Entretiens

ORLAN, entre artiste et robot

24.03.2018 |

Orlan, Self-hybridation Opéra de Pékin no 10, 2014, photographie couleur, 120 x 120 cm, © ADGAP, Paris

Nathalie Ernoult : Vous dites que votre corps est devenu un lieu du débat public. En faisant de votre corps la matière première de votre œuvre, vous auriez pu glisser vers une démarche narcissique. Comment avez-vous fait pour éviter cela ?

ORLAN : Il s’agit d’être tantôt objet, tantôt sujet.
Narcisse est absolument utile et nécessaire pour survivre. Mais bien sûr il ne faut pas se perdre dans son reflet. On peut considérer toutes mes œuvres comme des autoportraits. Bien que je me sente moi-même irreprésentable et infigurable. Toute image de moi-même peut être considérée comme un pseudonyme, qu’elle soit présence charnelle, ou verbale, ou médicale…, toute représentation est insuffisante, mais ne pas en produire serait pire. Ce serait être sans figure, sans image, sans représentation.

NE : L’identité est un thème majeur de votre œuvre. Quels rapports y a-t-il entre un être humain et son corps ? Jusqu’à quel point est-il possible de modifier son apparence physique sans que la perception de sa propre identité soit modifiée ?

O. : J’aime les identités mutantes, multiples, mouvantes et nomades. Notre identité évolue sans cesse en fonction de ce qui nous arrive et de notre environnement. La nature nous montre la voie de la transformation et du changement physique entre l’apparence d’un bébé et celle du même être qui devient adolescent puis adulte, puis un vieux ou une vieille, puis un très vieux ou une très vieille personne. Notre apparence physique est complètement modifiée, alors que nous restons la même personne. Je pense que de vieilles idées nous habitent et nous font croire que nous ne pouvons pas attaquer le corps. Cependant, des rotules, comme des hanches, des dents, voire des cœurs, ont été remplacées, et récemment des greffes de visage ont été réalisées.

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Orlan, Le Baiser de l’artiste, 1977, sculpture et piédestal du Baiser de l’artiste, photographies noir et blanc, socle en bois, fleurs, cierges, lettres en plastique, chaise, bande sonore, 225,5 x 170 x 70 cm, © ADGAP, Paris

NE : Vous avez écrit un manifeste de l’art charnel, le distinguant du body art, notamment sur la question de la douleur… En quoi l’art charnel, tel que vous l’avez nommé et travaillé, se distingue-t-il du body art ?

O. : L’art charnel est un travail d’autoportrait au sens classique, mais avec des moyens technologiques qui sont ceux de son temps. Il oscille entre défiguration et refiguration. Il s’inscrit dans la chair parce que notre époque commence à en donner la possibilité. Le corps devient un ready-made modifié car il n’est plus ce ready-made idéal qu’il suffit de signer.
Contrairement au body art, dont il se distingue, l’art charnel ne désire pas la douleur, ne la recherche pas comme source de purification, ne la conçoit pas comme rédemption. L’art charnel ne s’intéresse pas au résultat plastique final, mais à l’opération chirurgicale-performance et au corps modifié, devenu lieu de débat public.

NE : En 1977, à la FIAC, vous avez réalisé une œuvre plastique, qui figure dans la collection du FRAC des Pays de la Loire, à partir de laquelle vous avez fait une performance : le Baiser de l’artiste.

O. : La sculpture était composée d’un grand socle (225,5 x 170 x 70 cm), d’une photo grandeur nature où j’étais déguisée en Madone, sainte ORLAN, à qui il était possible de mettre un cierge pour 5 francs. De l’autre côté du socle, il y avait mon buste, détouré, collé sur bois, qui était comme un distributeur de baisers, derrière lequel je pouvais m’installer et il était possible d’avoir un vrai baiser, un french kiss, pour 5 francs. Cette performance, qui dénonçait les stéréotypes de la mère et de la prostituée, a eu lieu dans le temple du marché de l’art.

NE : Quels sont aujourd’hui vos rapports avec ce marché ?

O. : J’ai créé cette performance à partir d’un texte, « Face à une société de mères et de marchands », qui commençait par « Au pied de la croix, Marie et Marie-Madeleine », deux stéréotypes auxquels il est difficile d’échapper quand on est femme. Donc, dès 1977, je dénonçais le marché de l’art. Dans toute mon œuvre, dans toute ma vie, je n’ai jamais fait de compromis pour vendre. C’est seulement depuis une vingtaine d’années que certaines séries de mon œuvre se vendent bien.

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Orlan, Étude documentaire : Le Drapé – Le Baroque, Sein unique, Monstration phallique, 1983, photographie en noir et blanc, 100 x 100 cm, © ADGAP, Paris

NE : Avec votre personnage de sainte ORLAN, vous reprenez l’iconographie judéo-chrétienne pour mieux dénoncer les diktats de la religion chrétienne qui pèsent sur le corps des femmes. Quels sont vos liens avec la religion ?

O. : Pour moi, Dieu n’est pas une hypothèse de vie ni de travail.
Je n’ai pas eu d’enseignement religieux, je travaille sur les pressions sociales, politiques, culturelles et religieuses qui s’impriment dans les corps et les chairs, notamment féminines. Actuellement, la censure revient parce que la religion augmente les pressions. Les religions ont toujours été discriminantes et insultantes pour les femmes car elles ont été faites par les hommes et pour les hommes. Et les politiques s’en servent pour contraindre, manipuler les corps et les têtes, et imposer leur pouvoir. La Manif pour tous essaie de régir et d’interdire nos libertés. Pour les artistes qui travaillent avec leur corps, et s’il n’y a pas de liberté, il n’y a plus d’expression possible.
Tout le monde a un corps, tout le monde sait ce que c’est d’avoir un corps. Quand on est croyant, il est dit que les humains sont faits à l’image de Dieu, donc ça paraît absurde de ne pas montrer les corps, la nudité, les sexes, la sexualité.
Nous sommes en train de vivre une censure aberrante, incroyable, avec l’œuvre Domestikator (2015) de Joep Van Lieshout, qui a été interdite dans les jardins des Tuileries alors qu’elle devait faire partie du parcours de la FIAC, ou avec Tree (2014) de Paul McCarthy, qui a été vandalisé trois ans plus tôt.

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Orlan, Self-hybridation africaine, masque tricéphale ogoni du Nigeria et visage mutant de femme franco-européenne, 2002, photographie couleur, 125 x 156 cm, © ADGAP, Paris

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Orlan, Tentative de sortir du cadre avec masque, 1965, photographie vintage noir et blanc, 6,5 x 10,5 cm, © ADGAP, Paris

NE : Pensez-vous aujourd’hui que la religion chrétienne est encore en mesure d’imposer ses diktats ? Avez-vous le projet de travailler sur le corps de la femme musulmane ou de la femme juive ?

O : Non. C’est vraiment à elles de le faire, mais s’il leur fallait un coup de main, je serais là bien évidemment

NE : Très tôt, dans vos performances, vous avez utilisé votre corps comme matériau afin de dénoncer les stéréotypes attachés à la beauté féminine. Les féministes des années 1970 ont affirmé que le corps était politique. Est-ce que Self-Hybridations (2007), série dans laquelle vous mixez différents standards de la beauté, est une illustration de ce slogan ?

O : C’est une évidence, le corps est politique, le privé est politique, qu’on le veuille ou non. L’art et les artistes qui m’intéressent sont ceux et celles qui ne se regardent pas que le nombril mais qui portent un regard sur notre société, sur les phénomènes de société du moment et sur le monde. Pour moi, les artistes doivent avoir une attitude responsable et bien définie. En tant que femme artiste, je me suis interrogée et j’ai donné mon point de vue sur les stéréotypes de la beauté féminine, comme dans les œuvres que j’ai faites à partir de La Naissance de Vénus (vers 1484-1485) de Botticelli, mais aussi sur d’autres phénomènes de société, comme le marché de l’art avec le Baiser de l’artiste ou Se vendre sur les marchés par petits morceaux (1976-1977).

J’ai aussi créé des œuvres contre le harcèlement qu’opère le football, devenu une sorte de nouvelle religion, et dernièrement j’ai réalisé des jeux vidéo sous forme d’installations interactives où l’on joue en investissant tout son corps. C’est un jeu où tuer n’est pas jouer. Les Self-Hybridations sont des œuvres postopératoires, faites avec mon visage transformé par la technologie de la chirurgie qui se propose de donner l’hospitalité, la culture de l’autre, en mixant et en hybridant des standards de beauté, ou même en utilisant mon visage qui essaie de se désinscrire des standards de beauté.

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Orlan, MesuRage d’institution : le Centre Georges-Pompidou, 1977, film, 1’43’’, © ADAGP, Paris

NE : En vous servant de votre corps comme unité de mesure de différents espaces publics, vous avez pris au mot la formule de Protagoras : « L’homme est la mesure de toute chose. » En cela, vous avez confronté votre propre réalité, celle de votre corps, avec celle d’une convention établie, le mètre étalon. Que cherchiez-vous à démontrer ? L’humanité peut-elle vivre sans convention ?

O : J’ai pris au mot la formule de Protagoras. L’humain est la pleine mesure de toute chose, mais l’humain, et dans mon cas l’humaine, puisqu’il s’agissait de prendre mon corps comme élément de mesure1, pour mesurer des musées et/ou des rues portant le nom de vedettes consacrées de l’histoire de l’art. Mais j’ai en même temps interrogé cette consécration faite par les hommes et pour eux. Peu de rues portent le nom d’une femme. J’ai déposé un ORLAN-corps, un instrument avec lequel on peut décider de mesurer le monde. D’ailleurs, Jan Fabre l’a utilisé pour une performance afin de mesurer son nouveau théâtre à Anvers, qui s’appelle Troubleyn. Et j’ai très envie de me confronter au mètre étalon en mesurant la ligne du méridien qui passe à la Monnaie de Paris en même temps qu’un conservateur du mètre étalon mesurerait cette même distance.

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Orlan, Refiguration / Self-Hybridation, série indienne-américaine #11 : portrait peint de La-dóo-ke-a, Buffalo Bull, un grand guerrier pawnee, avec un portrait photographique d’ORLAN, 2006, photographie numérique, 152,5 x 124,5 cm, © ADGAP, Paris

NE : Toute votre œuvre privilégie le mixte plutôt que le semblable, le pluriel plutôt que le singulier, la multiplicité plutôt que l’unité, la diversité plutôt que l’uniformité, l’hétérogénéité plutôt que l’homogénéité. Comment expliquez-vous cette volonté de faire disparaître l’unicité de votre corps en l’intégrant dans celui de l’autre ou en intégrant celui de l’autre dans le vôtre ?

O : Le diable dit « je suis multiple », mais il ne s’agit pas de faire disparaître l’unité de mon corps, car il s’agit non pas de mon corps mais de sa représentation et de la volonté de créer une œuvre symbolique de l’hospitalité, en donnant à d’autres cultures et à leur représentation une place à l’intérieur de moi, mixer et hybrider deux œuvres de cultures différentes.
Dans mon œuvre, j’utilise toujours la leçon du baroque qui nous montre le bien et le mal en même temps : il représente sainte Thérèse qui jouit de la flèche de l’ange dans une extase extatique « et » érotique (Lacan a en a beaucoup parlé), alors que la culture chrétienne nous demande de choisir entre le bien « ou » le mal. Dans la continuité de cette idée s’allient alors la photographie, qui depuis assez peu de temps est considérée comme de l’art, et les nouvelles technologies, telle la réalité augmentée qui a des difficultés à acquérir le même statut. C’est une des leçons du baroque avec laquelle j’ai le plus travaillé. Beaucoup de mes œuvres ont été construites avec ce « et ».

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Orlan, La Liberté et deux ORLAN-corps en écorchées, 2013, image 3D imprimée sur papier, © ADGAP, Paris

NE : Vous avez toujours su faire évoluer votre pratique artistique en fonction des nouvelles technologies. Avec le numérique, votre corps devient virtuel et dénué de peau, comme dans La Liberté en écorchée (2013). Avec la réalité augmentée, votre avatar en 3D jongle avec les masques de l’opéra de Pékin. On est alors passé d’une performance avec un corps charnel, qui mesure, produit des sécrétions, à une performance où le corps, votre corps, est dématérialisé. Vos recherches vont-elles se poursuivre dans ce sens ?

O : Comme je le disais plus tôt, ce qui est important c’est le « et », je ne suis pas contre le virtuel ni contre le réel.
C’est toujours le « et » du baroque car les œuvres postopératoires ont été créées grâce à l’opération charnelle et elles ne peuvent être montrées que parce qu’il y a une intervention technologique. La matérialité ou l’immatérialité ne m’intéressent pas en soi, car cela dépend de ce que je veux dire, du cadre. Et passer de l’une à l’autre ne me pose aucun problème si cela sert mon propos.
Par exemple, les Masques Pékin opéra, Facing Designs et réalité augmentée (2014) n’ont pas été créés parce que je suis fascinée par les technologies et la réalité augmentée, mais parce que, grâce à elles, je pouvais dire deux choses importantes sur l’opéra de Pékin. La première était un positionnement féministe puisque, traditionnellement, les femmes ne pouvaient pas interpréter leur rôle, qui était joué par des hommes. Cela m’a permis de sortir de l’œuvre en dérangeant la règle de l’opéra de Pékin : en apparaissant en tant que femme artiste qui réinvente les acrobaties de l’opéra de Pékin. J’ai utilisé les nouvelles technologies pour faire changer les mentalités, car nous baignons tous dans ces technologies et, pourtant, lorsque les collectionneurs viennent dans une galerie, ils descendent de leurs voitures, qui seront bientôt des voitures autonomes, sans chauffeur, ils ont tous un smartphone dans la poche et prennent des images de leur famille, de leurs amis. Ils disposent de tous les gadgets possibles chez eux, ils sont imprégnés par les nouvelles technologies et, pourtant, quand ils arrivent dans une galerie, ils considèrent que tout ce qui est technologique n’est pas de l’art, ils veulent voir et acheter des dessins et des peintures.
Donc, j’ai voulu faire une œuvre qui est d’apparence classique, mais, si on télécharge l’application gratuite Augment, on peut scanner l’œuvre et me faire sortir de l’œuvre 3D fabriquée à partir du scan de mon corps animé, et l’on peut me voir faire des acrobaties de l’opéra de Pékin par l’intermédiaire de mon avatar ; on peut également se prendre en photo avec ses ami·e·s et envoyer l’image dans le monde entier, ce qui crée du lien et de la participation.

Actuellement, je travaille sur mon microbiote et surtout, pour le Grand Palais, sur un humanoïde qui parle et qui a mes expressions. L’Orlanoïde est une œuvre évolutive qui se fonde, entre autres, sur le système de deep learning, technique d’apprentissage automatique activée par des réseaux de neurones numériques. Imaginée spécialement pour l’exposition Artistes & robots, l’œuvre se présente sous la forme d’un corps hybride, électronique et verbal, à l’apparence de l’artiste, dont le cœur est rendu visible par transparence. L’ensemble se réverbère à l’infini dans des miroirs en démultipliant l’Orlanoïde. Ce robot central dialogue avec son clone qui prend la forme d’une autre tête posée sur un bras mécanique et un socle. De l’autre côté, un grand écran LED diffuse une vidéo préenregistrée montrant deux autres visages d’ORLAN qui questionnent directement le robot en utilisant l’intelligence collective. Grâce à ce dialogue et à la transparence de ce corps robotique, l’œuvre a l’aspect d’un strip-tease à la fois électronique et verbal. Elle s’inscrit dans une démarche artistique qui consiste à interroger le statut du corps dans la société, en soulignant les pressions culturelles, traditionnelles, politiques et religieuses qui s’impriment dans les corps. Avec Orlanoïde, l’artiste questionne à nouveau ce statut, cette fois par rapport aux nouvelles technologies qui cherchent à reconstruire et à réinventer les corps.

 

ORLAN montre son travail dans l’exposition Artistes & robots au Grand Palais, à Paris, du 5 avril au 9 juillet 2018.

1
ORLAN, MesurAGEs, depuis les années 1970.

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Pour citer cet article :
Nathalie Ernoult et ORLAN, « ORLAN, entre artiste et robot » in Archives of Women Artists, Research and Exhibitions magazine, [En ligne], mis en ligne le 24 mars 2018, consulté le 28 mars 2024. URL : https://awarewomenartists.com/magazine/orlan-entre-artiste-robot/.

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