les années 1970, le SHRA est ainsi à l’origine d’un regain d’intérêt pour l’histoire de l’Amazonie ; y contribue notamment la publication de documents historiques comme La memoria sobre el Amazonas peruano [La Mémoire de l’Amazone au Pérou, 1901] de David Muñoz ou de recherches inédites, par exemple La explotación del caucho en el Perú [L’Exploitation du caoutchouc au Pérou, 1977] de José Flores Marín. En 1997, la réactivation de recherches sur les traditions amazoniennes marque un second moment, centré sur l’histoire orale, les récits bilingues et le rôle de l’art dans la transmission de la mémoire collective. Sous la direction de P. Macera et la coordination de María Belén Soria, cette nouvelle phase s’effectue en collaboration avec des conteur·se·s et des peintres autochtones, dont la présence infléchit peu à peu la composition des circuits artistiques et le vocabulaire des débats culturels.

À l’époque, un des aspects les plus intéressants du travail du SHRA résulte d’un désir de mieux situer les arts de l’Amazonie et de revendiquer pour eux des modalités d’évaluation différentes des critères esthétiques occidentaux dominants. P. Macera établit ainsi des relations étroites avec des peintres autochtones comme Víctor Churay, Enrique Casanto ou Lastenia Canayo (Pecon Quena). Cet intérêt suscite chez eux un véritable enthousiasme à l’idée d’exposer leur travail, où les récits personnels se mêlent à la vision du monde de leurs peuples. Le SHRA organise également des ateliers interculturels destinés à encourager la créativité des peintres autochtones, par la suite invité·e·s à écrire et à illustrer des livres sur l’histoire de l’Amazonie et à exposer leurs œuvres au musée d’Art de San Marcos ou au musée de la Banque centrale de réserve du Pérou, à Lima. Les artistes remettent ainsi en cause un système d’expression artistique fondé sur les standards des beaux-arts, ainsi que les hiérarchies de races et de classes qui dominent alors la scène artistique de Lima. M.B. Soria se rappelle l’hostilité de l’establishment culturel local à la fin des années 1990, les arts autochtones étant encore considérés comme des artisanats de médiocre valeur : « Cette conception recoupait le clivage instauré depuis les Lumières entre la “culture académique” et la “culture populaire”, la première se voyant attribuer le monopole de la beauté, tandis que la seconde était stigmatisée comme le produit de l’ignorance et de la vulgarité qui caractérisaient les mœurs de la plèbe1. »

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Elena Valera (Bawan Jisbe), Visiones del chamán [Visions du chaman], 1999, Courtoisie de Gredna Landolt.

Avant de participer aux ateliers du SHRA, E. Valera suit une formation d’infirmière, qu’elle doit interrompre pour des raisons financières. Comme d’autres peintres autochtones, c’est dans le cadre des échanges internes au SHRA qu’elle affirme son identité artistique. Ses premières peintures évoquent les visions produites par l’ayahuasca (une décoction hallucinogène), la mythologie amazonienne et les relations de parenté qui, dans la vision du monde des Shipibos-Conibos, unissent le territoire, les mondes spirituels et les êtres humains. Visiones del chamán [Visions du chaman, 1999], réalisé au moyen de teintures naturelles sur toile, représente un chaman en train de fumer du tabac et qu’entourent un singe, un puma, une tortue, des serpents et d’autres animaux, entremêlés de dessins kené. « Quand je peins, je sens que je suis présente à mon monde, comme si je me sentais moi-même. […] J’aime qu’on sache à quoi ressemblent les miens, où se trouve notre monde, loin dans la forêt. […] Les plantes ont leurs pouvoirs, alors on y sent un autre air, plein de force. C’est ça que je veux partager avec ma peinture, faire ressentir ce que moi j’ai ressenti à ce moment-là2. » Comme l’observe la chercheuse Gredna Landolt, le soin apporté aux portraits d’animaux et d’autres êtres vivants exprime le respect que l’artiste éprouve à leur endroit « du fait de leur condition de parents de l’homme, dotés d’une âme3».

E. Valera fait partie des quatorze familles fondatrices de Cantagallo, communauté shipibo-conibo installée en 2000 sur un terrain vague aux bords du Rimac, à proximité du centre historique de Lima. La majorité d’entre elles avaient migré de l’Amazonie au milieu des années 1990. Pendant toutes ces années, ce sont les femmes qui ont assumé la direction des principales associations de la communauté. En 2007, E. Valera a elle-même été élue présidente d’Ashirel (Association des artisan·e·s shipibos résidant à Lima) ; ces importantes responsabilités politiques se sont répercutées sur sa vie familiale et sur le temps disponible pour son travail artistique. Cantagallo est aujourd’hui l’établissement autochtone urbain le plus peuplé du Pérou. Bien qu’ils et elles aient acquis une certaine importance dans le débat public, ses habitant·e·s continuent de lutter pour obtenir des titres de propriété et l’accès à des services de base comme l’eau et le tout-à-l’égout. Beaucoup de peintures d’E. Valera de cette époque racontent les difficultés du processus migratoire des Shipibos, le racisme et la discrimination à Lima et les moyens mis en œuvre par sa communauté afin de préserver ses traditions dans le contexte urbain.

La prise en compte de l’œuvre d’E. Valera par le monde de l’art à Lima a été progressive. Ses acheteur·se·s aussi ont changé : les historien·ne·s et les anthropologues de la fin des années 1990 ont cédé la place à des artistes et à des curateur·rice·s, puis à des collectionneur·se·s d’art contemporain. Durant cette période, la scène artistique subit les conséquences des politiques néolibérales du dictateur Alberto Fujimori. Le retour à la démocratie consécutif à sa chute en novembre 2000 s’inscrit encore dans un cadre néolibéral, où l’art tend de plus en plus à embrasser le discours corporatiste du marché.

Comme celles d’autres artistes autochtones, les peintures d’E. Valera supposent un répertoire analytique distinct de celui des beaux-arts. Ses œuvres ne sont pas conçues dans la perspective professionnelle universitaire. Les Shipibos ne connaissent pas le concept occidental d’art ; ils parlent plutôt de kené, qui signifie « dessin ». Le kené désigne les patrons géométriques généralement réalisés par des femmes sur des céramiques, des textiles, des peintures, des objets, et sur la peau humaine. Ces motifs matérialisent l’énergie des plantes maîtresses et manifestent une vision du monde où la vie humaine, la nature, le territoire et les êtres spirituels existent de manière réciproque et complémentaire. Comme beaucoup de femmes shipibos, c’est auprès de sa mère et de sa grand-mère qu’E. Valera est initiée à l’art du kené. Celui-ci ne s’apprend pas en copiant un dessin ; il est le fruit d’une relation intime avec l’énergie des plantes et des visions causées par l’ayahuasca et le piri-piri4. Dans ses peintures, le kené apparaît le plus souvent sur la peau de personnages (serpents, sirènes, dauphins ou chaman·e·s). La signature de l’artiste prend elle-même la forme d’un dessin géométrique.

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Elena Valera (Bawan Jisbe), La lucha de los Shipibos frente al covid-19 en la Comunidad Shipibo-Konibo en Cantagallo [La lutte des Shipibos contre la covid-19 dans la communauté Shipibo-Konibo à Cantagallo], 2022, pigments naturels sur toile, © photo : Miguel A. López

Peu après qu’elle ait commencé à peindre, en 1999, ses œuvres sont présentées dans l’exposition El laberinto de la Choledad [Le Labyrinthe de la Cholitude], panorama des arts visuels au Pérou de 1979 à 1999, sous le commissariat de l’association Espacios & Márgenes, ainsi que dans Telas pintadas shipibas. Roldán Pinedo y Elena Valera [Toiles peintes shipibos. Roldán Pinedo et Elena Valera], dirigée par M. B. Soria dans la salle des expositions temporaires d’art populaire du musée d’Art San Marcos. En 2000, son travail figure dans une ambitieuse exposition d’objets culturels des nations amazoniennes, intitulée El ojo verde. Cosmovisiones amazónicas [L’Œil vert. Cosmovisions amazoniennes] et organisée par P. Macera et G. Landolt à la fondation Telefónica5. Par la suite, les expositions s’efforcent de présenter les peintures d’E. Valera, désormais considérées comme de l’« art contemporain », à égalité et en tension critique avec les formes artistiques occidentales. Signalons notamment La soga de los muertos. El conocer desconocido de la ayahuasca [La Corde des morts. Les savoirs inconnus de l’ayahuasca], dirigée par Christian Bendayán au musée d’Art de San Marcos en 2005, et la section « Entornos Reconfigurados » [Environnements reconfigurés], sous le commissariat de Gabriela Germaná, dans l’exposition LIMA 04 au musée d’Art contemporain en 20136. Ces prises de position curatoriales ont toutes en commun d’affirmer la valeur politique de la voix des autochtones face au récit dominant blanc et urbain7. Bien qu’E. Valera ait progressivement cessé de peindre depuis 2008 pour se consacrer à la médecine traditionnelle autochtone, ses œuvres ont continué de circuler. Elles ont également conduit les musées à jeter un regard neuf sur leurs collections, leurs récits et leurs catégories. En 2018, le musée d’Art de Lima a acquis sa peinture La gran fiesta del Ani Sheati [La Grande Fête de l’Ani Sheati, 2005], faisant d’elle la première artiste shipibo à intégrer sa collection d’art contemporain.

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Elena Valera (Bawan Jisbe), La gran fiesta del Ani Sheati [La Grande Fête de l’Ani Sheati], 2005, pigments naturels sur toile, 89 x 181,5 cm, Museo de Arte de Lima, © photo : Daniel Giannoni

La peinture d’E. Valera a également eu pour effet d’ouvrir la voie à d’autres habitant·e·s de Cantagallo et de leur donner accès à la scène culturelle (foires d’artisanat, galeries d’art, musées, etc.) – notamment aux femmes, à qui revient traditionnellement la réalisation du kené. Le kené, nous l’avons dit, est une matérialisation des visions causées par l’usage chamanique et rituel des plantes maîtresses ; et c’est aux femmes, bien plus qu’aux hommes, que revient la tâche d’exposer au public cette expression esthétique de l’énergie et des esprits protecteurs. Comme l’observe la chercheuse Luisa Elvira Belaúnde, la relation intime des femmes au kené signifie aussi une « certaine dépendance esthétique et matérielle des hommes envers les femmes », tous les vêtements masculins et les objets du quotidien étant « décorés en kené par les femmes » – autrement dit, « sans les femmes, les hommes n’auraient pas d’ornements matériels8 ». Les femmes jouent ainsi un rôle clé dans la production et la vente d’objets artistiques et artisanaux en kené, dont dépend la subsistance de nombreuses familles shipibos et dont elles tirent parfois des revenus supérieurs à ceux des hommes. La commercialisation des peintures, des broderies et des objets permet également de donner à leur expression une portée politique accrue. Dans les dernières années, plusieurs créatrices de Cantagallo ont commencé à jouir d’une importante visibilité ; citons notamment Olinda Silvano (Reshinjabe), Wilma Maynas Inuma, Silvia Ricopa, Delia Pizarro, Cordelia Sánchez (Pesin Kate), Metsá Rama et le collectif Shipibas Muralistas. Plusieurs d’entre elles ont réalisé de grands murales à Lima, des œuvres théâtrales et des présentations de chants dotés d’une dimension thérapeutique performative. Dans ce dernier cas, l’énergie du kené est interprétée par les femmes à partir d’une lecture musicale des différents patrons et dessins géométriques – preuve que le kené n’est pas seulement une forme esthétique ou artistique mais aussi une science, une médecine, une philosophie et une écologie.

À la fin des années 1990, l’apparition du travail d’E. Valera sur la scène artistique de Lima, quand bien même il n’y a pas été reçu de manière adéquate, a mis en évidence de nouvelles formes de représentation et de relation avec le monde. Face à l’homogénéisation causée par la modernisation néolibérale des années Fujimori, ses peintures étaient autant de moyens de résistance contre la déculturation, affirmant la valeur des savoirs nés des plantes et rappelant la nécessité d’entretenir avec notre environnement des liens de réciprocité. Les œuvres d’E. Valera et des nouvelles générations d’artistes sont partie prenante des luttes du peuple shipibo-conibo. À travers leur art et leurs actions d’urgence, ces femmes demandent la sauvegarde et le respect des savoirs ancestraux et la préservation de l’Amazonie afin d’améliorer les conditions de vie des populations autochtones au Pérou et ailleurs.

Traduit de l'espagnol par Laurent Perez.

1
María Belén Soria, « La Amazonía en el quehacer del Seminario de Historia Rural Andina (1977-2015) », ISHRA. Revista del Instituto de Historia Rural Andina, vol. 1, no 1, juillet-décembre 2016, p. 105.

2
Elena Valera, « Cuando pinto siento… », in Amazonía al descubierto. Dueños, costumbres y visiones, livret de l’exposition, Lima, musée d’Art du centre culturel San Marcos, 2005.

3
Gredna Landolt, « Es nuestra costumbre. Shoyan Sheca y Bahuan Jisbe, del pueblo Shipibo », ibid.

4
Luisa Elvira Belaúnde, Kené : arte, ciencia y tradición en diseño, Lima, Institut national de la culture, 2009.

5
Pablo Macera et Gredna Landolt, El ojo verde. Cosmovisiones amazónicas, Lima, programme de formation des instituteurs bilingues, AIDESEP, Fundación Telefónica, 2004.

6
Christian Bendayán, La soga de los muertos. El conocer desconocido de la ayahuasca, Lima, centre culturel du musée San Marcos, 2006 ; Gabriela Germaná, « Entornos reconfigurados : tránsitos artísticos en la nueva contemporaneidad limeña », in Lima 04, Lima, musée d’Art contemporain, 2013, p. 36-57.

7
D’intéressantes réflexions sur ce thème figurent dans María Eugenia Yllia, « Ensanchar las fronteras invisibles : las artistas indígenas, campesinas y rurales en Perú », in Miguel A. López (dir.), Hay algo incomestible en la garganta. Poéticas antipatriarcales y nueva escena en los años noventa, Lima, ICPNA, 2021, p. 226-236, et dans Giuliana Vidarte, « Equilibrio, convivencia y protección de territorios y saberes en la obra de dos artistas del pueblo Shipibo-Konibo : Elena Valera y Chonon Bensho », in Miguel A. López (dir.), Hilo común / Common Thread, San Diego, INSITE, 2023.

8
L. E. Belaúnde, Kené…, op. cit., p. 22.

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Pour citer cet article :
Miguel A. López, « Elena Valera (Bawan Jisbe) : peindre la réciprocité avec le territoire » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 7 avril 2023, consulté le 25 avril 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/elena-valera-bawan-jisbe-peindre-la-reciprocite-avec-le-territoire/.

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