Entretiens

Fatoş Irwen : la mémoire collective en formes charnelles

07.01.2022 |

Fatoş Irwen, Patolojik Hafıza [Mémoire pathologique], photo-performance, 2012, Diyarbakır

Fatoş Irwen est une plasticienne et performeuse kurde originaire de Diyarbakır, dans le sud-est de la Turquie. Ayant grandi dans une famille patriarcale et dévote, elle commence à peindre à l’âge de quatre ans pour se créer un monde à elle. L’enfance de F. Irwen nous fournit un accès sans filtre aux origines de son art, cependant la mythologie et l’atmosphère politique en Turquie font également partie de ses sources d’inspiration et de ses motivations. L’artiste a été prisonnière politique de 2017 à 2020 : elle avait été arrêtée à la suite d’une manifestation contre le gouvernement turc.

Ceren Özpınar : Pouvez-vous nous présenter brièvement votre discipline et votre parcours d’artiste ?

Fatoş Irwen : La peinture est mon principal support depuis l’enfance. Elle m’a permis de me créer un espace mental propre dans un contexte d’oppression politique intense à Diyarbakır et de cohabitation avec une vingtaine de personnes de ma famille éloignée. Étant donné le rapport personnel très particulier que j’ai entretenu avec certains objets et environnements au cours de ma vie, j’ai aussi incorporé progressivement d’autres disciplines à ma pratique, comme l’installation, la photographie, la vidéo et la performance. Malheureusement, ma famille a toujours rejeté mon désir de devenir artiste, mais je n’ai jamais abandonné mon rêve : j’ai dû passer les examens d’entrée en école d’art en secret. Depuis que j’ai décroché un diplôme en peinture et éducation artistique à l’université Dicle en 2004, j’ai travaillé à la fois comme artiste et comme designer, et j’ai enseigné l’art à Batman, Diyarbakır et Istanbul.

CÖ : Quelles sources, quels artistes et quelles œuvres influencent votre art ? Parlez-nous de vos premières sources d’inspiration.

FI : Enfant, j’étais timide et calme ; je rêvassais beaucoup et aimais me sentir seule dans la foule, mais j’étais aussi très curieuse de nature. Je trouvais un havre de paix dans la maison de mes grands-parents, que ma famille avait laissée à l’abandon. J’y ai découvert un trésor : tout un monde de vieux livres, revues et journaux sur l’histoire, la migration, la mythologie, le cinéma, la bande dessinée ou les contes de fées, qui appartenaient jadis à mon oncle cinéphile. J’y restais des jours durant, sans que ma famille le remarque, à réfléchir, à lire et à peindre. Je trouvais l’évasion dans l’art, la littérature et la philosophie.

CÖ : Dans votre œuvre, vous nous montrez les manières alternatives d’être une femme en allant au-delà des stéréotypes sur les Orientales et en vous offusquant des rôles de genre construits socialement. Quels sont les principaux thèmes que vous abordez ?

FI : Mes œuvres sont liées aux expériences que j’ai vécues, à la critique sociale et à la nécessité des mouvements sociaux ; elles sont alimentées par des questions de genre, de politique du corps, de religion, de patriarcat et de féminicide qui m’ont taraudée toute ma vie. Un thème récurrent est l’oppression que subissent aujourd’hui encore les Kurdes en Turquie. La justice et la liberté sont donc des notions clés de mon travail. Plus précisément, je saisis et j’entrelace mes souvenirs, mes rêves, ma psyché, la mémoire collective kurde, les luttes des femmes, les conceptions religieuses de ma famille et les politiques oppressives de l’État. J’essaie de travailler sur l’impact psychologique de toutes ces problématiques sur les femmes qui m’entourent.

Fatoş Irwen : la mémoire collective en formes charnelles - AWARE Artistes femmes / women artists

Fatoş Irwen, Bahar Temizliği [Nettoyage de printemps], photo-performance, 2010, Sur, Diyarbakır

Dans mes performances, j’utilise la chevelure de manière récurrente. Parce qu’il contient un souvenir charnel et temporel, je crois que le cheveu humain caractérise parfaitement les concepts de vie, de mort et de dissidence. Je l’utilise dans des œuvres comme Bahar Temizliği [Nettoyage de printemps, 2010] et Patolojik Hafıza [Mémoire pathologique, 2012]. Olağan Zamanın Dışında [Temps exceptionnels, 2010] montre aussi des cheveux humains comme marqueurs de la mémoire, de la mort et du cycle de la vie.

Fatoş Irwen : la mémoire collective en formes charnelles - AWARE Artistes femmes / women artists

Fatoş Irwen, Olağan Zamanın Dışında [Temps exceptionnels], photo-performance, 2010, Diyarbakır

Cette performance est née d’un événement singulier, mais représente les histoires de beaucoup de révolutionnaires kurdes. Je me rappelle, quand j’étais enfant, avoir entendu parler d’un révolutionnaire, mort tragiquement, dont la tombe avait été détruite. Encore aujourd’hui, on va très loin pour annihiler la mémoire des Kurdes et cela a une incidence très forte sur moi, que j’essaie de revisiter dans mon travail. Dans ce contexte, le cheveu constitue une vision poétique et représente un espoir face aux politiques de destruction et de pouvoir.

Fatoş Irwen : la mémoire collective en formes charnelles - AWARE Artistes femmes / women artists

Fatoş Irwen, Füg [Fugue], photo-performance (série photographique), 2012, Diyarbakır

Füg [Fugue, 2012] est une performance que j’ai créée à la suite de ma première garde à vue, pendant laquelle j’ai été abusée physiquement et sexuellement. Elle a pris place dans une salle de bain remplie de plantes d’extérieur, de buissons, de feuilles, de poissons morts, de fruits, de traces de bottes. Elle s’est poursuivie jusqu’à ce que tout, dans la vapeur, devienne abstrait. Cette œuvre témoigne de mon état mental d’alors, qui oscillait entre l’éveil et le rêve, et symbolise mes tentatives de guérir et de me libérer du fardeau de ces souvenirs atroces. Les éléments naturels représentent ma régression infantile, ils reprennent chaque couleur et chaque objet de ma mémoire, comme si j’étais sur mon lit de mort, tandis que les objets du quotidien montrent la réalité crue de ce que j’ai subi.

Traduit de l'anglais par Charlotte Matoussowsky.

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