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Toucher les objets dans l’obscurité avec Claude Cahun

19.09.2025 |

Claude Cahun, Le Chemin des chats V, vers 1948, impression monochrome, 20,9 x 16 cm, Jersey Heritage Collection

« Aujourd’hui, pour goûter entièrement le parfum de tes baisers, que ton mouchoir de soie me soit un bandeau sur les yeux1. » Ce vers est extrait de Cigarettes (1918), un texte symboliste écrit par l’artiste et auteur·ice Claude Cahun (1894-1954) à ses débuts – sous un autre nom d’emprunt allitératif, Daniel Douglas, d’après le très « mauvais homosexuel » lord Arthur Douglas, amant d’Oscar Wilde2. La persistance de l’érotisme de l’obscurité, des voiles, du brouillard et de la vision occultée peut être retracée à travers tout l’œuvre de Cahun. C’est le cas dans Vues et Visions, d’abord publié en 1914 (Cahun a alors dix-neuf ans et signe d’un autre pseudonyme allitératif, Claude Courlis) ; annonciateur de la suite de son œuvre, le texte est traversé de vues et de visions fuyantes, instables, partielles, floues, masquées, déformées et délicieusement obscurcies.

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Claude Cahun, Le Chemin des chats V, vers 1948, impression monochrome, 20,9 x 16 cm, Jersey Heritage Collection

À l’occasion d’un événement récemment organisé par AWARE à Paris, je me penchais sur Le Chemin des chats (vers 1948), série photographique tardive de Cahun et de Marcel Moore, sa·on partenaire et collaborateur·ice artistique3. Dans cette série, Cahun marche dans les pas de leur chat Nike qui, tenu en laisse, lui ouvre la voie4. Je m’arrêtais plus particulièrement sur le fait que, dans ces photographies, Cahun marche pieds nus et yeux bandés, et tentais de retracer l’intérêt continu de l’artiste pour le (sens félin du) toucher et les plaisirs de l’interdépendance, contre les valeurs dominantes de l’oculocentrisme (tendance à privilégier la vue aux autres sens dans les cadres épistémologiques occidentaux, en particulier lorsqu’elle est comprise comme le sens le plus proche des idéaux de l’objectivité et de la raison pure).

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Claude Cahun, Objet, 1936, bois et peinture avec balle de tennis, cheveux et objets trouvés, 13,7 x 10,7 x 16 cm © Art Institute of Chicago / Through prior gift of Mrs. Gilbert W. Chapman / Bridgeman Images

Avec ce texte, je souhaite prolonger cette recherche par l’étude d’un petit assemblage sculptural de Cahun conservé à l’Art Institute of Chicago sous le titre posthume Objet. D’abord présenté lors de l’Exposition surréaliste d’objets à Paris en 1936, il s’agit d’un œil écarquillé, injecté de sang et regardant droit devant lui. Peint sur une balle de tennis, l’œil est placé sur un minuscule piédestal, tel l’organe désincarné de la vue, isolé du reste du corps, et flotte dans le ciel parmi les nuages.

Pour contrer le fantasme trompeur du détachement supérieur de l’œil, Cahun propose des correctifs ; d’abord, iel introduit dans la scène une petite main de poupée, qui accompagne le noble organe de la vue de la possibilité du toucher digital. Les mains sont un motif récurrent dans l’œuvre de Cahun et de Moore, comme en témoigne la sélection d’images publiée avec ce texte. Dans l’assemblage Objet, la main peut être comprise comme une exhortation à ne pas détacher la vue du toucher. Ensuite, par les poils pubiens collés par Cahun sur le haut de l’œil, l’organe optique devient également un organe sexuel. L’œil est érigé à la verticale, direction potentiellement phallique, mais aussi tourné latéralement, de manière à évoquer ostensiblement l’apparence d’une vulve. L’ajout de poils pubiens (sont-ils ceux de Cahun ?) souligne le potentiel génital (genré de manière ambiguë ou multiple) de l’œil.

À travers l’assemblage de parties fragmentaires, Objet reconfigure l’idée de l’incarnation, à la fois optique, haptique et sexuelle. L’œuvre nous invite à nous poser ces questions : Qui a avantage à ce que l’on sépare la fonction de l’œil du reste du corps ? Que se passe-t-il lorsque la « vue du dessus » transcendantale (ainsi théorisée par Donna Haraway) est redescendue au rang de la tactilité immédiate, prosaïque5 ? Comment les « usages de l’érotisme6 » (une formule d’Audre Lorde) peuvent-ils renverser l’oculocentrisme ? Qu’impliquerait de percevoir le monde par le biais des organes sexuels ; de « faute de le voir, je le sens » (pour reprendre Shakespeare) ; de sentir avec les fingereyes7 [yeux des doigts] (terme forgé par la théoricienne de l’animalité trans Eva Hayward) ?

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Claude Cahun, Sans titre (Mains), vers 1936, tirage gélatino-argentique développé, 25,3 x 19,8 cm, Centre Pompidou, MNAM-CCI/Jacques Faujour/Dist. GrandPalaisRmn

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Claude Cahun, Sans titre (Mains et table), 1936, impression monochrome, 11 x 8 cm, Jersey Heritage Collection

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Claude Cahun, Mains, vers 1936, impression monochrome, Jersey Heritage Collection

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Claude Cahun, La Main sèche, 1939, négatif monochrome, 115 x 85 mm, Jersey Heritage Collection

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Claude Cahun, Je tends les bras, 1932, négatif monochrome, 115 x 85 mm, Jersey Heritage Collection

Concomitamment à l’Exposition surréaliste d’objets paraît un numéro de Cahiers d’art sur le thème de « l’objet ». Dans sa contribution à la revue, un essai intitulé « Prenez garde aux objets domestiques », Cahun soutient que les objets triviaux du quotidien ont des pouvoirs et des animéités latents, étranges, non utilitaires, irrationnels, inconnus et potentiellement libératoires, avec lesquels il nous faut entrer en contact. Le contact physique est primordial, et ces potentialités des objets domestiques doivent être mobilisées par l’expérience plus qu’au niveau conceptuel. Cahun insiste sur l’impossibilité de nous contenter de lire des choses à leur sujet ou de les regarder depuis une distance raisonnable, détachée (comme un œil flottant dans le ciel) : « Je n’en finirais pas de vous parler de ces objets qui vous parleront mieux eux-mêmes, qui nous parleraient mieux encore si nous pouvions y toucher et dans l’obscurité8. »

En plus de toucher les objets dans l’obscurité, Cahun souhaite aussi que nous utilisions nos mains pour « manier, apprivoiser, fabriquer9 » nos propres objets irrationnels. Outre le terme « manier », dans la phrase suivante de l’essai Cahun a encore recours au champ lexical de la main : « À certains égards, les travailleurs manuels seraient mieux placés que les intellectuels pour en saisir le sens, si tout dans la société capitaliste, y compris la propagande communiste, ne les en détournait10. »

La bourgeoisie intellectuelle, qui (comme Cahun) n’a pas à se salir les mains avec le travail manuel, est habituellement (comme l’œil désincarné d’Objet) trop haut perchée dans les nuages du conceptualisme pour comprendre – de manière intime et tactile – les animéités anti-instrumentalistes, non rationalistes et immédiates des objets. Dans le même temps, cell·eux qui doivent jour après jour endurer la servitude du travail manuel n’ont généralement pas la possibilité de « toucher les objets dans l’obscurité » et de saisir leurs forces irrationnelles et potentiellement libératrices, car le capitalisme, par essence, aliène les travailleur·ses manuel·les des produits de leur travail.

Tel est, du moins, le souci de Cahun, qui écrit dans le Paris du milieu des années 1930. Son inclusion de la « propagande communiste » au sein de la « société capitaliste » est, dans le passage ci-dessus, une provocation délibérée. Cahun milite dans divers groupes révolutionnaires de gauche mais fait preuve d’une méfiance croissante envers l’injonction stalinienne faite à l’artiste révolutionnaire à produire une propagande communiste immédiatement intelligible, dans les formes du réalisme socialiste. Son pamphlet Les paris sont ouverts (1934) – initialement écrit à l’adresse de ses camarades de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR) en 1933 – ébauche une défense de l’esthétique avant-gardiste surréaliste et les possibilités d’une « action indirecte », pour reprendre ses termes.

Plutôt que de penser l’art révolutionnaire comme soumis à des critères prédéterminés afin de produire un message consciemment déclaratif, Cahun défend l’idée d’un art révolutionnaire qui pourrait rester mystérieux et indiscipliné, dont les effets potentiels pourraient se propager dans le monde par-delà la conscience et les intentions de l’artiste. Pour Cahun qui refuse de produire la propagande instructive exigée des artistes, le potentiel politique d’un poème ou d’une œuvre d’art peut se tenir à l’affût, comme une force latente, invisible, qui pourrait être activée à une date ultérieure indéterminée. En outre, si une œuvre est selon l’artiste d’emblée et ouvertement déclarée comme révolutionnaire, il se peut que, par la suite : « [Elle] cessera d’être révolutionnaire, [elle] pourra même devenir contre-révolutionnaire (La Marseillaise) lorsque la situation qui l’a inspiré[e] sera modifiée11. » L’exemple ici choisi de La Marseillaise est celui d’un chant initialement révolutionnaire, neutralisé lorsqu’il est devenu l’hymne national français.

L’inscription (assez cryptique) sur le socle jaune de l’assemblage Objet  renvoie à ce dernier point : « La Marseillaise est un chant révolutionnaire. La Loi punit le contrefacteur des travaux forcés. » En 1935 (l’année entre le pamphlet de Cahun [1934] et l’Objet [1936]), Jacques Duclos, membre éminent du Parti communiste français (PCF), déclare lors d’un rassemblement consacrant le Front populaire : « La Marseillaise est un chant révolutionnaire12. » Membre de Contre-Attaque, éphémère groupe révolutionnaire communiste (antistalinien) et antifasciste, Cahun se montre critique envers ce qui lui apparaît comme la politique réformiste menée par le PCF au tournant du Front populaire. De son point de vue, l’adoption des symboles nationaux (comme La Marseillaise) équivaut à un abandon de l’internationalisme socialiste et du dessein révolutionnaire. Lors d’un meeting de Contre-attaque en 1936, Cahun revendique un antinationalisme ardent et assène : « les hommes fanatisés par le patriotisme, fût-ce le patriotisme dit prolétarien, dit internationaliste, deviennent tôt ou tard les marionnettes des impérialistes13 ».

Les années 1930 sont marquées par des conflits internes et des divergences politiques au sein des mouvements de gauche. La frustration de Cahun quant à la trajectoire du PCF vient de sa quête d’une politique anticapitaliste et antifasciste qui soit aussi antinationaliste et – à l’opposé des préceptes staliniens de l’esthétique réaliste-socialiste – antirationaliste. Je tente d’écrire ailleurs de manière plus détaillée sur tous ces sujets ; pour l’instant, je me contenterai de revenir à la critique de l’oculocentrisme qui se fait jour dans l’art et les écrits de Cahun. Cette critique est liée à la primauté de la connaissance multisensorielle de la chair. Au-delà de la vue, désincarnée et instrumentaliste, et par-delà les formules rationalistes de la propagande communiste, l’œuvre de Cahun élargit les possibles d’une pratique déraisonnée et libératrice, qui alimente l’étrangeté, la contradiction, le désordre, l’illisibilité, la fluidité de genre et la désobéissance incarnée.

Dans des mémoires inachevés, Cahun réfléchit rétrospectivement aux années 1930 et déclare : « Le rationalisme discursif était le terrain d’élection de la jeune bande “révolutionnaire”, terrain qui n’était guère le mien […]. Je tentais d’expliquer aux “marxistes” : je suis chair animée, indivisible, réfractaire à l’affranchissement par dictature14. »

Traduit de l'anglais par Delphine Wanes.

1
Douglas, Daniel, « Cigarettes », La Gerbe, no 3, 1918, p. 62-63, p. 63.  

2
Au sujet de l’influence d’Oscar Wilde sur Claude Cahun, voir Thynne, Lizzie, « “Surely You Are Not Claiming to Be More Homosexual than I?” Claude Cahun and Oscar Wilde », dans Bristow, Joseph (dir.), Oscar Wilde and Modern Culture: The Making of a Legend, Athens, Ohio University Press, 2008, p. 180-208. Sur Lord Arthur Douglas comme « mauvais homosexuel », voir Lemmey, Huw et Miller, Ben, Bad Gays: A Homosexual History, Londres et New York, Verso, 2022.

3
Groom, Amelia et Jacques, Juliet, Myself (For want of anything better), Paris, AWARE, 10 mars 2025. Enregistrement publié par AWARE le 2 avril 2025, YouTube, 1:16:44, https://www.youtube.com/watch?v=1w63zogTg-k&ab.

4
La série de huit photographies, non datée, est conservée au sein de la collection Claude Cahun par l’association Jersey Heritage. Chaque image de la série est accompagnée d’un court texte poétique de Cahun. Le couple réalise une autre série de photographies montrant Cahun promenée en laisse par un chat en 1953.

5
Haraway, Donna, « Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, vol. 14, no 3, 1988, p. 575-599.

6
Lorde, Audre, « Uses of the Erotic: The Erotic as Power », dans Sister Outsider: Essays and Speeches, Berkeley, Crossing Press, 2007, p. 53-59.

7
Hayward, Eva, « FINGERYEYES: Impressions of Cup Corals », Cultural Anthropology, vol. 25, no 4, 2010, p. 577-599.

8
Cahun, Claude, « Prenez garde aux objets domestiques », Cahiers d’art, 11e année, no 1-2 : L’Objet, 1936, p. 45-48.

9
Ibid.

10
Ibid.

11
Cahun, Claude, Les paris sont ouverts, Paris, Le Rayon blanc, 2025, p. 33.

12
Harris, Steven, « Coup d’œil », Oxford Art Journal, vol. 24, no 1, 2001, p. 89-111, p. 107.

13
Cahun, Claude, « Réunion de Contre-Attaque du 9 avril 1936 », dans Écrits, éd. François Leperlier, Paris, Jean-Michel Place, 2002, p. 563-564, p. 563.

14
Cahun, Claude, « Confidences au miroir », dans Écrits, op. cit., p. 573-626, p. 578–579.

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