Jaune Quick-to-See Smith, State Names, 2000, huile, collage et techniques mixtes sur toile, 121,9 x 182,9 cm, Smithsonian American Art Museum © Jaune Quick-To-See Smith
Lors d’une rencontre organisée en 2023 à SITE Santa Fe, Jaune Quick-to-See Smith (née en 1940) déclare : « Nos corps, ce sont ces terres ; ces terres, ce sont nos corps1. » Cette phrase, prononcée par une importante artiste salish et kootenai, rappelle au public que les personnes autochtones sont liées par des racines profondes à leurs terres natales, qui façonnent leurs cosmologies, leurs religions, leurs cultures et leur survie même. L’assimilation du corps à la terre reflète une conception biocentrique du monde, qui présuppose un lien réciproque ou une affinité entre les formes de vie humaines et non humaines. Le biocentrisme renvoie à une vision du monde prédominante parmi les peuples autochtones, dans laquelle les êtres humains et la nature en général sont considérés comme les membres d’une même famille étendue2. Les personnes, les animaux, les plantes, le ciel et même la terre sont tous intrinsèquement liés3. Cette conception unique de la terre comme écosystème d’êtres vivants plutôt que comme une source de denrées diffère considérablement de celle des populations issues de la colonisation de l’Amérique du Nord et se reflète souvent dans l’art contemporain, les savoirs, les modes de vie et le militantisme autochtones. Si le paysage a joué un rôle dominant comme genre dans l’histoire de l’art d’Amérique du Nord, les contributions des artistes autochtones aux débats artistiques menés au sein des institutions organisant le monde de l’art ne sont prises en considération que depuis ces soixante dernières années. Le présent article fournit un bref aperçu de la manière dont trois importantes artistes femmes autochtones, J. Smith, Kay WalkingStick (née en 1935) et Emmi Whitehorse (née en 1957), ont défié les conventions du genre, utilisant leurs œuvres à la fois pour exprimer des visions natives-américaines du monde et pour souligner la souveraineté territoriale et les histoires autochtones.
Pour résumer son contexte historique, le genre du paysage atteint son apogée aux États-Unis au xixe siècle, avec les peintres de l’Hudson River School, dont Thomas Cole (1801-1848), Albert Bierstadt (1830-1902) et Frederic Edwin Church (1826-1900). Tout en célébrant la beauté du « Nouveau Monde », ces artistes perpétuent le fantasme de terres inhabitées, propices à la colonisation européenne, et déplorent la détérioration de ces paysages causée par un développement urbain incontrôlé. Au début du xxe siècle, avec la fin de l’expansion américaine vers l’ouest, l’art du paysage permet une échappée romantique aux réalités des villes et des banlieues. Des artistes modernes comme Georgia O’Keeffe (1887-1986) créent des peintures abstraites et sensuelles du Sud-Ouest américain, et des photographes comme Ansel Adams (1902-1984) défendent la préservation de l’environnement. Cette histoire est longue et complexe, mais elle est enracinée dans, et parfois critiquée comme, une vision du monde euro-chrétienne, centrée sur la domination des terres et des écosystèmes par les êtres humains. Les peuples autochtones sont exclus de ces débats artistiques au sein des institutions et leurs œuvres sont fréquemment reléguées au rang de productions commerciales ou ethnographiques. Dans les années 1960 et 1970, des artistes comme J. Smith, K. WalkingStick, E. Whitehorse et leurs pairs masculins surmontent les obstacles institutionnels et commencent à montrer leur travail dans des galeries, des musées et des espaces d’exposition. C’est à ce moment, et lors des décennies suivantes, que les artistes autochtones s’attaquent au genre pictural euro-américain du paysage.
Depuis ses débuts dans les années 1970, J. Smith joue un rôle décisif en défiant les conventions artistiques du paysage euro-américain. Par leurs thèmes, ses œuvres expriment des conceptions biocentriques de la nature et mettent en lumière les réalités politiques et culturelles contestées du continent américain. Au lieu d’offrir des représentations figuratives de vues pittoresques, ses œuvres sont souvent abstraites. Les paysages réalisés dans les premières décennies de sa carrière, comme Cheyenne Series #5 (1984) et Tree of Life (1987), excluent les lignes d’horizon et offrent une représentation plus holistique de la nature4. En outre, elle aplatit la composition spatiale afin de briser la fenêtre ouverte sur le monde, typique du genre du paysage. Contrairement aux peintres de paysages américains classiques qui l’ont précédée, elle se garde d’inviter le public dans des espaces pittoresques. Ses compositions font plutôt l’effet d’une barrière et elle se concentre sur les représentations de la vie et du mouvement5. À l’inverse des paysages de la tradition picturale américaine, qui sont souvent dénués de la présence de peuples autochtones ou qui la minimisent, les peintures de J. Smith présentent au public un espace fourmillant de signes de vie humaine, animale et végétale. Ses œuvres ne défient pas seulement les conventions du genre traditionnel du paysage mais expriment clairement une vision biocentrique du monde.
Au début des années 2000, J. Smith se détourne des paysages abstraits pour développer sa célèbre série de peintures de cartes géographiques. Dans des œuvres comme State Names (2000), Memory Map (2000) et Unhinged (Map) (2018), l’orientation des cartes est inversée, les noms des lieux et les frontières officielles sont contestés. Ces œuvres s’attaquent à l’idée que le continent américain est un espace controversé, constitué de centaines de nations autochtones ayant des liens politiques, historiques et culturels spécifiques avec les terres sur lesquelles résident aujourd’hui des populations issues de la colonisation, qui les considèrent comme les leurs. Dans ces cartes modifiées, J. Smith met en avant le savoir autochtone et le rapport à la terre par l’usage de termes, de pétroglyphes et de motifs autochtones. In fine, ces œuvres offrent une réflexion sur les cartes comme des manifestations du contrôle, des divisions et du nommage coloniaux. Dans State Names, par exemple, J. Smith n’inscrit que les noms d’États états-uniens, canadiens et mexicains ayant des racines linguistiques autochtones5. Ce tableau met en lumière l’existence sur ces terres de groupes autochtones bien antérieure à la création des États-nations et des frontières modernes, et la perpétuation de leurs propres histoires et de leurs propres géographies.
Jaune Quick-to-See Smith, State Names, 2000, huile, collage et techniques mixtes sur toile, 121,9 x 182,9 cm, Smithsonian American Art Museum © Jaune Quick-To-See Smith
Jaune Quick-to-See Smith, Cheyenne Series #5, 1984, collage sur papier et tissu, aquarelle, pastel, crayon, 76,,2 x 55,9 cm, Tia Collection © Jaune Quick-to-See Smith
Jaune Quick-to-See Smith, Memory Map, 2000, huile, acrylique et papier sur toile, 91.44 x 121.92 cm, Seattle Art Museum © Jaune Quick-to-See Smith
K. WalkingStick, d’origine cherokee et européenne, est, elle aussi, une figure de proue dans le genre du paysage américain. Au fil de sa carrière, elle crée des paysages abstraits comme figuratifs qui mettent en avant le ressenti et la mémoire et revendiquent les liens des Autochtones avec les terres d’Amérique du Nord. Comme J. Smith, K. WalkingStick réalise à ses débuts des paysages abstraits, mais ils diffèrent en ce qu’ils ne se concentrent pas sur la vie ni sur le mouvement. Au lieu de cela, des œuvres comme Montauk I (1983) et Satyr’s Garden (1982), qui présentent des compositions sobres, sont chacune considérées par l’artiste comme « la description d’un paysage6». Dans ces pièces/créations, elle utilise de la cire, de l’encre et des matériaux naturels pour suggérer un sentiment d’intimité ou même le souvenir d’un paysage. Dans les décennies suivantes, K. WalkingStick adopte le format du diptyque pour offrir des représentations abstraites et figuratives de la terre. Une œuvre importante de cette période est Blame the Mountains III (1998), démonstration explicite du rapport physique à l’espace. Un côté du diptyque représente la silhouette de l’artiste, imitant la forme de la chaîne montagneuse la jouxtant. La peinture suggère que la terre et les corps sont intimement intriqués et faits du même matériau7.
Kay WalkingStick, Blame the Mountains III, 1998, huile sur bois, feuille de cuivre sur toile, 81,28 x 162,56 cm, Allentown Art Museum, Allentown © Kay WalkingStick
Kay WalkingStick, Orilla Verde at the Rio Grande, 2012, huile sur bois, 101,6 x 101,6 cm, Smithsonian American Art Museum, Washington, D.C. © Kay WalkingStick
Au début des années 2000, K. WalkingStick commence à peindre des paysages dans la tradition américaine, auxquels elle superpose des motifs autochtones abstraits. Comme les cartes de J. Smith, ces œuvres présentent l’Amérique du Nord comme espace contesté. Des créations telles que Orilla Verde at the Rio Grande (2012) et Niagara (2022) rappellent au public que toute l’Amérique du Nord est une terre autochtone. Les peintures de K. WalkingStick sont autant d’histoires correctives des paysages américains classiques dans la veine de T. Cole et de A. Bierstadt. En regardant ces œuvres, on ne peut pénétrer la beauté immaculée du paysage sans discerner d’abord le motif autochtone abstrait, qui crée une barrière visuelle. Les motifs dans ces travaux permettent de revendiquer la terre, rappelant que les peuples autochtones sont toujours vivants et qu’ils ont des liens historiques, politiques et spirituels avec l’entièreté de l’Amérique du Nord.
E. Whitehorse, issue de la génération suivant celle de K. WalkingStick et de J. Smith, fait carrière en créant, au moyen de techniques mixtes, des paysages représentant principalement ses terres natales de la nation navajo. Usant de champs de couleur, l’artiste rend visibles les traces laissées par la vie humaine, animale et végétale. Comme beaucoup d’autres artistes autochtones, elle dépeint une conception holistique de la terre, qui exclut les délimitations entre terre et ciel. Ses œuvres gravitent autour de l’idée d’« être complètement, micro-cosmiquement au sein d’un lieu » et mettent en avant l’harmonieux champ des possibles offert par la nature9. Comme J. Smith, ses paysages présentent une vision biocentrique du monde, mais rendent aussi hommage à la philosophie navajo du hózhó, qui est l’aspiration à créer l’harmonie entre l’humanité et le monde naturel. Si la plupart de ses œuvres sont apolitiques, en 2015, elle crée le triptyque Outset, Launching, Progression. Cette huile sur toile de grand format aborde la longue histoire de l’extraction des ressources sur les terres navajos. L’œuvre représente ces terres avant toute interférence humaine, l’arrivée des industries capitalistes coloniales et, finalement, les conséquences désastreuses de l’extraction des ressources sur la terre même10. Comme ses pairs, E. Whitehorse crée des compositions novatrices qui résistent aux conventions euro-américaines du paysage et qui expriment sa conception, spécifique à sa culture, de la terre et de sa relation intime aux êtres humains et à l’histoire.
Emmi Whitehorse, Fire Weed, 1998, craie, graphite, pastel et huile sur papier monté sur toile, 97,8 x 127 cm, Brooklyn Museum, New York, don de Hinrich Peiper et Dorothee Peiper-Riegraf en l’honneur d’Emmi Whitehorse © Emmi Whitehorse’s estate
Comme annoncé au début de cet article, nombre d’artistes autochtones ont contesté le genre du paysage euro-américain. Cet article ne s’est concentré que sur quelques-unes des plus importantes artistes femmes autochtones du xxe siècle ayant redéfini la tradition américaine du paysage : K. WalkingStick, J. Smith et E. Whitehorse. Toutes trois ont contesté les traditions artistiques dominantes, attiré l’attention sur des sujets souvent ignorés et remis en question les perceptions populaires de la terre. Depuis la fin du xxe siècle, le sujet de l’art autochtone du paysage a attiré davantage d’attention grâce à d’importantes expositions, dont Our Land/Ourselves (1991-1993), Off the Map (2007), Jaune Quick-to-See Smith: Memory Map (2023), Our Land Carries Our Ancestors (2023-2024) et Kay WalkingStick/Hudson River School (2023–2024), entre autres11. De telles expositions, dont deux ont été organisées par J. Smith, ont également présenté les œuvres d’artistes des générations suivantes, qui continuent de repousser les limites de l’art du paysage. Une créatrice telle que Wendy Red Star (née en 1981) crée des paysages et des portraits artificiels idéalisés pour critiquer la tradition paysagère de l’Hudson River School et les photographes comme Edward Curtis, dont les représentations des cultures autochtones sont, depuis longtemps, jugées comme spectaculaires plutôt que documentaires. D’autres, comme Athena LaTocha (née en 1969), créent des œuvres de land art de grandes dimensions abordant la longue histoire des interactions entre les êtres humains et la nature. Il est important de souligner que par leurs œuvres, ces artistes ont fourni au public une nouvelle focale pour observer les terres qu’iel habite et pour repenser la relation collective à notre monde fragile.
Raven Manygoats, d’origine diné et bilagáana, est doctorante en histoire à la Rutgers University. Ses recherches ont pour objet l’activisme des femmes autochtones des États-Unis à l’époque du mouvement Red Power. Son travail analyse les actions radicales et communautaires menées par les femmes autochtones des États-Unis pour disposer de leurs terres et de leurs corps en toute liberté à la fin du xxe siècle. Ses recherches puisent dans la théorie féministe et les cosmologies autochtones, la tradition orale et les informations fournies par des organisations telles que l’American Indian Movement (AIM). Elle est également assistante pour l’art des Amériques au Zimmerli Art Museum de la Rutgers University.