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Lina Bo Bardi et la revue Habitat

25.10.2016 |

Couverture de Habitat, n°1, oct-déc 1950 (dessinée par Lina Bo Bardi). Photo courtesy Instituto Lina Bo e P.M. Bardi.

Dès 1950, Habitat, « revue d’architecture et art au Brésil », est l’outil d’un ambitieux projet d’action culturelle mené par l’architecte Lina Bo (1914-1992) et par Pietro Maria Bardi, son mari et cofondateur de la revue.

Lina Bo Bardi et la revue Habitat - AWARE Artistes femmes / women artists

Lina Bo Bardi au Brésil en 1948, lors du carnaval, avec un collier dessiné par elle. Photo courtesy Instituto Lina Bo e P.M. Bardi.

Convoquant autour de l’architecture toutes les disciplines – de l’art au design, de la danse à la mode, de la photographie à l’artisanat – Habitat vise la définition d’un environnement moderne, au sens le plus large du mot, en tant que « dignité, moralité de vie et, par conséquent, spiritualité et culture », comme l’indique son premier éditorial1. En parfaite résonance avec la transformation sociale et culturelle en cours à São Paulo dès les années 1940, lorsque cette métropole industrielle en pleine croissance se convertit en capitale économique et culturelle du pays, les ambitions de cette revue multidisciplinaire incarnent aussi l’enthousiasme, tout européen, de ses fondateurs : un couple d’intellectuels italiens rescapés de la guerre et fraîchement débarqués au Brésil, pays jeune et « condamné au moderne », selon l’heureuse expression de Mário Pedrosa2. Là, ils tentent de mettre en pratique les idées d’avant-garde mûries en Europe avant le conflit, par les outils qui leur correspondent respectivement le mieux. Pietro Maria Bardi, critique et galeriste3, assumera ainsi la direction du Musée d’Art de São Paulo (MASP), tandis que pour Lina Bo Bardi, déjà illustratrice de la revue Lo Stile (dirigée par Gio Ponti), éditrice de Domus et de Quaderni di Domus, rien de tel qu’une revue d’architecture. Bien que fondée à quatre mains avec son mari et étroitement liée à la politique culturelle du MASP, Habitat est ainsi éminemment redevable de la pensée et de la démarche intellectuelle de Lina Bo Bardi, qui en assume activement la direction pendant les quinze premiers numéros, d’octobre 1950 à décembre 19534.

Dans un contexte éditorial où les deux seuls périodiques d’architecture (Arquitetura e engenhariaet Acrópole) avaient un caractère éminemment technique et qu’aucune véritable revue d’art, au sens propre du terme, n’existait encore dans le pays, Habitat peut être reconnue comme la pionnière d’un modèle destiné à s’affirmer sur la scène brésilienne jusqu’aux années 1960. Axé sur l’architecture, ouvert à tout type de discipline et visant la construction d’une esthétique moderne à caractère national, ce modèle sera repris et continué par Arquitetura e decoração, Brasil Arquitetura Contemporânea et Módulo, toutes fondées au cours des années 1950.

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Couverture de A Cultura della vita, no 9, juin 1946. DR.

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Couverture de Habitat, n8, avec le projet de Lina Bo Bardi pour le Museo de Arte de Sao Paulo. Photo courtesy Instituto Lina Bo e P.M. Bardi.

Habiter moderne

L’habitat, ou l’art d’« habiter moderne », est un thème cher à Lina Bo depuis l’époque de sa collaboration, en Italie, avec Grazia, Lo Stile et A Cultura della vita. Ce thème s’avère particulièrement urgent dans un pays en pleine expansion démographique comme le Brésil, où les grandes disparités sociales se manifestent, aux yeux de la jeune immigrée, dans le contraste architectural entre les grands gratte-ciels modernistas, déjà célébrés autour du monde5, et les humbles demeures sur pilotis des classes sociales les plus démunies. Le constat de ce grand écart social renforce chez Lina Bo Bardi l’urgence d’intervenir, à travers l’art et l’architecture, dans l’amélioration des conditions de vie des couches les plus pauvres et, en même temps, dans l’éducation sociale de la nouvelle classe moyenne, perçue à juste titre comme la véritable protagoniste de la rapide évolution économique et culturelle de grandes villes du pays.

Riche de son expérience italienne pour des périodiques, entre autres, destinés à un public large (tels Vetrina e negozio et Bellezza), avec Habitat, elle a pour ambition de s’adresser à la fois aux classes populaires – pour les éveiller et les émanciper à travers l’art – et à la classe moyenne – afin de transformer sa notion élitiste de culture. Dans un grand format6 à la finition soignée, une large variété de qualités de papier et une attention marquée à son aspect graphique, Habitat ne cache pas son objectif de convier les différents acteurs sociaux vers un projet démocratique de culture et de société, à la fois accessible et extrêmement ambitieux. Si, pendant les premières années 1950, il serait réducteur de définir Habitat comme une simple revue d’architecture7, cette dernière demeure néanmoins l’élément catalyseur de son programme culturel. Dotée d’une « fonction artistiquement sociale »8, l’architecture est, au sens propre que Lina Bo Bardi attribue au terme, un moyen de transformer le quotidien des villes et les mentalités de ses habitants.

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Couverture de Habitat, no 1, oct-déc 1950 (dessinée par Lina Bo Bardi). Photo courtesy Instituto Lina Bo e P.M. Bardi.

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« Amazonas. O povo arquiteto » (« Amazonie. Le peuple architecte »), dans Habitat , n1, oct.-déc. 1950. Photo courtesy Instituto Lina Bo e P.M. Bardi.

Laboratoire de concepts

Plusieurs réalisations de Lina Bo Bardi sont présentées au fil des premiers numéros de la revue, aussi variées que des projets architecturaux9, des meubles10 ou des bijoux11. Les articles qu’elle signe dans Habitat, en revanche, ne sont pas très nombreux12. C’est plutôt dans son agencement global que Habitat se constitue en laboratoire des principes théoriques de sa directrice et de son engagement intellectuel, social et politique. Dans les débats qu’elle décide d’héberger, dans les projets qu’elle souhaite comparer, dans l’association inédite entre disciplines différentes et entre époques artistiques éloignées, s’annoncent tous les points forts de la pensée de Lina Bo Bardi : sa conviction dans le pouvoir éducatif de la culture13, son refus des classifications dogmatiques et de tout formalisme14, sa propension au débat voire à la polémique15, sa conception avant-gardiste du musée16, et même la définition de « présent historique », dont elle fera sa devise jusqu’aux années 199017.

Les premières années de Habitat coïncident aussi avec la découverte, pour Lina Bo Bardi, d’une production populaire à caractère local. Dès les premiers numéros de la revue, en effet, des noms consacrés de l’architecture moderne y alternent avec les beautés anonymes des constructions indigènes18. En manifestant l’intérêt de sa directrice pour la contribution des arts populaires à la transformation du paysage et pour l’impact du « tropicalisme » sur l’architecture moderne, Habitat représente aussi le premier lieu de politisation d’une position intellectuelle qui amènera Lina Bo Bardi à Salvador de Bahia, dès la fin des années 1950, sur les traces des manifestations culturelles des peuples du nordeste19.

En définitive, Habitat représente à plusieurs égards la boîte à outils idéale de l’intellectuelle sui generis que fut sa première directrice. Sa multidisciplinarité en tant que principe créatif et critique, correspond parfaitement à l’approche d’une architecte qui, ayant construit relativement peu, s’est exprimée dans une activité multiforme et éclectique qui ne saurait en aucun cas se limiter à l’architecture stricto sensu. D’autre part, dans le format même de la revue, en tant que support organisé et lieu composite de débat, on retrouve ce trait particulier que Marcelo Ferraz a identifié comme essentiel dans la poétique de Lina Bo Bardi : la rigueur qui se marie à la liberté20. Dans Habitat, plus que dans tout autre création de l’architecte, en effet, le discernement rationnel qui permet d’embrasser dans un cadre cohérent les différentes époques, disciplines et systèmes de valeur, se conjugue de manière très réussie à la désinvolture de l’imagination, sans préjugé et au-delà de tout dogmatisme.

 

Cecilia Braschi est historienne de l’art et doctorante à l’Université de Paris I. Ses recherches portent sur les mouvements d’art abstrait européens et sud-américains après 1945 et sur les réseaux artistiques entre ces deux continents, notamment à travers les périodiques spécialisés. Chargée de recherche à la Fondation Giacometti de 2005 à 2012, elle a aussi publié plusieurs études sur Alberto Giacometti. Depuis 2015, elle est responsable des expositions pour l’Hôtel de Caumont Centre d’art, à Aix-en-Provence.

1
« ambiente, dignidade, conveniência, moralidade de vida, e portanto espiritualidade e cultura », « Prefácio », Habitat, décembre 1950, no 1, p. 1.

2
Mário Pedrosa, « Brasília, a cidade nova » [communication au Congrès international des critiques d’art], Jornal do Brasil, 19 sept. 1959. Repris dans : Mário Pedrosa, Dos murais de portinari aos espaços de Brasília, São Paulo, Perspectiva, 1981, p. 345-353.

3
Pietro Maria Bardi (1900-1999) est notamment le fondateur, avec Massimo Bontempelli, de la revue Quadrante et directeur de la Galleria di Roma, dans les années 1920.

4
Elle est temporairement relayée par Flávio Motta pour les numéros 10-13, ensuite définitivement remplacée par Abelardo de Souza, puis par Geraldo Ferraz.

5
Notamment grâce à la publication du MoMA : Brazil Builds (1943) que Lina Bo connaît avant d’arriver au Brésil.

6
42,5 x 29 cm.

7
À partir de 1954, lorsque Lina Bo Bardi quitte sa direction, Habitat s’affiche en revanche, dans son sous-titre, comme « revue d’architecture ».

8
« Função artisticamente social » , dans « Prefácio », art cit.

9
Voir notamment : « Um restaurante », Habitat, mars 1951, no 2, p. 28-29. « Museu à beira do Oceano », Habitat, 1952, no 8, p. 6-11. « Residência no Morumbi », Habitat, novembre 1953, no 10, p. 36-41.

10
« Moveis novos », Habitat, novembre 1950, no 1, p. 53-55. « Nova poltrona », Habitat, septembre 1953, no 12, p. 36-37.

11
« Ourivesaria », Habitat, mars 1952, no 6, p. 34-35.

12
On renvoie tout de même, pour les plus importants, à : Silvana Rubino et Marina Grinover (éds.), Lina por escrito. Textos escolhidos de Lina Bo Bardi, São Paulo, Cosac & Naify, 2009.

13
Lina Bo Bardi, « Primeiro: escolas », Habitat, septembre 1951, no 4, p. 1.

14
Lina Bo Bardi, « Bela criança », Habitat, mars 1951, no 2, p. 3.

15
Préface de Lina Bo Bardi à : Max Bill, « O arquiteto, a arquitetura,  a sociedade », Habitat, février 1954, no 14, n. p.

16
Voir en particulier l’article de Lina Bo Bardi, « Função social dos museus », Habitat, décembre 1950, no 1, p. 17.

17
Voir à ce propos : « Nao começamos pela forma » entretien de Raíssa de Oliveira à Marcelo Ferraz, repris dans : Marcelo Ferraz, Arquitetura conversável, Rio de Janeiro, Azougue, 2011, p. 161-178.

18
Voir en particulier : « Amazonas. O povo arquiteto », Habitat, décembre 1953, no 1 et Cirell Czerna, « Porque o povo é arquiteto? », Habitat, juin 1951, no 3.

19
Voir à ce propos : Eduardo Pierrotti Rossetti, Tensão moderno/popular em Lina Bo Bardi: nexos de arquitetura, Salvador da Bahia, Universidad Federal da Bahia, 2002.

20
Marcelo Ferraz, Arquitetura conversável, op. cit.

Pour citer cet article :
Cecilia Braschi, « Lina Bo Bardi et la revue Habitat » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 25 octobre 2016, consulté le 20 avril 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/lina-bo-bardi-and-the-magazine-habitat/.

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