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Parent-elles, compagne de, fille de, sœur de… : les femmes artistes au risque de la parentèle

Georgia O’Keeffe et Alfred Stieglitz : équilibre de la dépendance ou liaisons dangereuses ?

Marie Garraut

Résumé

Le nom de Georgia O’Keeffe est intimement lié à celui d’Alfred Stieglitz. De sa rencontre avec la jeune femme du Midwest en 1916 jusqu’à sa mort et au-delà, l’amant (passionné), le mentor (zélé), le photographe (inspiré), le mari (jaloux), le rival (hypocondriaque) de vingt-trois ans son aîné a servi à coup sûr à forger une mythologie O’Keeffe. Assez peu connu de ce côté de l’Atlantique, le lien complexe qui unit les deux artistes a passionné le public et les critiques américains. Comment la vie de Georgia s’est-elle construite en appui puis à distance tant géographique qu’affective de Stieglitz ? Le meilleur témoin de l’étroite implication des vies de Georgia et d’Alfred, est sans doute l’inépuisable et assidue correspondance qu’ils entretinrent quotidiennement entre 1916 et 1946. Stieglitz a trouvé en O’Keeffe l’incarnation littérale de l’aventure américaine qu’il appelait de ses vœux. Ambivalent, le rôle de Stieglitz n’en fut pas moins central. Point d’ancrage ou repoussoir, voire faire-valoir, il est, au même titre que l’espace américain, un moteur essentiel de la création de Georgia.

AWARE
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Le nom de Georgia O’Keeffe, systématiquement associé à une peinture de fleurs monumentales et suggestives, est aussi spontanément lié à celui d’Alfred Stieglitz. Seule la mort de ce dernier en 1946 pouvait mettre un terme à une relation protéiforme et féconde en matière de création plastique et de fantasmes en tous genres.
Bien qu’elle ait passionné la critique et le public américains, cette relation, contrôlée pour apparaître exceptionnelle à tous les niveaux, est assez peu connue de ce côté de l’Atlantique. Comment cette relation opportune – sinon opportuniste – s’est-elle forgée, et comment les rapports de force ont-ils évolué au fil du temps ? Il ne s’agit pas de prétendre ici qu’O’Keeffe n’aurait jamais existé sans lui, mais de montrer à l’inverse que Stieglitz a contribué et servi à coup sûr l’élaboration d’un mythe personnel intrinsèquement lié au mythe américain, au mythe d’un art proprement américain, que Georgia et Alfred appellent de leurs vœux sous le nom de The Great American Thing.

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Quand O’Keeffe le rencontre en 1916, Stieglitz est déjà un homme bien installé, de vingt-trois ans son aîné, marié, à la fois photographe (formé à Berlin) et galeriste réputé pour être la tête de pont de l’art moderne européen aux États-Unis. Il expose Rodin, Picabia, Duchamp, Picasso, Giacometti dans ses Little Galleries of Photo-Secession, devenues fameuses sous le nom de « galerie 291 ». Alors qu’il descend d’une famille d’immigrés allemands d’origine juive installée à New York, elle naît dans une famille nombreuse de paysans d’ascendance irlandaise, implantée dans le Midwest. Toute son œuvre se souviendra de cette enfance au grand air. C’est dans l’État de Virginie, où sa famille déménage à la suite de difficultés financières, que la jeune fille commence ses études d’art, avant d’intégrer la School of Art Institute de Chicago (1905-1906) puis, en 1907, la fameuse Art Students League où ont été formés de nombreux artistes.

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D’une certaine façon, Stieglitz a découvert l’œuvre avant de rencontrer la femme. « Enfin une femme sur le papier1 » seraient les mots – légendaires ? – qu’aurait prononcés Stieglitz lorsqu’Anita Pollitzer s’empressa de montrer au galeriste seize compositions abstraites au fusain de sa chère amie Georgia, contre la volonté expresse de cette dernière. De passage à New York au printemps 1916, O’Keeffe découvre ses œuvres exposées. Première rencontre, première exposition. La relation artistique et la relation amoureuse sont dès lors inextricables. La découverte de l’œuvre puis de la femme s’assortit pour le photographe de l’invention d’une muse. Entre 1918 et 1937, date à laquelle pour des raisons de santé il raccroche l’appareil photo, Stieglitz a pris plus de trois cents photos de Georgia. Il réalise de cette façon un portrait fragmenté, anatomiquement exhaustif. À côté des paysages de Lake George, des buildings new-yorkais ou des nuages, le corps de Georgia devient son sujet favori et sans conteste le plus incarné. Il suffit de regarder les portraits des mains de Georgia, de son visage, de son buste pour voir que la matérialité, la présence de la chair qui imprime la pellicule diffère en tout point des clichés éthérés des gratte-ciel de la ville et a fortiori des nuages. Comme en témoigne la correspondance qu’ils entretiennent quotidiennement entre 1916 et 1946, le désir de la photographier est à la mesure de son désir physique. « Comme je brûlais de vous photographier – les mains – la bouche — & les yeux – (…) et la gorge2 ».

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Après un âge d’or qui coïncide avec les Roaring Twenties3, et qui culmine en 1924 avec leur mariage et leur première (et seule) exposition commune, s’abat une grande dépression à partir de 1929. La relation d’O’Keeffe et de Stieglitz est étrangement calquée sur la santé de l’Amérique. Comme le révèle la correspondance entamée en 1916, les premières années se singularisent par une grande vitalité, tant physique qu’artistique. Le travail de l’un nourrit celui de l’autre. L’admiration est réciproque et le soutien inconditionnel – sous réserve toutefois d’exclusivité, tant amoureuse que professionnelle… Témoin de cet âge d’or, le vocabulaire employé par Stieglitz dans sa correspondance relève du merveilleux, de l’exceptionnel : « Vous êtes une femme vraiment, vraiment exceptionnelle – ce que vous m’avez donné – Je ne saurais le dire – mais c’est quelque chose de formidable – quelque chose de si surpuissant que j’ai la sensation d’avoir été propulsé d’un coup dans le ciel & d’avoir touché les étoiles4 ».

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De cette période bénie et prolifique, 1924 est le point culminant. Le divorce d’Alfred ayant enfin été prononcé, Georgia et lui se marient en décembre. 1924 marque aussi l’acmé de leur complicité artistique, lors d’une exposition commune aux Anderson Galleries. En regard de soixante et une de ses photos, « Stieglitz présente cinquante et une oeuvres récentes : huiles, aquarelles, pastels et dessins de Georgia O’Keeffe. Américaine5 ». Les correspondances, les échos que tissent ces œuvres mises en regard sont la traduction d’une communion physique et mentale. Quoiqu’assez dissemblables, elles abordent des thèmes communs et partagent surtout un certain lyrisme. Aérien pour lui, terrestre pour elle. 1924 marque également le début du craquèlement de ce couple mythique. La volonté d’indépendance de Georgia est perceptible dans sa façon même d’envisager le mariage6, de même que leur exposition commune demeure un hapax.

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Il a fallu à O’Keeffe plusieurs années pour accéder à la reconnaissance comme artiste et non plus seulement comme modèle du photographe. Le succès rencontré lors de l’exposition de ses portraits par Stieglitz dans la galerie est à double tranchant. Au parfum de scandale suscité par l’extra-conjugalité de cet amour dans une société puritaine, s’ajoute la crainte de la jeune femme que sa plastique occulte sa pratique. Ces photos à charge érotique reflètent la passion effrénée qui unit les deux artistes. La correspondance de cette époque est marquée par une omniprésence du corps. Désirant, souffrant. Sur cette question charnelle, Georgia est plus affranchie que Stieglitz des valeurs victoriennes héritées de la vieille Europe. Son ancrage viscéral à la terre fait d’elle une véritable incarnation. « Inutile de dire que c’est mon âme qui vous réclame – je sais pertinemment que c’est mon corps – mon sang – ma chair7 ».

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Stieglitz ne se contente pas de faire de Georgia un objet de désir public, elle qui en société affecte une figure plutôt austère. Alors qu’il est son premier soutien – à commencer par un soutien économique – Alfred emboîte le pas à tout une partie de la critique qui insiste sur le caractère féminin de l’oeuvre. Qu’est-ce à dire ? D’une part l’idée court que les sujets et leur traitement seraient le propre d’une femme. Cela concerne principalement les peintures de fleurs monumentales. D’autre part, une vision anthropomorphique – gynomorphique si l’on peut dire – projette sur le détail de la fleur une anatomie féminine. Georgia est blessée par le fait que son mentor ne se démarque pas de ces interprétations réductrices. L’émancipation du regard de Stieglitz ne pouvait passer que par un éloignement géographique. 1929 marque alors une rupture : la découverte du Nouveau Mexique signifie pour O’Keeffe le renouvellement de ses sujets et la création d’une nouvelle image, d’une persona.

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En réaction à la pesanteur d’une relation altérée par des difficultés financières, des problèmes de santé et une jalousie croissante, Georgia se construit une vie au désert. En même temps qu’elle se détourne de Stieglitz, elle délaisse le motif des fleurs, plantureuses et fécondes, pour des sujets arides. Croix, mesas, squelettes d’animaux du désert américain, chromatismes très contrastés, l’étrangeté de cette terre hostile et puissante est devenue pour miss O’Keeffe8, dès 1929, une source d’inspiration picturale paradoxalement intarissable. “I have tried to paint the Bone and the Blue9”, résume-t-elle.
Nul besoin de Stieglitz pour éprouver ce bonheur de l’enfantement esthétique.

Georgia O’Keeffe et Alfred Stieglitz : équilibre de la dépendance ou liaisons dangereuses ? - AWARE Artistes femmes / women artists

1. Georgia O’Keeffe, Cow’s Skull, Red, White and Blue, 1931, huile sur toile, 101,3 × 91,1 cm, Alfred Stieglitz Collection, 1952, New York, Metropolitan Museum of Art, © Georgia O’Keeffe Museum / ADAGP, Paris, Photo © The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN-Grand Palais / image of the MMA

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L’exil dans les terres du Grand Ouest marque un changement sinon d’identité, du moins de persona. L’ermite solitaire s’est frayé un chemin proprement américain, qu’un tableau résume parfaitement : Cow’s skull: Red, White and Blue, 193110. Cette toile aux couleurs du drapeau américain fait figure de manifeste dans sa quête d’américanité [ill. 1].

Georgia O’Keeffe et Alfred Stieglitz : équilibre de la dépendance ou liaisons dangereuses ? - AWARE Artistes femmes / women artists

2. Alfred Stieglitz, [photographie de Georgia O’Keeffe et Alfred Stieglitz s’embrassant à Lake George], 1929, tirage photographique noir et blanc, 11,5 × 9 cm sur feuille 27,9 × 21,6 cm, Yale Collection of American Literature, Beinecke Rare Book and Manuscript Library, © Beinecke Library, Yale University.

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Ambivalent, le rôle de Stieglitz n’en fut pas moins essentiel dans la construction de la carrière comme de la vie de Georgia [ill. 2]. Découvreur, mentor, marchand, amant possessif, figure paternelle, correspondant infatigable, Stieglitz fut un point d’ancrage, comme il devint à un moment donné une sorte de repoussoir.

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À l’image de la Mexicaine Frida Kahlo – elles ont en commun l’Amérique – Georgia a construit tout au long de sa vie une légende personnelle, construite au gré de son imagination, des événements de sa vie, de ses expériences visuelles. Si Georgia et Alfred affichaient au commencement la même volonté de réaliser le grand oeuvre américain, c’est elle qui réussit à l’incarner. Quoi qu’il prétende et bien qu’il s’en défende, Stieglitz est demeuré profondément européen.
O’Keeffe déclarait ainsi dans les années 1970 :

« C’est primordial de sentir l’Amérique, de vivre l’Amérique, d’aimer l’Amérique, avant de se mettre au travail (…) je crois que j’ai réalisé quelque chose de plutôt unique en mon temps et que je suis une des rares à avoir donné à mon pays une voix qui lui est propre11. »

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Ancienne élève de l’École normale supérieure et agrégée de lettres modernes, Marie Garraut est historienne de l’art. Chargée de cours à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, enseignante invitée à Boston College, elle a été l’assistante des peintres François Rouan et Yan Pei-Ming. Elle traduit actuellement la correspondance de Georgia O’Keeffe avec Alfred Stieglitz et prépare une monographie en français sur l’artiste américaine.

1
Finally a woman on paper”, mots que l’on attribue à Anita Pollitzer.

2
How I wanted to photograph you – the hands – the mouth – & eyes – (…) and the throat”,
Alfred Stieglitz, New York City, 1er juin 1917, dans Sarah Greenough, My Faraway One. Selected Letters of Georgia O’Keeffe and Alfred Stieglitz, vol. I, 1915-1933, New Haven, Londres, Yale University Press, 2011, p. 150. Les extraits de lettres en français qui figurent dans ce texte sont une traduction personnelle de l’auteur.

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Équivalent des années folles en France.

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You are a very, very great Woman – You have given me – I can’t tell you what it is – but it is something tremendous – something so overpowering that I feel as if I had shot up suddenly into the skies & touched the stars”, Alfred Stieglitz, New York City, 4 novembre 1916, dans Sarah Greenough, op. cit., 2011, p. 60.

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Ainsi s’intitule l’exposition : Alfred Stieglitz Presents Fifty-One Recent Pictures: Oils, Water-colors, Pastels, Drawings, by Georgia O’Keeffe, American.

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Georgia O’Keeffe n’a jamais voulu prendre le nom de son mari d’une part, et a d’autre part souhaité une cérémonie dénuée de tout rite.

7
It’s no use to say it’s my soul crying for you – I know good and well that it is my body – my blood – my flesh –”. Georgia O’Keffe, York Beach, Maine, 16 mai 1922, dans Sarah Greenough, op. cit., 2011, p. 334.

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Ainsi que l’appellent ses voisins au Nouveau-Mexique, alors qu’elle devient une personnalité éminente dans ce contexte.

9
« J’ai tâché de peindre les os et le ciel ». Brochure éditée à l’occasion de l’exposition Georgia O’Keeffe : Paintings, 1943 à la galerie An American Place (11 janvier-11 mars 1944).

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Collection Stieglitz, Metropolitan Museum of Art, New York.

11
It is necessary to feel America, live America, love America and then work. […] I think that I have done something rather unique in my time and that I am one of the few who gives our country any voice of its own”, cité dans Sharyn Rohlfsen Udall, Carr, O’Keeffe, Kahlo: Places of their own, New Haven, Yale University Press, 2000, p. 47.

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